Le graphite
Comment signe-t-on les condamnations à mort : à l’encre chimique, à l’encre de Chine des passeports, à l’encre des stylos à bille ou à l’alizarine diluée de sang humain ? On peut être sûr qu’aucune condamnation à mort n’est signée avec un simple crayon.
Dans la taïga, nous n’avons pas besoin d’encre. La pluie, les larmes et le sang feraient fondre n’importe quelle encre, n’importe quel trait de crayon chimique. On n’a pas le droit d’en envoyer dans les colis et ces crayons sont confisqués lors des fouilles. Il y a deux raisons à cela. Premièrement, le détenu pourrait contrefaire un document. Deuxièmement, ce genre de crayon, c’est de la peinture typographique pour préparer les cartes des truands, les « lavis[1] », et par conséquent… On n’autorise que le crayon noir, le simple graphite. À la Kolyma, le graphite a une responsabilité extraordinaire.
Quand les cartographes ont fini de parler au ciel, de s’agripper au ciel étoilé, de scruter le soleil, ils ont fixé un point d’appui sur notre terre. Au-dessus de ce point d’appui – une plaque de marbre encastrée dans le rocher, au sommet de la montagne, au sommet de la roche –, ils ont fixé un trépied, un signal en rondins. Ce trépied marque un endroit précis de la carte et, partant de cette carte, de la montagne et du trépied, sur les gorges et les vallées encaissées, à travers les clairières, les terres désertiques et les marais clairsemés, s’étire un fil invisible : le filet invisible des méridiens et des parallèles. Dans la taïga touffue, on pratique des percées : toute encoche, tout repère est pris dans le croisement des fils du niveau à lunette, du théodolite. La terre, la taïga sont mesurées et nous progressons en trouvant sur les encoches fraîches les traces du cartographe, du topographe, de l’arpenteur de la taïga – le simple graphite noir.
La taïga de la Kolyma est quadrillée par les percées des topographes. Pourtant, il n’y en a que dans les bois qui entourent les bourgs, « la production ». Les terres désertiques, les clairières, les régions clairsemées de la toundra coupée de forêts ainsi que les sommets nus des monts ne sont parcourus que de lignes aériennes, de lignes imaginaires. Car il n’y a pas un seul arbre pour y marquer un raccordement, il n’y a pas de repères sûrs. On met des repères sur les rochers, dans les lits des torrents, au sommet des montagnes dénudées. Et, à partir de ces appuis sûrs, bibliques, on mesure la taïga, la Kolyma, la prison. Des encoches sur les arbres naissent des réseaux de laies à partir desquels on voit et on comptabilise la taïga, en un entrelacs de fils, dans la lunette du théodolite.
Oui, pour écrire sur les encoches, on ne peut utiliser qu’un simple crayon noir. Pas un crayon chimique.
L’encre chimique est bue, dissoute par la sève des arbres, elle est vite effacée par la pluie, la rosée, le brouillard et la neige. Le crayon artificiel, chimique, ne vaut rien pour inscrire l’éternité, l’immortalité. Mais le graphite, c’est du carbone qui a été soumis à d’énormes pressions pendant des millions d’années, transformé, quand ce n’est pas en houille ou en diamant, en cette matière bien plus précieuse que le diamant : en crayon, en graphite capable de noter tout ce qu’il sait et qu’il a vu… En un miracle plus grand que le diamant, quoique la nature chimique du graphite et du diamant soit la même.
Une instruction n’interdit pas seulement aux topographes d’utiliser les stylos à encre pour marquer les repères sur les encoches. Toute légende ou brouillon de légende de tout relevé à vue exigent le graphite pour être immortels. Une légende, pour être immortelle, exige le graphite. Le graphite, c’est la nature, il participe au cycle terrestre et, parfois, il se défend mieux contre le temps que la pierre. Les pluies, les rafales de vent, les vagues des rivières finissent par détruire les montagnes calcaires, mais le jeune mélèze – il n’a que deux cents ans et toute la vie devant lui – garde sur son entaille le repère chiffré qui lie le mystère biblique au monde contemporain.
Le chiffre, le repère, se fait sur une encoche fraîche, sur la plaie où suinte la sève, sur l’arbre dont la résine s’écoule comme des larmes.
Dans la taïga, on ne peut écrire qu’au graphite. Les topographes ont toujours dans les poches de leurs blousons matelassés, de leurs douillettes, de leurs vareuses, de leurs pantalons ou de leurs pelisses, des bouts, des morceaux de crayons de graphite.
Du papier, un carnet de notes, une planche pliable, un cahier, et voilà que l’arbre est entaillé.
Le papier, c’est un des masques, une des métamorphoses du bois en diamant et graphite. Le graphite, c’est l’éternité. La plus grande dureté devenue la plus grande mollesse. Elle est éternelle, la trace laissée dans la taïga par un crayon de graphite.
On entaille l’arbre avec beaucoup de précautions. On fait deux traits de scie dans le tronc du mélèze, au niveau de la ceinture et, du coin de la hache, on soulève le bois encore vivant afin de laisser une place pour l’inscription. Cela forme un toit, une petite maison, une planche propre avec un abri contre la pluie, qui est prête à garder l’inscription à jamais, presque à jamais, jusqu’à la fin des six cents années de vie du mélèze.
Le corps blessé du mélèze ressemble à une icône miraculeuse, c’est Notre-Dame de la Tchoukotka, la Vierge Marie de la Kolyma qui attend un miracle, qui est elle-même un miracle.
L’odeur fine, légère de la résine, l’odeur de la sève du mélèze, l’odeur du sang répandu par la hache de l’homme, on la respire comme une lointaine odeur de l’enfance, une odeur de benjoin.
Le chiffre est marqué ; le mélèze blessé, brûlé par les vents et le soleil, garde ce jalon qui va dans le monde en partant du fin fond de la taïga, par une percée, jusqu’au trépied le plus proche, jusqu’au trépied de cartographe sur le sommet de la montagne ; en dessous du trépied, une fosse comblée de pierres dissimule la plaque de marbre où on a gravé les véritables longitude et latitude. Cette inscription-là n’est absolument pas faite au crayon de graphite. Tout au long des milliers de fils qui partent de ce trépied, allant d’encoche en encoche, nous regagnons notre monde afin de toujours nous rappeler la vie. Le travail de topographe, c’est un travail de vie.
Mais à la Kolyma il n’y a pas que le topographe qui a l’obligation d’utiliser le crayon de graphite.
Outre le travail de vie, il y a aussi le travail de mort où le crayon chimique est également interdit. L’instruction des « archives numéro 3 » – c’est ainsi qu’on nomme le département chargé de l’enregistrement des décès de détenus dans les camps – stipule que : « au genou gauche du cadavre, il faut attacher une plaque en bois portant le numéro du dossier pénitentiaire ». Ce numéro doit être inscrit avec un simple crayon de graphite, pas un crayon chimique. Là aussi, le crayon artificiel empêche l’immortalité.
Pourquoi aurait-on prévu l’exhumation ? la résurrection ? le transfert des dépouilles ? Comme si on manquait de fosses communes anonymes à la Kolyma, des fosses où on a jeté les corps sans aucune plaque. Mais une instruction, c’est une instruction. Théoriquement, tous les hôtes du permafrost sont immortels et prêts à nous revenir afin que nous ôtions la plaque de leur genou gauche et que nous reconnaissions nos amis et nos parents.
À la seule condition que, sur cette plaque, on ait noté le numéro au simple crayon noir. Le numéro du dossier pénitentiaire ne sera alors effacé ni par les pluies ni par les rivières souterraines ; les eaux de la fonte des neiges n’atteignent pas la glace du permafrost qui cède parfois à la chaleur de l’été et révèle ses secrets souterrains – une partie seulement de ses secrets.
Le dossier, le formulaire, c’est le passeport du détenu, avec des photos de face et de profil, les empreintes des dix doigts des deux mains et la mention des signes particuliers. Le préposé à l’enregistrement, l’employé des « archives numéro 3 », doit dresser un procès-verbal du décès en cinq exemplaires avec les empreintes de tous les doigts, et y indiquer si les dents en or ont été arrachées. Pour les dents en or, on rédige un procès-verbal à part. Il en a toujours été ainsi dans les camps depuis des temps immémoriaux et, à la Kolyma, nul n’a été surpris en apprenant qu’on arrachait les dents en or en Allemagne.
Les États ne veulent pas perdre l’or des cadavres. Depuis la nuit des temps, les administrations des prisons et des camps ont inventorié les dents en or arrachées. L’année 1937 a amené dans les prisons et au camp de nombreuses personnes avec des couronnes en or. Pour ceux qui sont morts dans les fronts de taille de la Kolyma – ils n’y ont pas vécu bien longtemps –, leurs dents, arrachées après leur mort, furent le seul or qu’ils aient fourni à l’État dans les tailles aurifères de la Kolyma. Au poids, ces prothèses contenaient plus d’or que tout ce que ces gens ont extrait, à force de creuser, de ratisser et de piocher, pendant leur courte vie dans les fronts de taille de la Kolyma.
Les doigts du cadavre doivent être colorés à l’encre d’imprimerie et tous les préposés à l’enregistrement en ont une réserve – on en consomme beaucoup.
Aussi coupe-t-on les mains des fuyards abattus, afin de ne pas avoir à transporter le corps pour l’identification : il est bien plus commode de transporter deux mains humaines dans une sacoche militaire que de traîner le corps, le cadavre. La plaque au pied, c’est une marque de culture. Andreï Bogolioubski[2] n’en avait pas : il a fallu l’identifier d’après ses os, se rappeler les calculs de Bertillon[3].
Nous croyons en la dactyloscopie : ce procédé ne nous a jamais trahis malgré toutes les façons dont les truands ont estropié l’extrémité de leurs doigts en les brûlant au feu ou à l’acide, en les abîmant au couteau. La dactyloscopie ne nous a jamais trahis car, des doigts, on en a dix, et aucun truand n’a jamais pu se résoudre à les brûler tous les dix.
Nous ne croyons pas en Bertillon, nous ne faisons pas confiance au chef de la police judiciaire française, au père du principe anthropologique en criminologie où on établit l’identité par une série de mensurations, de corrélations entre les parties du corps. Les découvertes de Bertillon ne peuvent servir qu’aux artistes, aux peintres – la distance qu’il y a entre le bout du nez et le lobe de l’oreille ne nous apporte rien.
Nous croyons en la dactyloscopie. Imprimer ses empreintes, « jouer du piano », tout le monde sait le faire. En 1937, quand on rafla tous ceux qui avaient déjà un dossier, chacun mit ses doigts habitués d’un geste automatique dans les mains expertes du fonctionnaire de la prison.
Ces empreintes sont conservées à jamais dans le dossier pénitentiaire. La plaque avec le numéro du dossier garde, non seulement le lieu de la mort, mais aussi son secret. C’est au graphite que le numéro est inscrit sur la plaque.
Le cartographe qui fraie de nouvelles voies sur la terre, de nouveaux chemins pour les hommes, et le fossoyeur qui veille au bon déroulement de la mise en terre, à la bonne application de la loi sur les morts, doivent utiliser tous deux un seul et même objet : un crayon noir en graphite.
1967