Croix-Rouge
La vie du camp est organisée de façon telle que seul un membre du corps médical peut apporter une aide réelle et authentique au détenu. Protéger le travail, c’est protéger la santé, et protéger la santé, c’est protéger la vie. Il y a le directeur du camp et les surveillants qui sont sous ses ordres, le chef de la garde avec son détachement de soldats d’escorte, le chef de la section locale du MVD avec tout son appareil d’instruction, l’activiste préposé à l’éducation au camp, c’est-à-dire le chef de la section culturelle et éducative avec tous ses inspecteurs, la direction du camp comprend tant de monde. L’application du régime est laissée au bon ou au mauvais vouloir de ces gens. Pour les détenus, ils sont tous le symbole de l’oppression, de la contrainte. Ces gens obligent le détenu à travailler, ils le surveillent de jour comme de nuit pour l’empêcher de s’enfuir, ils veillent à ce qu’il ne mange ni ne boive un gramme de trop. Tous, ils répètent tous les jours et à toute heure : « Vas-y ! Travaille ! »
Il n’est qu’un homme au camp qui ne dise pas au détenu ces mots terribles, assommants, exécrés. C’est le médecin. Lui, il dit tout autre chose : « Repose-toi, tu es fatigué, tu ne travailleras pas demain, tu es malade. » Seul le médecin n’envoie pas tous les jours le détenu dans l’obscurité laiteuse de l’hiver, au chantier d’abattage pierreux et gelé pour de longues heures. Le médecin, de par sa fonction, est le défenseur du détenu, il protège le prisonnier de l’arbitraire des chefs, du zèle démesuré des vétérans de l’administration du camp.
En d’autres temps, on pouvait voir sur les murs des baraques des camps de grandes annonces imprimées : « Droits et devoirs du détenu. » Il y avait là beaucoup de devoirs et peu de droits : « le droit » de présenter des requêtes à la direction, du moment qu’elles n’étaient pas collectives… le « droit » d’écrire des lettres à ses parents, en passant par les censeurs du camp… le « droit » à l’aide médicale.
Ce dernier droit était extrêmement important, bien qu’on soignât la dysenterie dans de nombreuses infirmeries de gisements avec une solution de permanganate de potassium et qu’on badigeonnât de la même solution, mais plus concentrée, les plaies suppurantes et les gelures.
Le médecin a officiellement le droit de dispenser le détenu de travail en consignant sa décision dans un registre ; il peut l’hospitaliser, l’envoyer dans un poste de rétablissement, lui augmenter sa ration alimentaire. Surtout, et c’est là l’essentiel, dans un camp de travail, le médecin détermine la catégorie de travail, l’aptitude au travail selon laquelle on fixe la norme. Le médecin peut même proposer qu’on libère un détenu : pour invalidité, selon le fameux article 458. Personne n’a le droit d’obliger un homme dispensé de travail pour maladie à travailler : le médecin n’est pas contrôlé dans son activité. Seuls des médecins d’un rang supérieur peuvent le faire. Le médecin n’est subordonné à personne dans son activité médicale.
Il faut aussi rappeler que le médecin doit contrôler les aliments que l’on met dans le chaudron et qu’il surveille la qualité de la nourriture préparée.
L’unique défenseur du détenu, son seul défenseur véritable, est le médecin du camp. Il a un très grand pouvoir, car personne parmi les autorités du camp n’a le droit de contrôler l’activité d’un spécialiste. Si le médecin a fait un diagnostic erroné ou de mauvaise foi, seul un membre du corps médical, de rang égal ou supérieur, un spécialiste comme lui, peut le dire. Les chefs des camps ont presque toujours été en guerre avec leurs médecins : leurs tâches respectives les opposent l’un à l’autre. Le chef voudrait que le groupe V (provisoirement dispensé de travail pour raison médicale) soit réduit au minimum pour que le camp envoie un maximum de gens au travail. Quant au médecin, il voit que les frontières entre le bien et le mal sont depuis longtemps franchies, que les détenus qui vont travailler sont malades, épuisés, à bout de forces, et qu’ils ont le droit d’être dispensés de travail en bien plus grand nombre que ne le pense la direction.
Un médecin au caractère suffisamment ferme pouvait réussir à imposer son avis. Aucun chef de camp n’aurait jamais envoyé un homme au travail sans l’autorisation du médecin.
Le médecin pouvait sauver le détenu d’une tâche pénible : tous les détenus sont divisés, comme des chevaux, en catégories de travail. Ces groupes – il y en avait quatre, trois ou cinq – étaient dénommés catégories, bien que ce terme vînt, semble-t-il, du dictionnaire philosophique. C’est une des finesses ou, plutôt, une des grimaces de la vie.
Affecter un détenu à la catégorie de travail léger revenait souvent à le sauver de la mort. Le plus triste de tout, c’était que les hommes qui s’efforçaient d’obtenir cette catégorie et tentaient de tromper le médecin étaient en réalité bien plus gravement malades qu’ils ne croyaient l’être.
Le médecin pouvait prescrire le repos, l’hospitalisation, il pouvait même « verbaliser », c’est-à-dire dresser un procès-verbal d’invalidité, et alors le détenu était proposé pour un envoi sur le continent. Il est vrai que ni la place à l’hôpital ni le procès-verbal de la commission médicale ne dépendaient du médecin qui avait donné la feuille de route, mais l’essentiel était d’avoir entamé la procédure.
Tout cela, ainsi que bien d’autres détails accessoires, quotidiens, fut parfaitement compris et mis à profit par les truands. Le code moral des voleurs prévoyait une attitude spéciale à l’égard des médecins. Le mythe de la « Croix-Rouge » entra dans le monde des prisons et des camps, en même temps que la légende de la « ration de prison[63] » et celle du « voleur-gentleman ». « Croix-Rouge » est un terme des truands et je redoublais immédiatement d’attention dès que je l’entendais prononcer.
Les truands témoignaient ostensiblement leur respect aux membres du corps médical, ils leur promettaient un soutien en toute situation et, dans le vaste univers des caves et des péquenots, ils réservaient un traitement privilégié aux médecins.
On racontait une fable qui circule toujours dans les camps d’aujourd’hui : l’histoire d’un médecin qui avait été dépouillé par de petits malfaiteurs, des « morveux », et à qui les gros voleurs avaient, après enquête, restitué avec leurs excuses les objets volés, dont une « Bréguet-Bourret[64] », s’il vous plaît.
Effectivement, les truands ne volaient pas les médecins ou s’efforçaient de ne pas le faire. Ils leur faisaient des cadeaux : des objets ou de l’argent si c’étaient des médecins « libres ». Ils les suppliaient ou les menaçaient d’assassinat quand c’étaient des détenus. Ils encensaient les médecins qui avaient aidé un des leurs.
Avoir un médecin dans sa poche, c’était le rêve de toute bande de truands. Un criminel pouvait être grossier et insolent avec n’importe quel chef (dans certaines circonstances, il se devait même d’en faire trop : le chic, la pose l’exigeaient), mais devant le médecin il multipliait les courbettes, devenait quelquefois servile et ne se permettait pas un mot grossier, tant qu’il ne se rendait pas compte que celui-ci ne le croyait pas et n’avait l’intention d’accéder à ses exigences impudentes.
Selon la rumeur, aucun membre du corps médical n’avait besoin de se préoccuper de son destin au camp : les truands l’aideraient matériellement et moralement. L’aide matérielle, c’était des « pelures » et des « futals » volés ; quant à l’aide morale, le truand honorait le médecin de sa conversation, de sa visite et de sa bienveillance.
Pour cela, il suffisait de peu : hospitaliser un pédéraste assassin et maître chanteur à la place d’un cave malade, épuisé par un travail au-dessus de ses forces, par le manque de sommeil et les coups. L’hospitaliser et le garder à l’hôpital tant qu’il ne daignerait pas sortir lui-même.
Il suffisait de peu : dispenser régulièrement de travail les truands pour qu’ils puissent se la couler douce.
Envoyer les truands avec une feuille de route médicale dans d’autres hôpitaux si une importante affaire de truands l’exigeait.
Couvrir les truands simulateurs – or ils le sont tous et ils aggravent toujours exprès leurs symptômes avec d’éternels faux ulcères trophiques aux genoux ou des blessures légères, mais très impressionnantes sur le ventre, etc.
Offrir aux truands des « petits cachets », de la codéine ou de la caféine, c’est-à-dire détourner toute la réserve de narcotiques et d’infusions alcoolisées au profit des bienfaiteurs.
Pendant plusieurs années successives, j’ai travaillé à l’accueil des groupes qu’on envoyait au grand hôpital du camp : les simulateurs munis de feuilles de route médicales étaient à cent pour cent des voleurs. Ou bien ils achetaient le médecin local, ou bien ils lui faisaient peur, et celui-ci établissait un acte médical qui était un faux.
Mais fréquemment, il s’agissait d’autre chose : le médecin local ou le chef de camp concerné, désireux de se débarrasser d’un élément dangereux et insupportable de leur secteur, expédiait un truand à l’hôpital dans l’espoir que, même s’il ne disparaissait pas complètement, un certain répit leur serait accordé.
Si le médecin avait été acheté, c’était mal, vraiment mal. Mais si on lui avait fait peur, alors c’était excusable, car les menaces des truands n’étaient pas des mots en l’air. On avait envoyé au poste médical du gisement Spokoïny, où il y avait beaucoup de truands, un jeune médecin de l’hôpital du nom de Sourovoï qui avait terminé depuis peu ses études à la Faculté de médecine de Moscou et qui était surtout, il faut le souligner, un prisonnier de fraîche date. Ses amis avaient essayé de le dissuader d’y aller : on avait le droit de refuser, d’aller aux travaux généraux et de ne pas prendre un travail dont le danger était évident. Mais Sourovoï était arrivé à l’hôpital après avoir goûté des travaux généraux, il avait peur d’y retourner et il accepta de partir pour le gisement et d’y exercer son métier. La direction lui donna des instructions, mais elle ne lui prodigua pas de conseils sur la conduite à tenir. On lui interdit formellement d’envoyer à l’hôpital des voleurs en bonne santé. Au bout d’un mois, il fut tué en pleine consultation : on dénombra cinquante-deux coups de couteau sur son corps.
Dans la zone féminine d’un autre gisement, Chitsel, une femme médecin d’âge mûr, fut tuée à coups de hache par sa propre aide-soignante, « Miette », qui faisait partie de la pègre et avait exécuté une « sentence » prononcée par les truands.
Telle était la réalité de la « Croix-Rouge » lorsque les médecins n’étaient pas complaisants et n’acceptaient pas de pots-de-vin.
Des médecins naïfs cherchaient des explications aux contradictions auprès des idéologues du monde de la pègre. Un de ces philosophes-meneurs était alors hospitalisé en chirurgie. Deux mois auparavant, il se trouvait dans un isolateur et, désireux d’en sortir, il avait eu recours à un procédé classique et infaillible, mais non sans danger : il s’était mis de la poudre de crayon chimique dans les yeux, dans les deux, pour plus de sûreté. Cette fois-ci, les secours avaient tardé et le truand était devenu aveugle : il était enregistré à l’hôpital en tant qu’invalide en attente de son départ pour le continent. Mais tout comme le fameux Sir Williams de Rocambole, même aveugle, il participait à l’élaboration de plans criminels et, dans les tribunaux d’honneur, il était carrément considéré comme une autorité indiscutable. Lorsqu’un médecin l’interrogea sur la « Croix-Rouge » et l’assassinat des docteurs sur les gisements, assassinats perpétrés par les truands, Sir Williams répondit, en mouillant les voyelles après les chuintantes comme le font tous les truands : « Il y a des circonstances dans la vie où la loi ne s’applique pas. » C’était un dialecticien, Sir Williams.
Dans ses Souvenirs de la maison des morts, Dostoïevski note avec attendrissement les gestes des malheureux qui se conduisent comme de grands enfants, s’intéressent au théâtre et se disputent entre eux comme des gamins, sans aucune colère. Dostoïevski n’a pas rencontré ni connu de gens appartenant au véritable monde de la pègre. Il ne se serait pas permis d’exprimer la moindre compassion à l’égard de ce monde.
Les crimes des voleurs sont innombrables dans les camps. Les malheureux, ce sont ceux qui travaillent et auxquels le truand prend jusqu’au dernier chiffon, jusqu’au dernier sou ; et les travailleurs ont peur de se plaindre parce qu’ils se rendent compte que le truand est plus fort que la direction. Le truand frappe le travailleur et l’oblige à travailler : des dizaines de milliers de gens ont été battus à mort par des voleurs. Et des centaines de milliers de gens qui ont connu la détention ont été corrompus par l’« idéologie » criminelle et ont cessé d’être des hommes. Quelque chose de criminel s’est ancré pour toujours dans leur âme : les truands et leur code moral leur ont laissé à tous une marque indélébile.
Le chef est grossier et cruel, l’éducateur est un menteur et le médecin est malhonnête ; mais tout cela n’est rien à côté de la force de dépravation du monde de la pègre. Les premiers sont encore des hommes et, qu’ils le veuillent ou non, quelque chose d’humain arrive encore à transparaître en eux. Les truands, eux, ne sont pas des hommes.
L’influence de leur morale sur la vie du camp est totale et sans limites. Le camp est définitivement une école négative de la vie. Personne n’en retiendra jamais rien d’utile ou de nécessaire, ni le détenu lui-même, ni ses chefs, ni son escorte, ni ses témoins involontaires (ingénieurs, géologues, médecins) ni les autorités, ni les subordonnés.
Chaque instant de la vie des camps est un instant empoisonné.
Il y a là beaucoup de choses que l’homme ne devrait ni voir ni connaître ; et s’il les a vues, il vaudrait mieux pour lui qu’il meure.
Le détenu y apprend à exécrer le travail ; il ne peut d’ailleurs y apprendre rien d’autre.
Il y apprend la flagornerie, le mensonge, les petites et les grandes lâchetés ; il devient égoïste.
Lorsqu’il recouvre la liberté, il s’aperçoit que non seulement il n’a pas progressé pendant sa détention au camp mais qu’au contraire ses centres d’intérêt se sont rétrécis, sont devenus pauvres et primitifs.
Les barrières morales ont été repoussées hors de sa vue.
Il découvre qu’on peut commettre des lâchetés et vivre.
On peut mentir et vivre.
On peut promettre, ne pas tenir ses promesses et vivre.
On peut boire l’argent d’un camarade.
On peut demander la charité et vivre ! Mendier et vivre !
Il découvre qu’un homme qui a commis une vilenie ne meurt pas.
Il s’habitue à la fainéantise, à la tromperie et à l’agressivité contre tous et tout. Il accuse le monde entier en pleurant sur son sort.
Il attache beaucoup trop de valeur à ses propres souffrances en oubliant que chacun a sa part de malheur. Il n’est plus capable de compatir au malheur d’autrui, il l’ignore tout simplement, refuse de le comprendre.
Le scepticisme, passe encore : à tout prendre, c’est un des meilleurs héritages du camp.
Il apprend à détester les gens.
Il a peur, c’est un poltron. Il a peur que les événements qu’il a connus ne se reproduisent : il a peur des dénonciations, des voisins, de tout ce que l’homme ne devrait pas craindre.
Il est écrasé moralement, ses conceptions éthiques se sont modifiées sans qu’il s’en rende compte.
Au camp, le chef s’habitue à un pouvoir pratiquement sans contrôle sur les prisonniers ; il s’habitue à se considérer comme un dieu, comme le seul représentant omnipotent du pouvoir, comme un homme de race supérieure.
Le soldat d’escorte qui a tenu plusieurs fois entre ses mains la vie des gens et qui a souvent tué ceux qui étaient sortis de la zone, que va-t-il raconter à sa fiancée sur son travail dans l’Extrême-Nord ? Qu’il frappait à coups de crosse des vieillards affamés qui n’arrivaient pas à avancer ?
Le jeune paysan s’aperçoit, en détention, que les ourki sont les seuls à vivre à peu près convenablement dans cet enfer, qu’ils sont les seuls dont on tienne compte et que la direction toute-puissante les craint. Ils sont toujours bien habillés, repus, et se soutiennent entre eux.
Le paysan se prend à réfléchir. Il commence à se dire que la vérité, au camp, est du côté des truands, et que la voie du salut réel passe par l’imitation de leur comportement. Il y a donc des hommes qui peuvent vivre même dans les pires bas-fonds. Et le paysan commence à se comporter, à agir comme les truands. Il acquiesce au moindre de leurs mots, il est prêt à exécuter toutes leurs commissions et il parle d’eux avec effroi et vénération. Il s’empresse d’orner son vocabulaire de mots d’argot. Aucun être de sexe masculin ou féminin, détenu ou libre, qui a séjourné à la Kolyma, n’est resté à l’abri de ces mots d’argot.
Ces mots sont du poison qui se glisse dans l’âme humaine, et c’est précisément par la maîtrise du parler des truands que commence le rapprochement entre le cave et le monde de la pègre.
L’intellectuel détenu est écrasé par le camp. Tout ce qui lui était cher est réduit en cendres, et la civilisation et la culture s’envolent en un temps record qui se compte en semaines.
Dans une discussion, l’argument c’est le poing, le bâton ; la méthode de contrainte, c’est la crosse, un coup en pleine figure.
L’intellectuel devient un poltron et son propre cerveau lui souffle des alibis. Il peut se persuader de commettre n’importe quoi, rallier n’importe quel camp dans une dispute. Il voit dans le monde de la pègre une « école de la vie », des « combattants pour les droits du peuple ».
Une beigne, un coup, font de l’intellectuel le domestique docile de n’importe quel Sénietchka ou Kostietchka.
La force physique devient la force morale.
L’intellectuel est terrorisé à jamais. Son esprit est brisé. Sa terreur, son esprit brisé, il les emporte dans la vie en liberté.
Les ingénieurs, les géologues et les médecins qui sont venus à la Kolyma sur contrat avec le Dalstroï se dépravent rapidement : la « grosse galette », la loi de la jungle, le travail d’esclave qu’il est si facile et si avantageux d’utiliser, le rétrécissement des intérêts culturels, tout cela corrompt et déprave. Un homme qui a longtemps travaillé dans un camp ne s’en retourne pas sur le continent : là-bas, il ne vaut pas un sou et il s’est habitué à une vie luxueuse, aisée. C’est cette corruption qu’on nomme en littérature « l’appel du Grand Nord ».
Le monde des truands, des criminels récidivistes est responsable, pour une large part, de cette dépravation, car toute la vie de la Kolyma se ressent de leurs goûts et de leurs habitudes.
1959