Le colis

On distribuait les colis au poste de garde. Les chefs de brigade certifiaient l’identité des bénéficiaires. Les caisses se brisaient en craquant comme seul le contre-plaqué sait le faire. Pas comme les arbres d’ici, qui n’avaient pas la même voix, pas le même cri. Derrière une barrière de bancs, des hommes aux mains propres, à l’uniforme exagérément soigné, ouvraient les colis, les vérifiaient, les secouaient et les distribuaient. Les caisses, qui tenaient à peine après un voyage de plusieurs mois, tombaient à terre, se brisaient, jetées par des mains expertes. Des morceaux de sucre, des fruits secs, de l’oignon pourri et des paquets froissés de gros gris s’éparpillaient au sol. Personne ne ramassait ce qui était tombé. Les propriétaires des colis ne protestaient pas : le simple fait d’en recevoir un tenait du plus grand des miracles.

Près du poste de garde, se tenaient des soldats d’escorte, le fusil à la main : des silhouettes indistinctes se mouvaient dans la brume hivernale laiteuse.

Debout près du mur, j’attendais mon tour. Tiens, ces morceaux bleuâtres, ce n’était pas de la glace, c’était du sucre. Du sucre ! Du sucre ! Encore une heure et j’aurais moi-même ces morceaux entre les mains. Et ils ne fondraient pas. Ils ne fondraient que dans la bouche. Un aussi gros morceau me suffirait pour deux, pour trois mois.

Et du gros gris ! Du gros gris bien à moi. Du gros gris du continent, de l’Écureuil de Iaroslavl ou du Krementchoug numéro 2. J’allais fumer, j’en offrirais à tous, tous, tous sans exception, mais d’abord à tous ceux dont j’avais fini les mégots cette année. Du gros gris du continent[4] ! Car on nous donnait des rations de tabac destinées aux militaires, dont la date de péremption avait été dépassée ; une entreprise à grande échelle : on envoyait au camp tous les produits périmés. Mais moi, là, j’allais fumer du vrai gros gris. Car enfin, si ma femme ne savait pas qu’il fallait envoyer du gros gris des plus forts, quelqu’un le lui aurait bien soufflé.

— Nom ?

Le colis se fendit et des pruneaux, des fruits semblables à du cuir, s’échappèrent de la caisse. Mais où était le sucre ? Et même pour les pruneaux, il n’y en avait que deux ou trois poignées…

— Pour toi, c’est des bottes ! Des bottes d’aviateur ! Ha, ha, ha ! Avec des semelles en caoutchouc ! Ha, ha, ha ! Comme celles du chef du gisement ! Tiens, attrape.

Je restai figé sur place, complètement désorienté. Qu’avais-je à faire d’une paire de bottes ? Ici, des bottes, on ne pouvait en mettre que les jours de fête et il n’y avait pas de fêtes. Si, au moins, c’étaient des bottes en peau de renne – des torbazy – ou de simples bottes de feutre. Des bottes d’aviateur, c’était trop luxueux… ça n’allait pas. En outre…

— Écoute un peu…

Je sentis une main me toucher l’épaule.

Je me retournai de façon à ne pas perdre de vue les bottes, la caisse où il restait un peu de pruneaux au fond, et les gradés, et le visage de l’homme qui m’avait pris par l’épaule. C’était Andreï Boïko, notre surveillant de gisement.

Il me dit rapidement dans un souffle :

— Vends-moi ces bottes. Je te donnerai de l’argent. Cent roubles. Tu sais bien que tu n’arriveras jamais à les rapporter à la baraque : ils te les prendront, te les arracheront, eux – et Boïko montra la brume laiteuse du doigt. D’ailleurs, on te les volera aussi à la baraque. Dès la première nuit.

« Et tu serais le premier à envoyer quelqu’un pour le faire », pensai-je.

— D’accord, donne l’argent.

— Tu vois comme je suis – Boïko comptait l’argent –, je ne te trompe pas moi, pas comme les autres. J’ai dit cent et je te donne cent…

Boïko craignait d’en avoir trop donné.

Je pliai les billets crasseux en quatre, puis en huit, et les fourrai dans la poche de mon pantalon. Quant aux pruneaux restés dans la caisse, je les mis dans mon caban : j’en avais depuis longtemps arraché les poches pour en faire des blagues à tabac.

J’allais acheter du beurre ! Un kilo ! Je le mangerais avec mon pain, ma soupe, ma bouillie. Et aussi du sucre ! Et je me procurerais un sac auprès de quelqu’un : une petite musette avec un cordon en ficelle, un bien indispensable à tout « cave » qui se respecte. Les truands, eux, ne se baladaient pas avec des musettes.

Je rentrai à la baraque. Tout le monde était allongé sur les châlits ; seul Efremov était assis, la main posée sur le poêle refroidi, le visage tendu vers la chaleur qui s’évanouissait, craignant de se relever, de s’arracher au poêle.

— Pourquoi tu ne l’allumes pas ?

Le chef de baraque s’était approché :

— C’est le tour d’Efremov. Le chef de brigade a dit : « Il n’a qu’à les prendre où il veut, mais il faut des bûches. » De toute façon, je ne te laisserai pas te coucher. Va, avant qu’il ne soit trop tard.

Efremov fila par la porte de la baraque.

— Et ton colis ?

— Une erreur…

Je courus au magasin. Chaparenko, le responsable, n’avait pas encore fermé. À l’intérieur, il n’y avait personne.

— Chaparenko, du pain et du beurre.

— T’auras ma peau.

— Bon, dis-moi combien ça fait.

— Tu vois bien tout l’argent que j’ai, dit Chaparenko, qu’est-ce qu’une flammèche comme toi pourrait bien me donner ? Prends ton pain et ton beurre et tire-toi en vitesse.

J’oubliai de lui demander du sucre. Un kilo de beurre. Et un kilo de pain. Je décidai d’aller voir Sémione Cheïnine. Cheïnine[5] était un ancien collaborateur de Kirov[6] ; à l’époque, on ne l’avait pas encore fusillé. Nous avions travaillé ensemble autrefois, dans la même brigade, mais le destin nous avait séparés.

Je trouvai Cheïnine à la baraque.

— Viens, on va manger. Du pain, du beurre.

Les yeux affamés de Cheïnine s’allumèrent.

— Je vais chercher de l’eau chaude…

— Pas la peine.

— Mais si… je me dépêche.

Et il disparut.

Au même instant, quelqu’un me frappa à la tête avec quelque chose de lourd et, quand je me relevai d’un bond, quand je repris mes sens, le sac avait disparu. Les autres étaient restés à leur place et me regardaient avec une joie mauvaise. C’était un excellent divertissement. En de tels cas, chacun se réjouissait doublement : ça allait mal pour quelqu’un, et d’un ; ce quelqu’un n’était pas lui, et de deux. Ce n’était pas de la jalousie, non.

Je n’ai pas pleuré. J’ai bien cru mourir. Trente ans se sont maintenant écoulés, mais je revois distinctement la baraque plongée dans une semi-obscurité, les visages mauvais, réjouis de mes camarades, la bûche humide par terre et les joues blêmes de Cheïnine.

Je retournai au magasin. Je ne demandai plus de beurre ni ne réclamai de sucre. J’achetai du pain, regagnai la baraque, fis fondre de la neige et me mis à cuire mes pruneaux.

La baraque dormait déjà : elle gémissait, râlait, toussait. Nous étions trois à faire cuire chacun nos préparations sur le poêle. Svintsov faisait bouillir une croûte de pain qu’il avait gardée depuis le repas de midi, pour la manger toute détrempée et chaude et boire ensuite avidement la neige fondue et brûlante, sentant la pluie et le pain. Quant à Goubarev, un veinard, un rusé, il avait fourré dans sa gamelle des feuilles de chou gelées. Le chou sentait aussi bon que le meilleur des bortschs ukrainiens ! Et moi je faisais cuire les pruneaux du colis. Aucun d’entre nous ne pouvait s’empêcher de regarder dans la gamelle des autres.

Quelqu’un ouvrit la porte de la baraque d’un coup de pied. Deux militaires surgirent du nuage de vapeur glacé. Le premier, le plus jeune, c’était Kovalenko, le chef du camp, et le deuxième, le plus âgé, Riabov, le chef du gisement. Riabov avait des bottes d’aviateur. Mes bottes ! J’eus du mal à comprendre que je me trompais, que c’étaient ses bottes à lui.

Kovalenko se précipita vers le poêle en brandissant le pic qu’il avait apporté.

— Encore des gamelles ! Vous allez voir ce que je vais en faire, moi, de vos gamelles ! Je vais vous apprendre à faire des saletés !

Kovalenko renversa les gamelles pleines de soupe de croûte de pain, de feuilles de chou, de pruneaux et il en troua le fond avec son pic.

Riabov resta à se chauffer les mains près du tuyau du poêle.

— S’il y a des gamelles, c’est qu’il y a des choses à faire cuire, dit le chef du gisement d’un ton pénétré. Donc, c’est un signe d’aisance.

— Mais si tu voyais ce qu’ils font cuire, répondit Kovalenko en piétinant les gamelles.

Les chefs sortirent ; nous nous précipitâmes pour ramasser les gamelles cabossées et trier chacun son bien : moi, mes pruneaux, Svintsov, son pain détrempé et informe, et Goubarev, ses débris de feuilles de chou. Nous mangeâmes tout sur-le-champ : c’était plus sûr.

J’avalai quelques pruneaux et m’endormis. J’avais depuis longtemps appris à m’endormir avant d’avoir les pieds réchauffés : il fut un temps où ça m’était impossible, mais il y avait l’expérience, l’expérience ! Mon sommeil ressemblait à une plongée dans l’oubli.

La vie me revint comme un rêve. La porte s’ouvrit de nouveau ; des volutes de vapeur blanche plaquées au sol se répandirent jusqu’au mur le plus éloigné de la baraque ; il y avait des gens vêtus de touloupes blanches qui sentaient mauvais parce qu’elles étaient neuves, n’avaient pas été assez portées, et puis quelque chose d’immobile mais de vivant, de grognant, écroulé au sol.

Le chef de baraque s’inclina devant les touloupes des contremaîtres, dans une pose à la fois perplexe et respectueuse.

— C’est un gars à vous ?

Et le surveillant montra le tas de guenilles sales au sol.

— C’est Efremov, répondit le chef de baraque.

— Ça lui apprendra à voler les bûches.

Efremov resta couché à côté de moi sur les châlits pendant de longues semaines avant d’être emmené dans un bourg d’invalides où il mourut. On lui avait abîmé « les intérieurs » : on ne manquait pas de bons artisans en la matière, au gisement. Il ne se plaignit jamais : il resta couché à gémir doucement.

1960

Récits de la Kolyma
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