Sang de filou *
Comment un homme cesse-t-il d’être un homme ?
Comment devient-on truand ?
Certains viennent au monde du crime de l’extérieur : le kolkhozien qui a purgé une peine de prison pour un larcin sans importance et a dès lors lié son destin aux droit commun ; d’anciens « zazous » que leurs infractions ont rapproché de ce qu’ils ne connaissaient que par ouï-dire ; l’ouvrier-ajusteur qui a besoin d’argent pour faire la noce avec ses camarades ; des gens sans profession, mais voulant profiter de la vie, et d’autres qui trouvent déshonorant de demander du travail ou la charité, dans la rue ou dans une administration publique, peu importe, et préfèrent se servir plutôt que de quémander. C’est une affaire de caractère, et souvent d’exemple. Demander du travail, c’est très pénible pour l’amour-propre maladif et meurtri d’un homme qui a trébuché. Surtout pour un adolescent. Ce n’est pas moins humiliant que mendier. Ne vaut-il pas mieux…
C’est sa nature farouche et timide qui dicte à un homme sa décision, décision dont un adolescent n’est pas encore en mesure d’apprécier la gravité et le danger. Tout homme, à un certain moment de sa vie, est confronté à la nécessité de prendre une décision importante, de faire dévier son destin, et la plupart doivent le faire dans leur jeunesse, à un âge où l’expérience est encore minime, et la probabilité d’erreur immense. En revanche, on ne manque ni d’audace ni de détermination, et le poids des habitudes, lui, ne pèse pas lourd.
Placé devant un choix difficile, abusé par la littérature et par des milliers de légendes bon marché sur le mystérieux monde du crime, l’adolescent franchit un pas terrible, parfois sans retour.
Puis il s’habitue, il s’endurcit définitivement et se met à enrôler lui-même la jeunesse dans les rangs de l’ordre maudit.
Il y a dans les traditions de cet ordre un détail capital, que même la littérature spécialisée passe sous silence.
C’est que le monde souterrain est dirigé par des truands héréditaires, ceux dont les aînés, les pères, les grands-pères ou même les oncles, les frères, ont été des ourkas ; ceux qui ont grandi dès leur plus tendre enfance dans les traditions de la pègre, dans cette férocité que les voleurs manifestent envers le monde entier ; ceux qui, pour des raisons bien compréhensibles, ne peuvent changer d’état, ceux dont le « sang de filou » est d’une pureté indubitable.
Ce sont les voleurs héréditaires qui constituent le noyau dirigeant du monde criminel, c’est à eux que revient le dernier mot dans toutes les délibérations des pravilki, ces tribunaux d’honneur de la pègre qui sont un fondement essentiel et indispensable de la vie souterraine.
À l’époque de ce que l’on appelle la dékoulakisation, le monde des truands s’est considérablement agrandi. Ses rangs ont grossi aux dépens des fils de ces gens que l’on déclarait koulaks. L’extermination des paysans a accru le nombre des voleurs. Et pourtant jamais, nulle part, aucun ancien koulak n’a joué un rôle influent dans le monde du crime.
Ils mettaient plus de cœur à voler que les autres, ils étaient les plus tapageurs dans les bamboches et les orgies, ceux qui braillaient le plus fort les chansons de la pègre, ils sacraient en surpassant tous les truands dans l’art subtil et capital des jurons, ils les imitaient dans les moindres détails, et pourtant, ils n’étaient jamais que des imitateurs, des copieurs.
On ne les laissait pas pénétrer jusqu’au cœur de la pègre. Il arrivait parfois que des hommes s’étant distingués, non par leurs « prouesses héroïques » au cours d’un cambriolage, mais par leur maîtrise des règles de conduite du milieu, prennent part, exceptionnellement, aux tribunaux d’honneur des plus hautes instances de la pègre. Malheureusement, ils ne savaient que dire. Au moindre conflit, et tout truand est une créature complètement hystérique, on rappelait à ces allogènes leur origine « étrangère ».
— Tu n’es qu’un dévoyé ! Et tu oses ouvrir ta gueule ! Tu parles d’un truand ! Un débardeur de la Volga, voilà ce que tu es ! Un pigeon de la plus pure espèce !
Un dévoyé est un cave qui a cessé d’être un cave, mais n’est pas encore devenu un truand. (« Ce n’est pas encore un volatile, mais ce n’est déjà plus un quadrupède ! » comme disait Jacques Paganel chez Jules Verne.) Et le dévoyé endure patiemment l’outrage. Il va de soi que jamais les dévoyés ne deviennent les garants des traditions de la pègre.
Pour être un bon truand, un vrai, il faut l’être de naissance. C’est seulement à ceux qui ont été en contact avec les voleurs dès leur enfance (encore faut-il que ce soient de bons voleurs, des voleurs connus), à ceux qui ont assimilé à fond un cursus de nombreuses années de prison, de vols et d’une éducation de malfrat, qu’il incombe de résoudre les problèmes essentiels du milieu.
Quelle que soit ta renommée de cambrioleur, quels que soient tes succès, tu resteras toujours un étranger solitaire, un homme de second choix parmi les truands héréditaires. Il ne suffit pas de voler, encore faut-il appartenir à cet ordre, et ce n’est pas seulement une affaire de vols et de meurtres. Un « casseur », un assassin, n’occupe pas une place d’honneur parmi eux uniquement du fait qu’il est un voleur et un assassin. Ils ont leurs gardiens attitrés de la pureté des mœurs, et les secrets particulièrement importants concernant l’élaboration des lois générales du milieu (qui changent, comme la vie), ainsi que la révision de leur langue, le jars de la pègre, sont l’affaire uniquement de la classe dirigeante, constituée de truands héréditaires, quand bien même ils ne seraient que des voleurs à la tire.
Même l’avis d’un adolescent, fils ou frère d’un truand célèbre, aura pour la pègre plus de poids que l’opinion d’un dévoyé fût-il un Ilia Mouromets[12] du cambriolage.
Et les « mariannes », les femmes de la pègre, on se les partage en fonction de la notoriété de leur maître. Elles vont d’abord aux « sang-bleu », puis, en dernier lieu, aux dévoyés.
Les truands se préoccupent beaucoup de préparer leur relève, de former des successeurs dignes de reprendre leurs affaires.
Le terrible romantisme du crime, avec sa cape au clinquant de pacotille, attire par son vif éclat de mascarade le jeune, le gamin, pour l’empoisonner à jamais de son venin.
Le scintillement trompeur de ces verroteries qui passent pour des diamants est reflété par les milliers de miroirs de la littérature.
On peut dire que celle-ci, au lieu de stigmatiser les malfaiteurs, a fait l’inverse : elle a préparé un terreau permettant à des germes empoisonnés de croître dans l’âme candide et sans expérience de la jeunesse.
Un jeune n’a pas les moyens de s’y reconnaître, de discerner immédiatement le véritable visage des ourkas. Ensuite, il est trop tard, il devient leur complice : aussi anodin que fût son contact avec eux, le voilà déjà flétri par la société, lié à la vie, à la mort, à ses nouveaux camarades.
Fait également capital, il commence lui-même à nourrir une rancune personnelle envers l’État et ses représentants, à se découvrir des comptes à régler avec eux. Il a l’impression que ses passions et ses intérêts mènent à un conflit irréductible avec la société et le pouvoir. Il trouve qu’il paye trop cher ses fautes, que l’État appelle non des fautes, mais des crimes.
Il est également victime de l’éternelle fascination de la jeunesse pour la cape et l’épée, pour les jeux secrets, seulement là, ce n’est pas un jeu pour rire, mais un jeu réel et sanglant qui, par sa tension psychologique, n’a absolument rien à voir avec les ennuyeuses Compagnie de Jésus ou celle de Timour[13]. Faire le mal est infiniment plus attrayant que faire le bien. Pénétrant le cœur battant dans cet univers souterrain, le jeune voit près de lui des gens qui font peur à ses parents. Il voit leur prétendue indépendance, leur fausse liberté. Il prend leurs fanfaronnades pour argent comptant. Il voit dans les truands des hommes qui lancent un défi à la société. Au lieu d’un labeur pénible pour un gain misérable, le jeune assiste aux largesses du truand qui sème les billets à tous vents avec beaucoup de chic à la suite d’un coup réussi. Il le voit boire, faire la noce, et souvent, ces scènes de débauche sont loin de rebuter le jeune. Il compare la besogne quotidienne de ses parents, modeste et fastidieuse, au « travail » des voleurs, où il suffit, semble-t-il, d’avoir de l’audace… Il ne songe pas à toute la peine d’autrui, à tout le sang humain que représente ce que son héros a volé et qu’il dépense sans compter. Il y a toujours de la vodka, de « l’herbe », de la cocaïne, on lui donne à boire, et le voilà saisi par le désir éperdu de les imiter.
Il remarque chez les garçons de son âge, chez ses anciens camarades, un certain recul mêlé de crainte, et, dans sa naïveté d’enfant, il prend cela pour du respect.
Et surtout, il constate que tout le monde a peur des truands, n’importe lequel d’entre eux est capable d’éventrer, d’arracher les yeux…
Dans la « planque » débarque un Ivan l’Édenté qui sort de prison et arrive avec des milliers d’histoires : qui il a vu, qui a été condamné, pourquoi, à combien de temps. Tout cela est dangereux, captivant.
Le jeune découvre qu’il existe des gens qui vivent sans se soucier de ce qui est pour sa famille une préoccupation constante.
Et le voilà réellement grisé, voilà qu’il se met à frapper une prostituée : il doit savoir tabasser les femmes, c’est l’une des traditions de sa nouvelle existence.
Il rêve de la touche finale, de son affiliation définitive à l’ordre : la prison, qu’on lui a appris à ne pas redouter.
Au début, les anciens l’emmènent faire un coup, monter la garde, « faire le gaffe ». Puis les adultes commencent à lui accorder leur confiance, et le voilà qui vole, qui s’organise tout seul.
Très vite, il adopte leurs manières, leur ricanement d’une impudence indescriptible, leur démarche, il retrousse son pantalon sur ses bottes d’une façon spéciale, se met une croix autour du cou, s’achète pour l’hiver une toque de fourrure et, pour l’été, une casquette de capitaine.
Lors de son premier séjour en prison, il se fait tatouer par ses nouveaux amis, des virtuoses en la matière. Le signe de son appartenance à l’ordre est à jamais gravé à l’encre bleue dans sa chair, comme la marque de Caïn. Par la suite, il lui arrivera souvent de regretter ces bouzilles, elles lui causeront bien du mauvais sang. Mais cela, c’est pour plus tard, beaucoup plus tard.
Le gamin a assimilé depuis longtemps le jars des truands, l’argot du milieu. Il rend service aux anciens avec empressement. Il a plutôt peur de ne pas en faire assez que d’en faire trop.
Et le monde de la pègre ouvre devant lui, l’une après l’autre, les portes menant à ses ultimes profondeurs. Le voilà qui prend part à des procès sanglants, à des tribunaux d’honneur, et, comme tous les autres, on l’oblige à « signer » le cadavre de ceux qui ont été frappés par la sentence de la cour. Quelqu’un lui fourre entre les mains un couteau qu’il enfonce dans le corps encore chaud, prouvant ainsi sa totale solidarité avec les actes de ses professeurs.
Le voilà qui exécute lui-même, sur ordre des anciens, le traître, la chienne[14] qu’on lui désigne.
Il n’y a probablement pas un seul truand qui n’ait de sang sur les mains.
Tel est le schéma de l’éducation d’un jeune ourka venu de l’extérieur.
Cette formation est plus simple pour les sang-bleu, pour les truands héréditaires ou pour ceux qui ne connaissent que la vie de voleur et n’ont jamais eu l’intention d’en connaître d’autre.
Il ne faut pas croire que les futurs idéologues et meneurs de la pègre, les princes au sang de filou, soient particulièrement couvés. Pas le moins du monde. Personne ne les protège des dangers. Ils rencontrent tout simplement moins d’obstacles sur leur route vers les sommets, ou plutôt vers les abîmes de la pègre. Leur chemin est plus facile, plus rapide, sans conditions à remplir. On leur fait confiance plus tôt, on leur confie plus vite des missions de voleur.
Mais pendant des années, quand bien même ses ancêtres auraient été les caïds les plus influents du milieu, le jeune truand se frotte aux bandits adultes qu’il vénère, court leur chercher des cigarettes, leur apporte du feu, transmet leurs « briftons » (leurs messages) et leur rend toutes sortes de services. Bien des années s’écouleront avant qu’on l’emmène faire un coup.
Un truand vole, boit, fait la noce, prend part à des orgies, joue aux cartes, berne les caves, ne travaille ni en liberté ni en détention, massacre les renégats, participe aux tribunaux d’honneur qui règlent les questions essentielles de la vie souterraine.
Il garde les secrets de la pègre (et il y en a beaucoup), aide ses camarades de l’ordre, recrute et éduque les jeunes, veille à ce que la loi du milieu garde toute sa pureté.
Le code n’est pas compliqué. Mais avec les siècles, il a proliféré en milliers de traditions, de coutumes sacro-saintes, à la stricte observance desquelles veillent scrupuleusement les gardiens des préceptes de la pègre. Les truands sont de grands talmudistes. Afin d’assurer une meilleure application des lois, on organise de temps à autre des assemblées générales secrètes, où l’on prend des décisions dictant des règles de conduite adaptées aux nouvelles conditions de vie, et où l’on élabore, ou plutôt, où l’on entérine, les changements dans le lexique continuellement mis à jour des truands, le jars de la pègre.
Selon leur philosophie, le monde entier se divise en deux camps : d’un côté, il y a les « mecs », les « malfrats », le « monde du crime », les ourkas, les ourkagans, les truands, les filous, etc.
Et de l’autre, les caves, les freiers, c’est-à-dire les libres. Ce mot ancien, « freier », est d’origine odessite. On trouve beaucoup de mots d’argot yiddish et allemands dans la « musique » de la pègre du siècle dernier.
Les autres noms des caves sont les « péquenots », les « petits mecs », les « pigeons », les « pékins », les « pantes ». Il y a aussi les caves dévoyés, proches des truands, et les caves affranchis, qui sont familiers des mœurs de la pègre ou les devinent, du moins en partie. Des gens qui ont une certaine expérience. Un cave affranchi, c’est-à-dire un vieux routier, cela se dit avec respect.
Ce sont deux univers différents, séparés par bien davantage que les barreaux d’une prison.
— On me dit que je suis une canaille. D’accord, je suis une canaille. Une crapule et un assassin. Et alors ? Je ne vis pas comme vous, j’ai ma vie à moi, avec d’autres lois, d’autres intérêts, un autre sens de l’honneur !
Voilà ce que disent les truands.
Le mensonge, la fausseté, la provocation à l’encontre du cave (quand bien même on lui devrait la vie), tout cela est non seulement dans l’ordre des choses, mais c’est même un titre de gloire, une loi de la pègre.
Les exhortations de Cheïnine à faire confiance au monde du crime (une confiance qui n’a déjà coûté que trop de sang), c’est bien pire que de la naïveté.
La fourberie des truands ne connaît pas de bornes, car à l’égard des caves (c’est-à-dire du monde entier, hormis eux-mêmes), il n’y a d’autre loi que celle de l’arnaque, et tous les moyens sont bons : flagornerie, calomnie, promesses…
Les caves ont été créés pour être roulés ; ceux qui se tiennent sur leurs gardes, qui ont déjà eu la triste expérience des truands, on les appelle les « affranchis », c’est une catégorie particulière de « pantes ».
Ces serments et ces promesses ne connaissent ni limites ni frontières. Un nombre fabuleux de chefs de tous acabits, d’éducateurs, fonctionnaires ou non, de miliciens et de juges d’instruction se sont laissé prendre au piège grossier de « la parole d’honneur d’un truand ». Il est probable que tous les employés que leurs obligations amènent à fréquenter quotidiennement des voleurs sont bien souvent tombés dans le panneau. Une fois, deux fois, trois fois. Parce qu’ils n’arrivent pas à comprendre que l’éthique de la pègre est d’une autre nature. Que ce que l’on appelle « la morale des Hottentots », avec ses critères de profit immédiat, est l’innocence même comparée aux macabres pratiques des truands.
Les chefs (les « petits chefs », comme on les appelle dans la pègre) se faisaient invariablement tromper, rouler…
Et pendant ce temps, dans les villes, on continuait à monter avec une incompréhensible obstination la pièce de Pogodine, qui est une dangereuse imposture du début à la fin, et de nouvelles générations de « petits chefs » s’imprégnaient d’idées sur le « sens de l’honneur » de Kostia-le-Capitaine.
Tout le travail éducatif mené auprès des voleurs, dans lequel l’argent de l’État a été englouti par millions, toutes ces rééducations imaginaires, ces légendes sur le Biélomorkanal, qui sont depuis belle lurette la risée des truands et l’objet de leurs plaisanteries oiseuses, tout ce travail éducatif reposait sur un fondement aussi précaire que « la parole d’honneur des truands ».
— Réfléchissez un peu ! dit un spécialiste de la pègre, gavé de Babel et de Pogodine. Kostia-le-Capitaine n’a pas simplement donné sa parole d’honneur de s’amender. Ce n’est pas un vieux renard comme moi qui se laisserait prendre à un piège aussi grossier ! Je ne suis pas jobard au point d’ignorer que cela ne leur coûte rien de donner leur parole d’honneur. Mais Kostia a donné sa parole d’honneur de truand ! De truand ! C’est là toute la différence. Cette parole-là, il ne peut pas ne pas la respecter. Son amour-propre d’« aristocrate » ne le lui permettrait pas. Il mourrait de honte s’il manquait à sa parole d’honneur de voleur.
Pauvre fonctionnaire candide ! Donner sa parole de truand à un cave, le tromper, puis piétiner son serment et le violer, c’est un titre de gloire, un sujet de vantardise sur les châlits des prisons.
Bien des évasions ont été facilitées et préparées grâce à une « parole d’honneur de truand » donnée à bon escient. Si tous les chefs savaient ce que représente un serment de truand et l’appréciaient à sa juste valeur (mais les seuls à le savoir sont ceux que des années de relations avec les « capitaines » ont rendus circonspects), il y aurait eu moins de sang versé, moins d’atrocités.
Mais peut-être commettons-nous une erreur en essayant de comparer deux mondes différents, celui des caves et celui des ourkas ?
Peut-être les règles de l’honneur et de la morale seraient-elles différentes dans l’univers des malfrats, peut-être n’avons-nous tout simplement pas le droit de les jauger à l’aune de notre éthique ?
Peut-être la parole d’honneur d’un truand, non à un cave, mais à un « régulier », est-elle une vraie parole d’honneur ?
C’est justement là l’élément romanesque qui fait vibrer les jeunes âmes, qui semble tout justifier et introduire dans la vie des voleurs, dans leurs rapports, l’idée d’une certaine forme, quoique très spéciale, d’intégrité morale. Peut-être la notion d’infamie est-elle différente dans le monde des caves et dans la communauté des truands ? Les sentiments des ourkas obéiraient, disons, à leurs lois propres. Et c’est seulement en adoptant leur point de vue que nous pourrions comprendre et même reconnaître de facto la particularité de l’éthique de la pègre.
Les truands les plus malins sont très favorables à cette idée. Là aussi, ils sont tout disposés à bourrer le mou aux jobards.
Toute infamie sanglante commise envers un cave est justifiée, consacrée par les lois de la pègre. Mais on pourrait penser que, envers leurs camarades, les truands sont tenus d’être honnêtes. Les tables de leur loi les y incitent, et un châtiment féroce attend ceux qui trahissent la « camaraderie ».
C’est toujours, du premier au dernier mot, la même affectation théâtrale, la même forfanterie mensongère. Il suffit d’observer la conduite des législateurs du milieu dans des circonstances difficiles, lorsqu’ils n’ont pas assez de caves sous la main et qu’ils sont obligés de mariner dans leur jus.
Les truands les plus influents, les « autorités » (c’est un terme très courant chez eux, on dit par exemple : « Il a pris de l’autorité », etc.), les plus vigoureux physiquement, survivent en écrasant les plus faibles qui leur apportent à manger et les servent. Si quelqu’un doit aller travailler, ce sont des voleurs moins forts que l’on envoie, et les caïds exigent d’eux, leurs propres camarades, ce qu’ils exigeaient auparavant des caves.
Le terrible adage : « Crève aujourd’hui, et moi demain », s’applique alors de plus en plus souvent dans toute sa sanglante réalité. Hélas, ce dicton de la pègre n’est pas à entendre au sens figuré, ce n’est pas une image.
La faim les pousse à prendre et à manger les rations de leurs amis qui ont moins d’« autorité », et à les envoyer dans des expéditions ne relevant guère de la stricte observance des lois de la pègre.
On dépêche partout des messages de menaces, des « briftons », avec des demandes d’aide, et s’il y a moyen de gagner un morceau de pain qu’il est impossible de voler, ce sont les « petits » qui vont travailler, « marner ». On les envoie travailler comme on les envoie tuer. Ce ne sont jamais les meneurs qui payent pour les meurtres, eux, ils se contentent de condamner à mort. Ce sont les petits truands qui assassinent, de peur d’être eux-mêmes exécutés. Ils tuent ou bien ils arrachent les yeux (une « sanction » contre les caves extrêmement courante).
Dans une situation difficile, les truands se dénoncent aussi mutuellement aux autorités du camp. Quant aux dénonciations contre les caves, les « Ivan Ivanovitch », les « politiques », ce n’est même pas la peine d’en parler. C’est pour eux un moyen d’améliorer leur existence et un sujet d’orgueil.
Les capes de chevalier s’envolent, et il ne reste plus, toute nue, que l’abjection dont est imprégnée la philosophie des truands. Il est logique que, dans des circonstances difficiles, cette abjection se retourne contre leurs propres camarades de l’ordre. Cela n’a rien d’étonnant. Dans le royaume souterrain du crime le but de la vie est la satisfaction effrénée des plus bas instincts, les passions sont bestiales et même pires que bestiales, car n’importe quel animal reculerait devant les actes que les truands commettent d’un cœur léger.
(« La bête la plus terrible, c’est l’homme. » Une fois de plus, ce dicton très en vogue dans la pègre est à prendre au pied de la lettre, au sens concret.)
Le représentant d’un tel univers est incapable de faire preuve de force d’âme quand il est menacé de mort ou de tortures physiques prolongées. Et il n’en manifeste pas.
Ce serait une grande erreur de croire que, pour eux, les notions de « prendre une cuite », « faire la noce » ou « bambocher » ont le même sens que pour les caves. Hélas ! Tout ce que font les caves a une allure on ne peut plus chaste, comparé aux scènes sauvages de la vie quotidienne des truands.
Dans une chambre d’hôpital, une prostituée tatouée ou une voleuse à l’étalage vient retrouver des truands malades (des simulateurs ou des « aggravateurs », bien entendu), sur ordre ou de sa propre initiative, et la nuit, une bande de truands (tenant l’infirmier de service en respect avec un couteau) se rassemble autour de cette sainte Thérèse nouveau style. Tous ceux qui ont du « sang de filou » peuvent participer à ce « plaisir ». Prise sur le fait, la femme explique, sans se troubler ni rougir, qu’elle est venue « dépanner les copains », ils le lui avaient demandé…
Les truands sont tous pédérastes. Dans les camps, chaque voleur important est entouré d’un essaim de jeunes gens aux yeux bouffis et troubles. Les Zoïka, Manka, et Vierka qu’il entretient et avec lesquels il couche.
Dans un camp (où l’on ne souffrait pas de la faim), des voleurs avaient apprivoisé et débauché une chienne. Ils la nourrissaient, la caressaient, puis couchaient avec elle comme avec une femme, ouvertement, sous les yeux de toute la baraque.
On se refuse à croire que de telles monstruosités soient chose courante. Mais cela fait partie du quotidien.
Il y avait un gisement de femmes très peuplé. Des carrières de pierre, la faim. Lioubov, un truand, avait réussi à s’y faire embaucher.
— J’ai passé un de ces hivers… Le rêve ! racontait-il. Là-bas, c’était pas compliqué, on avait tout ce qu’on voulait pour du pain, pour une ration. Il y avait une règle, c’était convenu comme ça : on lui donnait la ration, et vas-y ! Bouffe. Il fallait qu’elle la mange pendant qu’on était avec elle. Ce qu’elle n’avait pas eu le temps d’avaler, on le reprenait. Alors le matin, quand on distribuait le pain, je fourrais ma ration dans la neige. Je la congelais – je te garantis qu’elles ne pouvaient pas en grignoter beaucoup…
On a du mal, bien sûr, à imaginer qu’une telle idée puisse venir à l’esprit d’un être humain.
Mais il n’y a rien d’humain chez un truand.
Au camp, on remet en main propre au détenu un peu d’argent, ce qui reste après le règlement des « services collectifs », c’est-à-dire l’escorte, les tentes en toile contre un froid de moins 60 °C, les prisons, les transferts, l’équipement et la nourriture. Le reliquat est insignifiant, mais c’est tout de même un fantôme d’argent. L’échelle des valeurs est brouillée, et même ce salaire de misère (vingt à trente roubles par mois) suscite la convoitise des prisonniers. Pour vingt ou trente roubles, on peut acheter du pain, beaucoup de pain, et n’est-ce pas le rêve suprême, le plus puissant des stimuli durant les longues heures d’un travail pénible sur un front de taille, avec le gel et la faim ? Quand des hommes ne sont plus qu’à demi-humains, leurs intérêts deviennent plus restreints, mais ils n’en sont pas moins intenses.
Le salaire, la paye, est versé une fois par mois, et ce jour-là, les truands font le tour de toutes les baraques de caves en les obligeant à remettre leur argent, la moitié ou le tout, cela dépend de la conscience des racketteurs. Si les victimes ne s’exécutent pas de leur plein gré, on leur prend tout de force, à coups de poing, de pic, de pioche et de pelle.
Ces salaires ont beaucoup d’amateurs, même sans compter les truands. Souvent, les brigades bénéficiant de bonnes cartes d’alimentation, les mieux nourries, sont avisées par leur chef que l’argent ne sera pas remis aux travailleurs, mais au surveillant ou au métreur. Et si les détenus ne sont pas d’accord, on leur attribue de « mauvaises » cartes, ce qui les condamne à mourir de faim.
Les exactions des « petits chefs », des métreurs, des chefs de brigade et des gardiens sont un phénomène universel.
Des vols commis par les truands, il y en a partout. Le racket est la loi et n’étonne personne.
En 1938, alors qu’il existait un « concordat » presque officiel entre les autorités et la pègre, et que les voleurs étaient déclarés « amis du peuple », les autorités cherchaient à faire d’eux une arme pour lutter contre les « trotskistes », contre les ennemis du peuple. On organisait même, dans les sections culturelles, des cours d’instruction politique pour les truands, où les éducateurs leur exposaient les sympathies et les espoirs du pouvoir, et leur demandaient leur aide pour exterminer les trotskistes.
— Ces gens sont envoyés ici pour être anéantis, et votre tâche est de nous aider dans ce travail.
Ce sont les mots exacts prononcés lors d’un de ces cours, au début de l’année 1938, par Charov, l’inspecteur du département culturel du gisement Partisan.
Les truands donnèrent leur assentiment. Quoi de plus naturel ! Cela leur sauvait la vie et faisait d’eux des membres « utiles » de la société.
En la personne des trotskistes, ils se retrouvèrent face à une intelligentsia qu’ils détestaient profondément. En outre, pour eux, ces gens étaient des « petits chefs » tombés en disgrâce et voués à un châtiment sanglant.
Et, avec la pleine approbation des autorités, ils ont procédé au massacre des « fascistes » – en 1938, il n’y avait pas d’autre surnom pour les 58.
Les personnalités les plus importantes, comme Echba[15], l’ex-secrétaire du Comité régional du parti du Caucase du Nord, furent arrêtées et fusillées dans la fameuse Serpentine, mais les autres furent exterminés par les droit commun, l’escorte, la faim et le froid. Les truands ont joué un rôle considérable dans la liquidation des trotskistes en 1938.
Il arrive, me dira-t-on, qu’un truand, si on lui accorde une faveur, tienne sa parole et fasse discrètement régner « l’ordre » dans le camp.
— Je préfère avoir cinq ou six voleurs qui ne font rien, dit le directeur, ou qui travaillent quand ça leur chante, tandis que le reste des effectifs du camp, à l’abri des sévices de la pègre, s’acquitte correctement de ses tâches. D’autant que l’escorte est insuffisante. Les truands promettent de ne pas voler et de veiller à ce que les autres détenus travaillent. Il est vrai qu’ils ne donnent pas la garantie que les normes seront respectées, mais ça, c’est le cadet de nos soucis !
Ce genre d’accord entre truands et autorités locales n’est pas si rare que cela.
Le chef ne cherche pas à appliquer à la lettre les règlements du régime concentrationnaire, et il se facilite considérablement la tâche. Un tel chef ne comprend pas que les voleurs lui ont déjà mis le grappin dessus, qu’il est déjà à leur botte. Il a déjà dérogé à la loi en leur accordant des faveurs selon un calcul fallacieux et criminel, car il a livré la population des caves au pouvoir des truands. Parmi cette population, les seuls à trouver secours auprès de lui seront les droit commun jugés pour des fautes professionnelles ou des délits mineurs, c’est-à-dire les fonctionnaires, les assassins et les concussionnaires. Ceux qui relèvent de l’article 58 ne trouveront aucune protection auprès de lui.
Cette première faveur accordée aux truands amène tout naturellement le chef à des contacts plus étroits avec le monde du crime. Il accepte un pot-de-vin, en « chiots lévriers[16] » ou en espèces, cela dépend de l’expérience du donneur et de la cupidité du preneur. Les truands sont des maîtres dans l’art de graisser les pattes. Ils le font avec d’autant plus d’aisance et de générosité que leurs cadeaux sont les fruits de leurs vols et de leurs exactions.
On offre des costumes à mille roubles (les voleurs portent et gardent d’excellents vêtements civils justement pour des pots-de-vin, en cas de nécessité), de superbes chaussures, des montres en or, d’importantes sommes d’argent…
Si le petit chef refuse, on graisse la patte à sa femme, on déploie toute son énergie à lui faire accepter quelque chose, juste une fois ou deux. Ce sont des cadeaux. On ne demande rien en échange. On les donne au chef et on le remercie. C’est plus tard qu’on lui demandera, une fois qu’il sera bien empêtré dans les rets de la pègre et qu’il aura peur d’être démasqué devant ses supérieurs. Ce genre de dénonciation est une menace sérieuse et très facile à mettre à exécution.
La parole d’honneur du truand que personne n’en saura rien n’est jamais qu’un serment de voleur à un cave.
Par ailleurs, la promesse de ne pas voler est un engagement à ne pas se livrer ouvertement au pillage. C’est tout. Un gradé ne va quand même pas permettre aux truands de s’absenter pour mener leurs exactions (bien que cela se soit vu). Ils voleront de toute façon, car c’est leur vie, leur loi. Ils peuvent promettre au chef de ne pas voler chez eux, dans leur gisement, de ne pas s’en prendre au personnel du camp, aux boutiques, à la garde, mais tout cela, c’est du baratin. Il y aura toujours des anciens qui se feront un plaisir de délier leurs camarades de ce genre de serment.
Une promesse de ce genre signifie que le racket sera accompagné de pressions beaucoup plus terribles, y compris de menaces de mort.
Dans les camps où les répartiteurs, les cuisiniers, les surveillants et les chefs eux-mêmes sont sous les ordres des truands, les détenus ont la vie la plus dure, leurs droits sont bafoués, ils sont les plus faméliques, ils touchent les salaires les plus bas et mangent le plus mal.
Les soldats d’escorte suivent l’exemple de leurs supérieurs.
Durant des années, l’escorte qui accompagnait les détenus au travail « répondait » de la réalisation du plan. Ce n’était pas une responsabilité au sens réel et pratique, mais plutôt au sens syndical. Néanmoins, se pliant aux consignes, ils exigeaient des détenus qu’ils travaillent. « Allez, allez ! » était devenu une injonction rituelle, non seulement dans la bouche des chefs de brigade, des surveillants et des contremaîtres, mais aussi dans celle des soldats d’escorte. Ces derniers, pour qui c’était une charge s’ajoutant à leur travail de gardiennage pur, n’avaient pas accepté de bonne grâce ces nouvelles obligations non rémunérées. Mais les ordres sont les ordres, et les crosses des fusils s’étaient mises à valser plus souvent afin de soutirer les « pourcentages » aux détenus.
Très vite (ce fut là sans doute une pratique dictée par l’expérience), les soldats trouvèrent un moyen de se tirer de cette situation que compliquaient les impératifs de production dictés par les chefs.
Ils confiaient un travail à un groupe (dans lequel politiques et truands étaient toujours mêlés) et le livraient aux truands. Ceux-ci étaient tout disposés à jouer le rôle de chefs de brigade volontaires. Ils rouaient de coups les détenus (avec la bénédiction et le soutien de l’escorte), obligeant des vieillards à demi morts de faim à accomplir un travail pénible dans les gisements d’or, leur extorquant à coups de bâton un « plan » dans lequel entrait aussi la part de travail qui leur incombait à eux-mêmes.
Les contremaîtres n’entrent jamais dans ces détails, pourvu qu’ils obtiennent une augmentation du salaire collectif par n’importe quel moyen.
Ces contremaîtres étaient presque toujours achetés par les truands. Cela se faisait au moyen de pots-de-vin remis directement (des vêtements ou de l’argent), sans travail d’approche préalable. Le surveillant comptait dessus. C’était pour lui un revenu complémentaire régulier et confortable.
Parfois, la transaction se faisait grâce à des « jeux de cubes », c’est-à-dire des parties de cartes ayant pour enjeu des mètres cubes de travail accompli.
Le chef de brigade truand engageait une partie avec le contremaître et, contre une mise de « frusques » (costumes, chandails, chemises, pantalons), exigeait des « cubes », des mètres cubes de terre.
En cas de victoire (et le truand gagnait presque toujours, à l’exception des cas où il fallait un pot-de-vin « distingué » qui aurait fait honneur à un marquis français à la table de jeu de Louis XIV), les mètres cubes perdus de terre et de roc étaient payés en nature, et la brigade de truands touchait un salaire élevé sans travailler. Les contremaîtres un peu malins essayaient de rétablir l’équilibre en escroquant les brigades de trotskistes.
Les « ajouts », la « vente des mètres cubes », étaient une calamité au gisement. Les mesures effectuées par le métreur rétablissaient la vérité et confondaient les coupables… On se contentait alors de rétrograder le contremaître tricheur ou de le muter ailleurs. Et il laissait derrière lui des cadavres faméliques, auxquels on essayait d’extorquer les « cubes » perdus au jeu par leur chef.
L’esprit corrupteur de la pègre imprégnait toute la vie de la Kolyma.
Il est impossible de comprendre les camps sans une idée exacte de ce qu’est le monde du crime. Ce sont les truands qui donnent aux lieux de détention leur visage, le ton de la vie que tous y mènent, depuis les fonctionnaires les plus haut placés jusqu’aux travailleurs affamés des gisements d’or.
Le truand idéal, le « vrai voleur », le bandit Cascarille[17], ne dévalise pas les particuliers. Tel est l’une des « légendes à l’œuvre[18] » de la pègre… Un « bon truand » ne s’en prend qu’à l’État, aux boutiques de vêtements, aux caisses, aux magasins, au pire, aux appartements des libres, mais jamais il n’ira dépouiller de ses derniers biens un prévenu, un détenu. Le vol du linge, les « trocs » forcés de vêtements et de chaussures en bon état contre des effets usagés, le vol des gants, des pelisses, des écharpes (fournis par l’État), des chandails, des vestons, des pantalons (civils), tous ces larcins sont le fait des « petits voleurs », des « morveux », des « demi-sel », des « blancs-becs »…
— Si on avait ici de vrais truands, soupire le citoyen moyen, ils ne permettraient pas ces vols de petits chapardeurs.
Le pauvre cave croit en Cascarille. Il ne veut pas comprendre que ces chapardeurs volent son linge sur ordre de personnages plus importants, que si les « pelures » et les « futals » dérobés finissent entre les mains des « autorités », ce n’est nullement parce que les faibles se font ensuite dévaliser par les forts.
Le cave ignore que, la plupart du temps, les petits malfrats qui le « plument » sont ceux qui ont besoin de se faire la main dans le métier, et que ce ne sont pas du tout eux qui se partageront le butin. Dans les opérations plus délicates, les adultes aussi prennent part aux vols, soit en usant de leur pouvoir de persuasion (« Donne-moi ça, t’en as pas besoin »), soit par le recours au fameux « troc », quand on force un cave à s’affubler de vieilles hardes qui depuis longtemps n’ont plus de vêtement que le nom, bonnes pour être jetées. C’est pourquoi dans les camps, quelques jours après une distribution de nouveaux vêtements aux meilleures brigades, on retrouve les pelisses, les chapkas et les cabans tout neufs sur le dos des truands, bien qu’ils n’y aient jamais eu droit. Parfois, ils sont échangés contre une bouffée de cigarette ou un morceau de pain – quand le truand est « honnête », qu’il a bon cœur, ou qu’il a peur que sa victime ne « pousse une gueulante », c’est-à-dire ne fasse un esclandre.
Refuser un « troc » ou un « cadeau » entraîne un passage à tabac et, si le cave s’entête, un coup de couteau. Mais la plupart du temps, les choses ne vont pas jusque-là.
Ces « trocs » n’ont rien d’une plaisanterie quand on travaille pendant des heures par un froid de moins 50 °C, avec le manque de sommeil, la faim et le scorbut. Donner les bottes de feutre envoyées par sa famille, cela signifie avoir les pieds gelés. On ne travaille pas longtemps par un froid glacial avec les bourki en tissu toutes trouées qu’on vous propose en échange.
À la fin de l’automne 1938, j’ai reçu un colis de ma famille : mes vieilles bottes d’aviateur, avec des semelles en liège. J’ai eu peur de sortir du poste de garde muni des bottes : le bâtiment était entouré par une foule de voleurs qui piétinaient dans la pénombre livide du soir en attendant leurs victimes. J’ai aussitôt vendu ces bottes à Boïko, un surveillant, pour cent roubles. Au cours officiel de la Kolyma, elles en valaient deux mille. J’aurais pu arriver jusqu’à la baraque avec, mais on me les aurait volées dès la première nuit, on m’aurait déchaussé de force. Les truands auraient été prévenus par mes propres voisins qui, pour une cigarette, pour une croûte de pain, les auraient immédiatement « tuyautés ». Le camp était rempli de ce genre de « rabatteurs ». Tandis que les cent roubles reçus pour ces bottes, c’était cent kilos de pain, et l’argent est plus facile à garder du moment qu’on le porte à même le corps, et que l’on ne se trahit pas en achetant quelque chose.
Et voilà les voleurs qui se promènent en bottes de feutre aux bords retroussés à la mode des truands « pour que la neige ne rentre pas dedans », ils « se procurent » des pelisses, des écharpes, des bonnets à oreillettes, ou carrément des toques de fourrure chics qui font partie de l’uniforme de la pègre.
Le jeune, paysan, ouvrier ou intellectuel en a le vertige. Il voit que dans les camps, les voleurs et les assassins vivent mieux que tout le monde, qu’ils jouissent d’un relatif confort matériel et se distinguent par la fermeté de leurs convictions, un aplomb et une hardiesse enviables.
Les autorités tiennent compte des truands. Ils sont les maîtres de la vie et de la mort, dans les camps. Ils mangent toujours à leur faim et savent « se démerder », alors que tous les autres sont affamés. Un voleur ne travaille pas, il se soûle, même au camp, tandis que le jeune paysan, lui, doit « marner ». Ce sont les truands qui l’y obligent, tant ils se débrouillent bien. Ils ont toujours du tabac, le coiffeur du camp vient leur faire des coupes à la boxeur à domicile, dans leur baraque, muni de ses meilleurs instruments. Le cuisinier leur apporte tous les jours des conserves et des friandises volées. Les petits malfrats, eux, ont droit à des rations meilleures, dix fois plus consistantes que la normale. Jamais le coupeur de pain ne leur refuse un morceau de rab. Tous les vêtements civils, ce sont eux qui les portent. Ils s’installent aux meilleures places sur les châlits, près de la lumière, du poêle. Ils ont des matelas et des couvertures ouatinées, tandis que le jeune kolkhozien, lui, dort à même les rondins taillés dans le sens de la longueur. Et le jeune paysan commence à se dire que, dans les camps, ce sont les truands qui détiennent la vérité, qu’ils constituent ici la seule force, tant matérielle que morale, mis à part les gradés qui, dans la plupart des cas, préfèrent ne pas entrer en conflit avec eux.
Et le jeune paysan se met à leur rendre des services, à imiter leurs jurons, leur comportement, il rêve de les aider, de se réchauffer à leur flamme.
Le jour approche où, sur leur ordre, il commettra son premier vol. Et voilà un nouveau dévoyé à point.
Le poison de la pègre est effroyable. Il a pour effet de corrompre tout ce qu’il y a d’humain dans l’homme. Tous ceux qui côtoient cet univers respirent ce souffle pestilentiel. Quels masques à gaz faudrait-il donc ?
J’ai connu un docteur ès sciences, un médecin libre, qui recommandait ainsi un malade à l’attention d’un de ses collègues : « Tu comprends, c’est un truand notoire ! » Au ton de sa recommandation, on aurait dit que ce patient avait pour le moins envoyé une fusée sur la Lune. Et ce médecin ne sentait même pas ce que cette façon de voir avait de dégradant pour lui-même, pour sa propre personne.
Les truands avaient très vite décelé le point faible d’Ivan Alexandrovitch (c’était le nom de ce savant). Dans le service qu’il dirigeait, il y avait toujours des gens en pleine forme faisant une cure de repos. « Le professeur est notre père à tous ! » s’esclaffaient les voleurs.
Ivan Alexandrovitch constituait de faux dossiers médicaux et, sans ménager son temps ni sa peine, rédigeait tous les jours des ordonnances, prescrivait des analyses, des examens…
J’ai eu l’occasion de lire une lettre qui lui était adressée d’une prison de transit par un groupe de truands lui demandant d’hospitaliser des compagnons d’armes qui, selon eux, avaient besoin de repos. Et peu à peu, les criminels figurant sur cette liste avaient été hospitalisés.
Ivan Alexandrovitch n’avait pas peur des truands. C’était un ancien de la Kolyma, il en avait vu d’autres, et les voleurs ne seraient arrivés à rien avec des menaces. Mais une tape amicale sur l’épaule, des compliments qu’Ivan Alexandrovitch prenait pour argent comptant, sa gloire dans le milieu, une gloire dont il ne comprenait pas la nature et qu’il ne voulait pas analyser, voilà ce qui le liait à cet univers. Comme beaucoup d’autres, il était hypnotisé par la toute-puissance des truands, et leur volonté était devenue la sienne.
Incommensurable, inimaginable est le mal qu’ont causé à la société ces longues années de courbettes devant la pègre, l’élément le plus pernicieux de la communauté, qui ne cesse d’empoisonner notre jeunesse de son haleine fétide.
La théorie de la refonte, fruit de considérations purement abstraites, a causé des dizaines, des centaines de milliers de morts supplémentaires sur les lieux de détention, et a donné naissance à un cauchemar de plusieurs années orchestré dans les camps par des gens indignes de porter le nom d’êtres humains.
L’argot du milieu change de temps à autre. Les variations de ce vocabulaire codé ne relèvent pas d’un processus de perfectionnement, mais sont une mesure de protection. Les truands savent que la police criminelle étudie leur langage. Un homme admis dans le « clan », qui essayerait de s’expliquer dans la « musique de la pègre » des années vingt, quand on disait « monter la garde » ou « faire le planton », éveillerait la suspicion chez des truands des années trente, habitués à l’expression « faire le gaffe ». Etc.
Nous n’avons pas une idée très nette ni très juste de la différence entre les truands et les voyous. Il va sans dire que ces groupes sont tous deux antisociaux, tous deux en guerre contre la société. Mais nous sommes très rarement capables d’apprécier le véritable danger que représente chacun d’eux, et de l’estimer à sa juste valeur. Il est incontestable que nous craignons les voyous davantage que les truands. Nous n’avons que très rarement affaire à ces derniers dans la vie quotidienne, et ces rencontres se produisent toujours, soit dans un commissariat, soit à la police criminelle, où nous tenons le rôle de victime ou de témoin. Le voyou, lui, est beaucoup plus menaçant : c’est le croque-mitaine ivre, le gars de la rue Tchoubarov[19], qui surgit sur le boulevard, au club, ou dans les couloirs de l’appartement communautaire. La propension traditionnelle des Russes à jouer les bravaches, leurs soûleries les jours de fête, leurs rixes d’ivrognes, les libertés qu’ils prennent avec les femmes, la grossièreté de leurs jurons, tout cela nous est familier et nous paraît bien plus terrible que le monde mystérieux de la pègre dont nous avons, par la faute de la littérature, une idée extrêmement confuse. Les employés de la police criminelle sont les seuls à apprécier à leur juste valeur voyous et truands. Mais l’exemple de Lev Cheïnine nous montre bien que ce savoir n’est pas toujours exploité correctement.
Nous ne savons pas ce qu’est un « régulier », un ourka, un truand, un repris de justice. Nous prenons pour un « casseur » important celui qui chaparde du linge sur une corde dans un jardin, et court prendre une cuite au buffet de la gare.
Nous ne nous doutons pas qu’un homme peut voler sans être un truand, sans appartenir au monde du crime. Nous ne comprenons pas qu’on peut tuer et cambrioler sans faire partie de la pègre. Il va de soi que les truands volent. Ils vivent de cela. Mais tous les voleurs ne sont pas des truands, et il est absolument indispensable de comprendre la différence. Le monde du crime existe à côté d’une autre forme de criminalité, à côté de la petite délinquance.
Il est vrai que la victime se soucie peu de savoir si celui qui lui a fauché ses cuillères en argent ou son costume « prince-de-galles » est un truand, un voleur professionnel sans lien avec la pègre, ou bien son voisin qui n’avait jamais volé de sa vie. Là, c’est à la police criminelle de s’y retrouver.
Nous craignons les voyous davantage que les truands. Il est clair qu’aucune milice populaire ne réglera le problème de la pègre, dont nous nous faisons malheureusement une idée totalement erronée. On imagine parfois de mystérieux malfrats qui vivent au fond d’un souterrain en se cachant sous de faux noms. Ils ne s’en prennent qu’aux caisses et aux magasins d’État. Ces Cascarilles ne touchent pas au linge qui sèche sur une corde, et ces « nobles malfaiteurs », le citoyen moyen est même ravi de les aider : il lui arrive de les cacher de la milice, soit par romantisme, soit, et c’est plus fréquent, par pétoche.
Le petit délinquant est plus effrayant. Il fait partie de notre quotidien, de notre entourage, il est tout proche. Il fait peur. Nous cherchons protection contre lui auprès de la police ou des milices populaires.
Et pourtant un voyou, quel qu’il soit, est encore à la frontière de l’humain. Le voleur-truand, lui, se situe hors de la morale humaine.
N’importe quel assassin, n’importe quel voyou n’est rien auprès d’un truand. Celui-ci est aussi un assassin et un voyou, mais avec quelque chose en plus qui n’a quasiment pas de nom dans le langage humain.
Les employés du système carcéral et de la police criminelle n’aiment guère divulguer leurs importants souvenirs. Nous avons des milliers de romans policiers de bas étage. Mais pas un seul ouvrage sérieux et consciencieux sur le monde du crime, écrit par un employé ayant eu pour fonction de lutter contre lui.
Or, c’est une couche sociale stable, qu’il serait plus juste de qualifier d’antisociale. Elle injecte son poison dans la vie de nos enfants, combat notre société, et remporte parfois des succès parce qu’on la traite avec confiance et naïveté, alors qu’elle, elle se bat avec de tout autres armes, celles de l’infamie, du mensonge, de la traîtrise, de la fourberie ; et elle survit en bernant les chefs les uns après les autres. Plus le fonctionnaire est haut placé, plus il est facile à rouler.
Les truands eux-mêmes considèrent les voyous d’un très mauvais œil. « Ce n’est pas un truand, ce n’est qu’un voyou ! » « Ce sont là des façons d’agir de voyou, indignes d’un truand. » Ce genre de réflexions, prononcées avec cet accent de la pègre impossible à rendre, sont courantes dans le monde du crime. Ces tartufferies typiques se rencontrent à chaque pas. Les truands tiennent à se distinguer des délinquants, à se placer bien au-dessus d’eux, et ils insistent pour que l’homme moyen fasse la différence.
C’est dans ce sens que l’on éduque le jeune truand. Il ne doit pas être un voyou, et l’image du « gentleman cambrioleur » est à la fois ce qui reste des rômans qu’il a écoutés, et son credo officiel. Il y a également dans cette image une sorte de nostalgie pour un idéal inaccessible. Aussi « l’élégance » et la « distinction » des manières sont-elles très prisées dans leur univers souterrain. C’est là l’origine de l’apparition, dans le vocabulaire de la pègre, d’expressions comme « le monde du crime », « frayer avec », « s’asseoir à la même table », tout cela n’a rien d’emphatique ni d’ironique. Ce sont des termes dotés d’un sens précis, des expressions courantes.
Les « sutras » de la pègre proclament qu’un truand ne doit pas être un voyou.
Sobrement vêtu à l’anglaise d’un manteau gris,
Une fleur à la boutonnière,
Il quitta la capitale à sept heures et demie,
Sans un regard en arrière.
Voilà l’idéal, le portrait classique du caïd, du gentleman cambrioleur, de Cascarille, le héros du film Un procès pour trois millions.
Les agissements de voyou, c’est trop sage, trop raisonnable pour un ourka. Eux, ils se divertissent autrement. Tuer quelqu’un, lui ouvrir le ventre, en sortir les intestins et étrangler une autre victime avec, ça, ce sont des façons de truand, et ce genre de choses s’est déjà vu. Beaucoup de chefs de brigade étaient assassinés dans les camps, mais scier le cou d’un homme vivant avec une scie à deux poignées… Seul un cerveau de truand, un cerveau inhumain, pouvait être capable d’une invention aussi macabre.
Les actes de délinquance les plus crapuleux ressemblent à des jeux d’enfants innocents auprès des distractions habituelles de la pègre.
Les truands peuvent bambocher, s’enivrer et faire la noce entre eux, dans leur « planque », sans esclandre, en ne montrant les limites de leur dévergondage qu’à leurs camarades et aux néophytes béats d’admiration dont l’affiliation à l’ordre n’est plus qu’une question de jours.
La petite délinquance, le chapardage, c’est la périphérie du monde de la pègre, la zone frontalière où la société rencontre son antipode.
Le recrutement des jeunes ou des nouveaux se fait rarement parmi les voyous. À moins que ceux-ci ne renoncent à leurs débordements et, marqués du sceau de la prison, ne passent dans les rangs de la pègre, où ils ne joueront jamais un grand rôle, ni dans le domaine de l’idéologie ni dans celui de l’élaboration des lois.
Les « cadres » du milieu sont des voleurs héréditaires ou des hommes qui ont suivi le cursus du crime dès leur enfance, qui ont couru chercher de la vodka et des cigarettes pour les anciens, qui ont fait le guet ou « le gaffe », qui se sont faufilés par des vasistas pour ouvrir la porte aux cambrioleurs, et se sont endurcis en prison avant de monter des coups par eux-mêmes.
La pègre est l’ennemi du pouvoir, de tout pouvoir quel qu’il soit. Cela, les « penseurs » du milieu le comprennent très bien. Ils n’idéalisent pas le moins du monde l’époque héroïque des « vétérans » et des « bagnareux ». Le « vétéran », c’est le surnom donné aux détenus des bataillons de prisonniers tsaristes. Le « bagnareux » est celui qui a séjourné dans les bagnes du tsar, à Sakhaline, à Kolessoukha. À la Kolyma, les provinces du centre sont toujours appelées le « continent », bien que Tchoukotka ne soit pas une île, mais une presqu’île. Ce continent est entré dans la littérature, dans le langage journalistique et dans les documents officiels. Ce terme imagé est né, lui aussi, dans le monde des truands. La liaison par mer, la ligne maritime Vladivostok-Magadane, le débarquement sur des rocs dénudés, tout cela ressemblait beaucoup aux tableaux du passé, de Sakhaline. C’est ainsi que l’on considère Vladivostok comme une ville du continent, bien que la Kolyma ne soit jamais qualifiée d’île.
Le monde de la pègre est un monde qui appartient au présent, à un présent bien réel. Les malfrats comprennent à merveille que le légendaire Gorbatchevski de la chanson Gorbatchevski est grillé / c’est comme un coup de tonnerre n’est pas un héros plus grand que Vanka Tchibis du gisement voisin.
L’étranger ne tente pas les truands chevronnés, et ceux qui y sont allés pendant la guerre n’en font pas l’éloge, ils critiquent surtout l’Allemagne, à cause de l’extrême sévérité des châtiments pour vol et assassinat. En France, la vie est un peu plus douce pour eux, mais les théories sur la rééducation n’ont aucun succès là-bas, et la pègre a du mal à s’en sortir. Chez nous, les conditions de vie leur paraissent relativement agréables : ils profitent de cette confiance illimitée dont nous sommes si prodigues, et de nos innombrables et sempiternelles refontes.
Il faut compter au nombre des « légendes à l’œuvre » de la pègre cette fanfaronnade de truands qui consiste à affirmer qu’un vrai ourka fuit la prison et la maudit. Qu’elle n’est qu’une triste nécessité de la profession. C’est aussi de la coquetterie, de l’affectation. Et c’est un mensonge, comme tout ce qui sort de leur bouche.
Le « monte-en-l’air » Iouzik Zagorski (un Polonais) se vantait avec force grimaces et simagrées de n’avoir passé en prison que huit années sur les vingt de sa carrière de voleur. Il prétendait qu’après un bon coup, il ne buvait pas et ne faisait pas la noce. Imaginez-vous qu’il fréquentait l’opéra, où il avait un abonnement, et ne se remettait à voler qu’une fois l’argent épuisé. Exactement comme dans la chanson :
C’est dans un parc, à un concert,
Que j’ai rencontré une beauté de rêve
L’argent a fondu comme neige au soleil,
Et voilà qu’il faut replonger
Tête la première dans la grisaille
De cette ville pleine de canailles.
Mais notre amateur de bel canto ne pouvait citer un seul des opéras qu’il avait écoutés avec tant d’émotion.
Iouzik s’était visiblement trompé de registre, et la conversation s’arrêta là. Bien entendu, il avait puisé son goût pour l’opéra dans des rômans maintes fois entendus durant ses soirées en cellule.
Quant à la prison, il bluffait en répétant les propos d’un truand plus important.
Les truands disent ressentir au moment d’un vol une émotion d’un genre particulier, une vibration des nerfs qui apparente le larcin à l’acte créateur, à l’inspiration. Ils éprouvent une tension, une exaltation très particulière qui, par son attrait, sa plénitude, sa profondeur et sa force, ne peut se comparer à rien.
On dit que celui qui vole vit des instants incommensurablement plus intenses que le joueur devant le tapis vert, ou plutôt devant l’oreiller, la table de jeu traditionnelle de la pègre.
— Tu glisses la main dans une pelure, raconte un pickpocket, et t’as le cœur qui bat la chamade… Le temps de sortir ce maudit portefeuille dans lequel il n’y a peut-être que deux roubles, t’as l’impression de mourir et de ressusciter des milliers de fois.
Il y a des vols absolument sans danger, mais « l’angoisse du créateur », « l’inspiration » sont toujours au rendez-vous. La sensation du risque, du jeu, de la vie.
Le truand ne se soucie pas le moins du monde de ceux qu’il dépouille. Au camp, il lui arrive de dérober des hardes parfaitement inutiles, juste pour le plaisir, pour éprouver une fois de plus la « haute maladie[20] » du vol. Ceux-là, on les appelle les « intoxiqués ». Mais les adeptes de l’art pour l’art sont rares dans les camps. La plupart préfèrent détrousser au lieu de voler, dévaliser sans vergogne et ouvertement en arrachant à leurs victimes, au vu et au su de tous, leur veston, leur écharpe, leur sucre, leur beurre, leur tabac – tout ce qui se mange et tout ce qui peut servir de monnaie d’échange dans les parties de cartes.
Un voleur de chemin de fer racontait l’exaltation qu’il ressentait en ouvrant une « angleuse » (une valise) volée. « On ne force jamais la serrure, disait-il, on cogne le couvercle contre une pierre, et ça s’ouvre tout seul. »
Cette « inspiration » n’a rien à voir avec la simple audace. D’ailleurs, « audace » n’est pas le mot qui convient. Il s’agit d’impudence à l’état pur, une impudence sans limites que seuls de solides garde-fous peuvent juguler.
L’activité de voleur n’entraîne aucune tension psychologique se traduisant par des remords de conscience.
Les cartes occupent une très grande place dans la vie des truands.
Tous ne sont pas des joueurs de cartes passionnés, des « intoxiqués » perdant jusqu’à leur dernière chemise dans la bataille. Perdre n’est pas considéré comme un déshonneur.
Néanmoins, tous les truands savent jouer. Cela va de soi. Savoir jouer aux cartes entre dans le code de chevalerie d’un « mec » de la pègre. Les jeux que tout truand est tenu de connaître et qu’il apprend dès l’enfance sont peu nombreux. Les jeunes s’entraînent constamment, tant à fabriquer des cartes qu’à maîtriser l’art de « monter la mise ».
À propos, cette expression de joueur qui signifie augmenter l’enjeu, Tchekhov l’a transcrite dans L’île de Sakhaline par « mon thé à la mise », et l’a présentée comme une expression en vigueur parmi les criminels. Cette erreur se promène donc dans toutes les éditions de L’île de Sakhaline, y compris celles de l’Académie. L’écrivain a mal entendu cette formule tout ce qu’il y a de plus ordinaire.
Le monde des truands est un monde routinier. La force des traditions y est très puissante. C’est pourquoi ils ont conservé des jeux qui ont disparu depuis longtemps de la vie courante. Le conseiller d’État Stoss du « Portrait » de Gogol[21] est toujours une réalité chez eux. Le mot stoss désignant un jeu séculaire se prononce aujourd’hui stos, ce qui le rend plus mobile du point de vue lexical. Dans un récit de Kavérine, des petits vagabonds chantent une romance célèbre en changeant les mots à leur idée et à leur goût : « La rose noire / blême de chagrin… ».
Tout truand doit savoir jouer au stoss, corner les cartes comme Hermann ou Tchékalinski[22].
Le deuxième jeu, le plus répandu, est la boura, nom que les truands donnent au trente et un. La boura, apparentée au vingt et un, est restée un jeu de la pègre. Les voleurs ne jouent pas au vingt et un entre eux.
Le troisième, le plus compliqué, qui se joue en notant les points, c’est le tertz, une variante du cinq cent un. Ce sont des virtuoses qui s’y adonnent, des anciens, l’aristocratie de la pègre, les plus instruits.
Tous leurs jeux de cartes se distinguent par un nombre exceptionnel de règles qu’il faut garder en mémoire, et le gagnant est celui qui s’en souvient le mieux.
Les parties sont toujours des duels. Les truands ne jouent jamais à plusieurs, mais à un contre un, séparés par le traditionnel oreiller.
Quand l’un d’eux a perdu, quelqu’un d’autre s’assied en face du vainqueur et, tant qu’il reste de quoi ponter, la bataille continue.
D’après les règles, des règles tacites, le gagnant n’a pas le droit d’arrêter le jeu tant qu’il y a du « répondant » : pantalon, chandail, veston. En général, la valeur des vêtements misés est fixée d’un commun accord, et les effets sont joués comme de l’argent. Il faut garder tous les comptes en mémoire et savoir se défendre, ne pas se faire léser, rouler.
Tricher aux cartes est un titre de gloire. L’adversaire doit surprendre le tricheur et le confondre, c’est ainsi qu’il remporte la partie.
Tous les truands sont des tricheurs, mais c’est dans l’ordre des choses. À l’autre de démasquer, de prendre sur le fait, de prouver… C’est dans cet esprit qu’ils jouent, en se roulant mutuellement, chacun appliquant ses recettes sous le contrôle de l’autre.
Une bataille de cartes, si elle a lieu dans un endroit sûr, s’accompagne d’un flot ininterrompu d’insultes et de jurons obscènes. La partie se déroule au milieu de cet échange de grossièretés. Les vieux ourkas prétendent que, de leur temps, on ne s’invectivait pas de façon aussi affreuse et aussi ordurière en jouant aux cartes. Les caïds blanchis sous le harnais hochent la tête et murmurent : « Ô temps, ô mœurs ! » Les manières des truands se dégradent d’année en année.
En prison et dans les camps, on confectionne des cartes avec une célérité fantastique, le mécanisme de leur fabrication ayant été mis au point par l’expérience de générations de voleurs. C’est tout ce qu’il y a de plus rationnel et de plus facile. Il faut pour cela de la colle, c’est-à-dire du pain, la ration qu’on a toujours sous la main et que l’on peut très vite mâchonner pour en faire une pâte collante. Il faut du papier, et l’on peut aussi bien utiliser un journal que du papier d’emballage, une brochure ou un livre. Il faut un couteau, mais dans quelle cellule, dans quelle prison de transit n’en trouve-t-on pas ?
Et il faut, c’est le plus important, un crayon chimique pour les couleurs. Voilà pourquoi les truands gardent avec tant de soin des mines de crayons chimiques en les préservant de toutes les fouilles. Ces bouts de crayon remplissent deux offices : quand on se trouve dans une situation critique, on peut s’en mettre dans les yeux, ce qui oblige l’aide-médecin ou le médecin à vous hospitaliser. Il arrive que l’hôpital soit la seule issue dans des circonstances difficiles et menaçantes. Si l’aide médicale vient à tarder, cela finit très mal. Bien des truands sont devenus aveugles à la suite de cette opération téméraire. Mais beaucoup ont ainsi échappé à un danger et ont pu se cacher à l’hôpital. Ça, c’est la fonction « de secours » du crayon chimique.
Les jeunes « petits chefs » croient que ces crayons servent à confectionner des cachets, des tampons, de faux papiers. Ce genre d’usage est extrêmement rare et, même lorsque c’est le cas, ils ont aussi une autre utilité.
Le but essentiel de l’acquisition et du recel de ces crayons, la raison pour laquelle leur prix est bien plus élevé que celui des crayons de graphite, c’est l’usage que l’on en fait pour colorier les cartes, pour les « imprimer ».
On commence par préparer un stéréotype. Ce n’est pas un terme de la pègre, mais il est très courant dans la langue des prisons. On découpe dans le stéréotype le dessin des « couleurs », les cartes des truands n’ont ni rouge ni noir. Toutes les « couleurs » sont de la même teinte. Le valet a un dessin double, puisqu’il vaut deux points selon les conventions internationales. La dame a trois dessins reliés entre eux. Le roi, quatre. L’as, un assemblage de plusieurs dessins au centre de la carte. Les sept, huit, neuf et dix ont la configuration ordinaire, comme dans les jeux dont l’État a le monopole.
Le pain mâché est égoutté à travers un chiffon et, à l’aide de cette colle idéale, on fixe ensemble deux feuillets d’un papier fin que l’on fait ensuite sécher, puis, avec un couteau tranchant, on découpe le nombre de cartes voulu. On enveloppe le crayon chimique dans un tissu humide, et la machine à imprimer est prête. Le stéréotype, posé sur le papier et enduit d’encre violette, laisse le dessin désiré au recto des cartes.
Si le papier est épais, comme dans les éditions Académia, on se contente de le découper et d’« imprimer » les cartes.
La fabrication d’un jeu, séchage compris, prend deux heures.
Telle est la façon la plus rationnelle de fabriquer des cartes, une méthode inspirée par une expérience séculaire. La recette, applicable dans n’importe quelles circonstances, est à la portée de n’importe qui.
Lors des fouilles et au moment de la remise des colis, les crayons chimiques sont scrupuleusement confisqués par les gardes. Il y a des ordres stricts à ce sujet.
On raconte que les truands jouent aux cartes des jeunes filles libres, il y a une histoire de ce genre dans Les Aristocrates de Pogodine. Je pense que c’est un de leurs mythes. Il ne m’est jamais arrivé d’assister à des scènes de La Trésorière de Lermontov[23].
On raconte qu’ils jouent des manteaux que les caves ont encore sur le dos. Je n’ai jamais vu non plus de parties de ce genre, bien que cela n’ait rien d’invraisemblable. Je pense néanmoins que, dans ce cas, il s’agit plutôt d’une mise « à crédit », et qu’il faut trouver, voler un manteau ou quelque chose d’équivalent dans un délai donné.
Il arrive qu’une partie dure deux ou trois jours. Tout a été perdu, le jeu touche à sa fin. Des montagnes de chandails, de pantalons, d’écharpes et d’oreillers s’élèvent derrière le gagnant. Le perdant supplie : « Laisse-moi me refaire, donne-moi encore une chance, fais-moi crédit, tu seras “livré” demain. » Si le gagnant a le cœur généreux, il accepte et le jeu continue, avec un perdant jouant à crédit. Il est possible que celui-ci gagne, que la chance tourne, qu’il récupère les vêtements l’un après l’autre, qu’il ressuscite et devienne lui-même le vainqueur… Mais il peut aussi perdre.
On ne joue « à crédit » qu’une fois, la somme convenue ne varie plus, et le délai de « livraison » de la dette n’est jamais prolongé.
Si le vêtement ou l’argent ne sont pas remis en temps voulu, le perdant est déclaré « flambé », et il n’a plus d’autre issue que le suicide, ou l’évasion de la prison, du camp, la fuite aux cinq cents diables. Il doit payer en temps voulu sa dette de jeu, une dette d’honneur !
C’est alors qu’apparaissent ces manteaux encore tout tièdes de la chaleur des caves. Que faire ? L’honneur, ou plutôt la vie, d’un truand, vaut bien davantage qu’un manteau de cave !
Quant au caractère sordide de leurs exigences morales, à leur qualité et à leur envergure, nous en avons déjà parlé. Elles sont très particulières et n’ont pas grand-chose d’humain.
Il existe encore un autre point de vue sur le comportement des truands. Ce seraient des malades mentaux, et donc, en un certain sens, des irresponsables. Il n’y a pas de doute que les truands sont tous des hystériques et des neurasthéniques. Leur fameux « souffle » et leur tendance à « se monter la tête » témoignent de l’ébranlement de leur système nerveux. Les sanguins et les flegmatiques sont extrêmement rares parmi eux, bien qu’il y en ait quelques-uns. Karlov, un célèbre pickpocket surnommé l’Entrepreneur (la Pravda a parlé de lui dans les années trente, quand il s’est fait prendre à la gare de Kazan), était un bon vivant corpulent et ventripotent au teint vermeil. Mais c’est une exception.
Certains savants considèrent que le meurtre est une psychose.
Si les truands sont des malades mentaux, il faut les enfermer pour toujours dans des asiles de fous.
Nous, nous pensons que le monde du crime est un univers très particulier d’hommes qui ne sont plus des êtres humains.
Ce monde a toujours existé et il existe encore aujourd’hui, corrompant notre jeunesse et l’empoisonnant de son haleine.
Toute la psychologie des truands repose sur une observation ancienne, séculaire : jamais leurs victimes ne commettront ni ne pourront même songer à commettre les actes qu’ils se font, eux, un plaisir de perpétrer, le cœur léger et l’âme tranquille, chaque jour, à chaque instant. Là est leur force, dans une abjection sans limites, dans l’absence de toute morale. Pour la pègre, il n’y a rien d’excessif. Si, d’après sa loi, un voleur ne considère pas comme un honneur et une gloire d’écrire des dénonciations contre des caves, il n’en est pas moins tout à fait disposé, dans son intérêt personnel, à rédiger « un rapport » sur l’un de ses voisins caves et à le remettre aux autorités. C’est un fait notoire qu’à partir de 1938 et jusqu’en 1953, les autorités concentrationnaires ont reçu la visite de milliers de truands venant leur déclarer qu’en tant que véritables « amis du peuple », ils étaient dans l’obligation de dénoncer des « fascistes » et des « contre-révolutionnaires ». Ces délations ont eu un caractère massif car, dans les camps, les détenus issus de l’intelligentsia, les « Ivan Ivanovitch », ont toujours été l’objet d’une haine indéfectible de la part des voleurs.
Il fut un temps où les pickpockets constituaient l’élément le plus qualifié de la pègre. Les virtuoses du vol à la tire suivaient même une sorte de formation, ils apprenaient à maîtriser les techniques de leur artisanat et tiraient orgueil de leur spécialité. Ils partaient pour de longues expéditions et, pendant leurs tournées, restaient toujours fidèles à leur savoir-faire, sans se commettre dans des casses ou des escroqueries. L’insignifiance du châtiment encouru pour le vol à la tire et la commodité du butin, de l’argent liquide, voilà les deux raisons qui incitaient les truands à devenir pickpockets. L’art de savoir se tenir dans n’importe quelle « société » sans se trahir était également l’un des mérites essentiels des maîtres du vol à la tire.
Hélas, la politique monétaire a transformé le « salaire » des pickpockets en revenus de misère, compte tenu des risques et des responsabilités. Un vulgaire vol de linge séchant sur un fil s’avérait plus rentable et plus agréable, cela rapportait beaucoup plus qu’un portefeuille subtilisé dans un autobus ou un tramway. On ne trouve jamais mille roubles dans une poche, alors que n’importe quelle « pelure », même en comptant les frais de recel, vaut bien davantage que l’argent trouvé dans la plupart des portefeuilles.
Les voleurs à la tire ont changé de spécialité et sont entrés dans les rangs des cambrioleurs.
Et pourtant, « sang de filou » n’est pas synonyme de « sang bleu ». Même un cave peut en avoir une goutte, s’il partage certaines convictions de la pègre, s’il vient en aide à des « mecs », s’il approuve leur loi.
Du sang de filou, même un instructeur peut en avoir, s’il comprend l’âme de la pègre et se sent avec elle des affinités secrètes. Et même un directeur de camp (et ce n’est pas si rare), s’il accorde aux truands d’importants privilèges, sans avoir reçu de pots-de-vin ni de menaces. Toutes les chiennes ont du sang de filou, ce n’est pas pour rien qu’ils ont été jadis des voleurs. Ces gens-là peuvent aider un truand, et celui-ci doit en tenir compte. Du sang de filou, tous les « rangés » en ont, c’est-à-dire ceux qui ont quitté la pègre, qui ont cessé de voler et se sont mis à travailler honnêtement. Il y en a qui le font, ce ne sont pas des chiennes, et ils n’inspirent aucune animosité. À l’occasion, dans une situation difficile, ils peuvent même donner un coup de main – leur sang de filou ressort.
Les indics, les receleurs et les tenanciers des bordels de la pègre ont sans aucun doute du sang de filou.
Ont une goutte de sang de filou tous les caves qui, d’une façon ou d’une autre, ont rendu service à un gars du milieu.
Tel est le compliment ignoble et dégradant que les truands dispensent à tous ceux qui font preuve de complaisance envers la pègre, à tous ceux qu’ils roulent et payent de cette flatterie bon marché.
1959