La cascade
En juillet, quand la température diurne atteint quarante degrés Celsius – l’équilibre thermique de la continentale Kolyma –, la puissance de pluies inattendues fait surgir dans les clairières des forêts, au grand effroi des gens, des bolets anormalement énormes, à la peau glissante de serpent, une peau de serpent aux teintes vives : rouge, bleue et jaune… Ces pluies soudaines n’apportent qu’un soulagement fugace à la taïga, à la forêt, à la pierre, à la mousse et au lichen. La nature ne pouvait espérer cette pluie féconde, vivifiante et bienfaisante. La pluie révèle toutes les forces cachées de la nature et les chapeaux des bolets s’alourdissent, se développent jusqu’à faire un demi-mètre de diamètre. Ce sont des champignons effrayants, monstrueux. La pluie n’apporte qu’un soulagement fugace : la glace hivernale et éternelle dort dans les gorges profondes. Les champignons et leur jeune force ne sont absolument pas faits pour la glace. Nulle pluie, nul torrent ne peut mettre en péril ces blocs de glace lisses, couleur d’aluminium. La glace recouvre les pierres du torrent, semblable au ciment d’une piste d’aérodrome… Et sur le lit du torrent, sur cette piste d’envol, l’eau accélère sa course, son courant, l’eau accumulée dans les plis montagneux après les abondantes pluies, pour s’envoler, unie à la neige fondue qu’elle a transformée en eau dans un appel à rejoindre le ciel, à s’élancer dans les airs…
L’eau tumultueuse dévale des sommets montagneux, dégringole dans les gorges et se fraie un chemin jusqu’au lit de la rivière où le duel entre le soleil et la glace est déjà terminé, où la glace a fondu. Le torrent est encore gelé. Mais une glace de trois mètres d’épaisseur n’est pas un obstacle. L’eau court droit à la rivière sur cette piste d’envol gelée. Dans le ciel bleu, le torrent semble d’aluminium, un aluminium à la fois opaque, clair et léger. Le torrent prend son élan sur la glace lisse et brillante. Il court, puis se jette dans les airs. Bien avant, dès le début de sa course, tout au sommet des rochers, le torrent se prend pour un avion : s’envoler au-dessus de la rivière est son seul et unique désir.
Après avoir couru, le torrent dont la forme évoque un cigare, le torrent d’aluminium s’élance dans les airs et saute de la falaise dans le ciel. Il est le serf Nikitka, l’inventeur des ailes, des ailes d’oiseau. Il est Tatline « Letatline[87] » qui a confié au bois le secret des ailes d’oiseau. Il est Lilienthal[88].
Le torrent court à une vitesse folle et saute, il n’a pas le choix : les flots qui déferlent compriment ceux qui sont plus proches du bord de la falaise.
Il saute dans l’air et se brise contre lui. L’air révèle une puissance de pierre, une résistance de pierre : c’est à première vue seulement que l’air semble être le « milieu » des manuels d’école, un milieu libre où l’on peut respirer, bouger, vivre, voler.
On voit distinctement le jet d’eau cristallin heurter la muraille d’air bleue, la muraille solide, la muraille aérienne. L’eau s’y heurte et s’y brise en mille éclats, en embruns, en gouttelettes, pour chuter, impuissante, de dix mètres de haut dans une gorge.
Ainsi, les flots géants accumulés dans les gorges, dont la puissance, en pleine course, suffit à détruire les rochers du rivage, à déraciner les arbres et à les projeter dans le courant avec leurs racines, à ébranler et à briser les rochers, à tout balayer sur son passage selon la loi des grandes crues, sont trop faibles pour vaincre la stagnation de l’air, cet air qui se laisse respirer si facilement, transparent et accommodant, au point d’être invisible, et que l’on dirait le symbole de la liberté. Cet air, donc, a une puissance statique qu’aucun rocher, aucun courant ne peut vaincre.
Les embruns, les gouttelettes s’unissent aussitôt pour se briser à nouveau, puis, hurlant et sanglotant, atteindre le lit de la rivière, les énormes blocs de pierre polis par les siècles, les millénaires…
Le torrent se faufile jusqu’au lit de la rivière par des milliers de petits chemins parmi les blocs erratiques, les roches et les galets que les gouttes, les ruisselets, les filets d’eau – de l’eau domptée – hésitent ne serait-ce qu’à remuer un peu. Le torrent défait, dompté, glisse tranquillement, silencieusement dans la rivière en traçant un demi-cercle lumineux dans l’eau sombre qui poursuit son cours. Celle-ci se moque bien du torrent « Letatline », du torrent-Lilienthal. Elle n’a pas le temps de ralentir. Pourtant, elle s’écarte un tout petit peu pour faire place à l’eau claire du torrent vaincu et l’on peut voir des poissons de montagne, les ombres, monter des profondeurs vers le demi-cercle lumineux et jeter un coup d’œil au torrent. Les ombres se massent dans la rivière sombre, près du demi-cercle d’eau claire, à l’embouchure du torrent. La pêche y est toujours excellente.
1966