Le pain d’autrui
C’était le pain d’autrui, le pain de mon camarade. Ce dernier n’avait confiance qu’en moi, il était allé travailler avec l’équipe de jour me laissant son pain à l’intérieur d’une petite mallette russe en bois. Maintenant, on n’en fabrique plus, mais, dans les années vingt, les belles de Moscou se pavanaient avec ces petites valises en « crocodile » artificiel, ça faisait sport ! Dans la mallette, il y avait le pain, une ration. Si on secoue la boîte, on entend le pain se retourner. La mallette reposait sous ma tête. Longtemps, je fus incapable de dormir. Un homme affamé dort mal. Moi, je n’arrivais pas à m’endormir parce que j’avais du pain sous ma tête, le pain d’autrui, le pain de mon camarade. Je m’assis sur ma couchette… J’avais l’impression que tout le monde me regardait, savait ce que je m’apprêtais à faire. Près de la fenêtre, le chef de baraque ravaudait quelque chose. Il y avait un autre homme dont j’ignorais le nom et qui, comme moi, était de l’équipe de nuit et reposait sur la couchette d’un autre, au milieu de la baraque, les pieds contre le poêle métallique tout chaud. Cette chaleur ne parvenait pas jusqu’à moi. L’homme était couché sur le dos, le visage tourné vers le plafond. Je m’approchai de lui : il avait les yeux fermés. Je jetai un coup d’œil sur les châlits du haut : dans l’angle de la baraque, quelqu’un était endormi ou simplement allongé, recouvert d’un tas de chiffons. Je me recouchai, fermement décidé à m’endormir profondément. Je comptai jusqu’à mille et me levai de nouveau. J’ouvris la mallette et je sortis le pain. C’était une ration de « trois cent », froide comme un bout de bois. Je la portai à mes narines et je perçus en secret l’odeur à peine perceptible du pain. Je remis le bout de pain dans la mallette, puis le sortis de nouveau. Je retournai la boîte et fis tomber au creux de ma main quelques miettes. Je les cueillis d’un coup de langue, ma bouche se remplit instantanément de salive et les miettes fondirent. Je n’hésitai plus. Je détachai trois minuscules bouts de pain, pas plus gros que l’ongle de mon petit doigt, je remis le pain dans la mallette et je me rallongeai. Je cassai et suçai les miettes de pain. Puis je m’endormis, fier de n’avoir pas volé le pain de mon camarade.
1967