À propos d’une faute
commise par la littérature *
La littérature de fiction a toujours représenté le monde des criminels avec sympathie, parfois avec complaisance. Elle a paré la pègre d’une auréole romantique, se laissant séduire par son clinquant de pacotille. Les artistes n’ont pas su discerner le véritable et répugnant visage de cet univers. C’est un péché pédagogique, une erreur que notre jeunesse paye très cher. Pour un gamin de quatorze, quinze ans, être fasciné par les figures « héroïques » de ce monde, c’est pardonnable ; pour un artiste, cela ne l’est pas. Pourtant, même parmi les grands écrivains, nous n’en trouvons aucun qui, ayant perçu le vrai visage du truand, s’en soit détourné ou l’ait stigmatisé, comme tout grand artiste se doit de stigmatiser ce qui est moralement inadmissible. Par un caprice de l’histoire, les apôtres les plus éloquents de la conscience et de l’honneur, comme Victor Hugo, par exemple, ont tout fait pour porter aux nues l’univers des malfaiteurs. Hugo avait l’impression que le monde du crime était une couche de la société qui protestait vigoureusement, résolument et ouvertement, contre l’hypocrisie de l’ordre régnant. Mais Hugo ne s’est pas donné la peine d’examiner pourquoi cette communauté de voleurs combattait n’importe quel pouvoir en place. Bien des garçons ont cherché à rencontrer des « misérables » en chair et en os après avoir lu ses romans. Le surnom de Jean Valjean existe encore aujourd’hui chez les truands.
Dans ses Souvenirs de la maison des morts, Dostoïevski évite de donner une réponse claire et nette à cette question. Aux yeux du véritable monde du crime, des vrais malfrats, tous ces Pétrov, ces Loutchka, ces Souchilov et ces Gazine[1] sont des « pékins », des « caves », des « jobards », des « petits mecs », c’est-à-dire des hommes que la pègre méprise, dévalise et piétine. À leurs yeux, les assassins et voleurs Pétrov et Souchilov sont beaucoup plus proches de l’auteur des Souvenirs de la maison des morts que d’eux-mêmes. Les voleurs de Dostoïevski sont destinés à être rossés et dépouillés au même titre qu’Alexandre Pétrovitch Goriantchikov[2] et ses pairs, quel que soit l’abîme qui sépare les criminels d’origine noble du petit peuple. Il est difficile de dire pourquoi Dostoïevski ne s’est pas résolu à donner des truands une image véridique. Car un truand, ce n’est pas un homme qui a commis un vol. On peut voler, et même voler systématiquement, sans être un truand, c’est-à-dire sans appartenir à cet ordre clandestin abject. Manifestement, cette espèce n’existait pas dans le bagne de Dostoïevski. Généralement, ses représentants ne sont pas condamnés à d’aussi longues peines car, dans sa majorité, elle n’est pas composée d’assassins. Ou plus exactement, elle ne l’était pas à l’époque de Dostoïevski. Les truands ayant trempé dans des affaires « mouillées »[3], ceux qui avaient la main « audacieuse », n’étaient pas si nombreux dans la pègre. Les cambrioleurs, les monte-en-l’air, les escrocs, les pickpockets, voilà les catégories principales de la société des ourkas ou des ourkatchs, comme se désignent eux-mêmes les truands. « Le monde du crime » est un terme, une expression dotée d’une signification précise. Un filou, un ourka, un ourkagan, un mec, un truand, ce sont des synonymes. Dostoïevski n’en a pas rencontré dans son bagne ; si cela avait été le cas, peut-être aurions-nous été privés des meilleures pages de ce livre, celles qui affirment sa foi en l’homme, en l’existence d’un principe du Bien dans la nature humaine. Mais Dostoïevski n’a pas rencontré de truands. Les forçats héros des Souvenirs de la maison des morts sont des criminels par accident, comme Alexandre Pétrovitch Goriantchikov lui-même. Les larcins qu’ils commettent les uns envers les autres, par exemple, et sur lesquels Dostoïevski revient à plusieurs reprises en les soulignant tout particulièrement, n’est-ce pas une chose inconcevable dans le monde de la pègre ? Chez eux, on dépouille les caves, on se partage le butin, on joue aux cartes les vêtements qui passent ensuite de main en main, de truand en truand, au gré de leurs victoires au stoss ou à la boura. Dans la Maison des morts, Gazine vend de l’alcool, et d’autres cabaretiers font de même. Mais les truands lui auraient immédiatement confisqué sa marchandise, et il n’aurait pas eu le temps de faire carrière.
D’après l’ancienne « loi », un truand est tenu de ne pas travailler sur son lieu de détention, ce sont les caves qui doivent trimer pour lui. Dans leur univers, les Miasnikov et les Varlamov auraient reçu le sobriquet méprisant de « débardeurs de la Volga ». Tous ces « troufions » (c’est-à-dire ces soldats), ces « branleurs », ces « maris d’Akoulka[4] », ce ne sont pas du tout des professionnels du crime, des truands. Ce sont simplement des gens qui se sont heurtés à la force négative de la loi par mégarde, qui ont franchi une certaine frontière en errant dans les ténèbres, comme Akim Akimovitch, le type même du cave. Car la pègre, c’est un monde qui a sa propre loi et mène une guerre éternelle contre l’univers représenté par Akim Akimovitch et Pétrov, ainsi que par le major aux « huit-z-yeux[5] ». Le major est même plus proche des truands. Il est une autorité mandée par Dieu et, dans la mesure où il représente le pouvoir, les relations avec lui sont simples. N’importe quel truand peut le faire marcher en lui parlant de justice, d’honneur et autres belles idées. Il y a des siècles qu’il se fait embobiner. Le naïf major tout boutonneux est leur ennemi déclaré, tandis que les Akim Akimovitch et les Pétrov, eux, sont leurs victimes.
Dans aucun des romans de Dostoïevski on ne trouve de description de truands. Dostoïevski n’en a pas connu, et s’il en a vu, rencontré, il s’en est détourné en tant qu’artiste.
Il n’y a pas de portrait frappant de cette sorte d’hommes chez Tolstoï, même dans Résurrection, où l’écrivain s’arrange pour peindre ce genre de personnages de l’extérieur, sans engager sa responsabilité.
Tchekhov, lui, s’est heurté à cet univers. Durant son voyage à Sakhaline, il s’est passé quelque chose qui a changé son écriture. Dans plusieurs lettres écrites après Sakhaline, Tchekhov signale clairement qu’à la suite de ce voyage, toute son œuvre antérieure lui paraît futile, indigne d’un écrivain russe. Sur l’île de Sakhaline[6], comme dans les Souvenirs de la maison des morts, la turpitude abrutissante et corruptrice des lieux de détention détruit, et ne peut pas ne pas détruire, tout ce qu’il y a de pur, de bon et d’humain. Le monde de la pègre horrifie l’écrivain. Il devine en lui le principal moteur de cette turpitude, une sorte de réacteur atomique qui restitue de la chaleur pour ses propres besoins. Mais Tchekhov ne pouvait que lever les bras au ciel, sourire tristement et montrer du doigt ce monde d’un geste doux, mais insistant. Lui aussi le connaissait d’après Hugo. Tchekhov n’est pas resté assez longtemps à Sakhaline et, jusqu’à sa mort, il n’a pas eu l’audace d’utiliser ce matériau dans ses œuvres.
L’aspect autobiographique de l’œuvre de Gorki aurait dû, semble-t-il, lui fournir un prétexte pour montrer les truands sous un jour authentique et de façon critique. Tchelkach[7] est incontestablement un truand. Mais ce repris de justice est dépeint dans le récit avec la même véracité artificielle et mensongère que les héros des Misérables. Quant à Gavriil, il n’est pas à interpréter uniquement comme un symbole de l’âme paysanne, bien entendu. Il est le disciple de l’ourka Tchelkach. Un disciple fortuit, certes, mais indispensable. Un disciple qui sera peut-être demain un cave « dévoyé » et gravira une marche de l’escalier menant au monde du crime. Car, comme l’a dit un truand philosophe, « on ne naît pas truand, on le devient ». En créant le personnage de Tchelkach, Gorki, qui avait été confronté à la pègre dans sa jeunesse, s’est contenté de sacrifier à l’engouement des profanes pour la prétendue liberté de pensée et l’apparente intrépidité de ce groupe social.
Vaska Pepel (Les Bas-Fonds) est un truand extrêmement douteux. De même que Tchelkach, il est idéalisé, magnifié, et non discrédité. L’authenticité de certains détails physiques, l’évidente sympathie de l’auteur à son égard font que ce personnage sert lui aussi les besoins d’une mauvaise cause.
Telles sont les tentatives de Gorki pour représenter le monde du crime. Lui non plus ne connaissait pas cet univers, visiblement, il n’avait pas eu affaire à de vrais truands ; en général, ce n’est pas chose facile pour un écrivain. La pègre est un ordre très fermé, bien que pas vraiment clandestin, qui ne se laisse guère étudier ou observer par des étrangers. Aucun truand n’ouvrira jamais son cœur ni à Gorki-le-Vagabond, ni à Gorki-l’Écrivain. Car, pour eux, Gorki est avant tout un cave.
Dans les années vingt, notre littérature a été gagnée par la mode des malandrins. Bénia Krik de Babel, Le Voleur de Léonov, Motké Malkhamoves de Selvinski, Vaska le Siffleur dans le pétrin de V. Inber, La Fin d’un gang de Kavérine, et pour finir, l’escroc Ostap Bender d’Ilf et Pétrov[8] – il semble que tous les écrivains aient versé bien légèrement leur écot à cette demande inopinée de romantisme du crime. Cette poétisation effrénée des malfrats, qui apparaissait comme une nouvelle corde à l’arc de la littérature, a tenté bien des plumes émérites. En dépit d’une extraordinaire méconnaissance du sujet qu’ils avaient découvert, tous les auteurs (cités et non cités) d’ouvrages sur ce thème ont eu du succès auprès des lecteurs, et ont par conséquent causé un mal considérable.
Ensuite, ce fut encore pire. On entra dans une longue période d’engouement pour la fameuse « refonte », cette rééducation dont les truands n’ont pas encore fini aujourd’hui de faire des gorges chaudes. On créa les communes de Bolchevo et de Lioubertzy[9], cent vingt écrivains rédigèrent sur le canal de la Baltique à la mer Blanche[10] un ouvrage collectif dont la maquette ressemblait étonnamment à celle de l’Évangile illustré. L’apogée littéraire de l’époque fut Les Aristocrates de Pogodine[11], où, pour la millième fois, le dramaturge a refait la même vieille erreur, sans se donner la peine de réfléchir un tant soit peu sérieusement sur ces gens bien vivants qui, dans la réalité, interprétaient sous son regard naïf un spectacle fort simple.
Bien des livres ont été publiés, bien des films et des pièces ont été montés sur le thème de la rééducation des criminels. Hélas !
De Gutenberg jusqu’à nos jours, le monde du crime a toujours été, pour les écrivains comme pour les lecteurs, un livre scellé de sept sceaux. Les auteurs qui se sont attaqués à ce thème extrêmement sérieux l’ont traité avec insouciance, se laissant séduire et mystifier par l’éclat phosphorescent de la pègre, la parant d’un masque romantique et entretenant ainsi chez le public une idée complètement fausse de cet univers abject et répugnant qui n’a rien d’humain.
Le battage autour des diverses « refontes » a accordé un répit à des milliers de professionnels du vol, et sauvé des truands.
Mais qu’est-ce que le monde du crime ?
1959