Les nuits athéniennes
Une fois que j’eus achevé ma formation d’aide-médecin et commencé à travailler dans un hôpital, la question cruciale des camps – vivre ou ne pas vivre – disparut, et je compris que seul un coup de fusil, un coup de hache ou l’écroulement du monde sur ma tête pourraient m’empêcher de vivre ma vie jusqu’aux limites fixées par le Ciel.
Cela, je le sentais de toute ma chair de détenu, sans aucune intervention de la pensée. Ou plutôt, la pensée existait, mais sans fondement logique, comme une illumination, un aboutissement des processus purement physiques. Ces derniers se déroulaient à l’intérieur des plaies craquelées et douloureuses du scorbut, des plaies à vif depuis dix ans dans ma chair de détenu, dans ce tissu humain qui avait passé avec succès le test de résistance et qui gardait encore, à ma grande surprise, une colossale réserve de forces.
Je me rendis compte que la formule de Thomas More s’enrichissait d’un contenu nouveau. Dans l’Utopie, il a fixé à quatre le nombre des besoins fondamentaux de l’homme, dont la satisfaction procure ce qui est, selon lui, la plus grande félicité. Il donne la première place à la faim, à la satisfaction procurée par la nourriture. Le deuxième besoin est le besoin sexuel. Le troisième, le besoin d’uriner et le quatrième, celui de déféquer.
Ces quatre plaisirs fondamentaux nous étaient justement refusés au camp. Les autorités considéraient l’amour comme un besoin que l’on peut ligoter, altérer, éliminer. « Tu ne reverras plus jamais un c… vivant de ta vie ! » était l’une des plaisanteries classiques des chefs de camp.
Les autorités concentrationnaires luttaient contre l’amour à coup de circulaires, elles appliquaient la loi. La dystrophie alimentaire était une alliée puissante, indéfectible, du pouvoir dans sa lutte contre la libido humaine. Mais les trois autres besoins subissaient les mêmes métamorphoses, les mêmes altérations, les mêmes dégradations sous les coups d’un sort incarné par les autorités pénitentiaires.
La faim était insatiable, rien ne peut se comparer à cette sensation de faim suceuse qui est l’état permanent du détenu s’il est un 58, un crevard. La faim du crevard n’a pas encore été chantée. Les écuelles que l’on ramasse à la cantine, les assiettes des autres qu’on lèche ; les miettes de pain que l’on recueille dans sa paume et que l’on attrape avec la langue ne sont acheminées vers l’estomac que par une sorte de réflexe. Il est difficile et même impossible d’apaiser cette faim. Bien des années s’écouleront avant que le détenu ne se débarrasse de sa perpétuelle envie de manger. Quoiqu’il avale, il a de nouveau faim une demi-heure plus tard.
Le plaisir d’uriner ? L’incontinence urinaire est une maladie courante dans les camps où l’on souffre de malnutrition et où l’on touche le fond. Où est-il, le plaisir d’uriner, quand l’urine de tes voisins des châlits supérieurs te coule sur la figure ? Mais tu supportes. C’est un hasard si tu te trouves sur le châlit du bas, tu pourrais être en haut, et c’est toi qui inonderais ceux du dessous. C’est pourquoi tu râles pour la forme, tu t’essuies simplement le visage et tu retombes dans ton sommeil pesant, avec pour seul rêve des miches de pain qui planent comme des anges du ciel…
La défécation. Se soulager n’est pas une mince affaire pour un crevard. Boutonner son pantalon par un froid de moins 50° est au-dessus de ses forces, d’ailleurs un crevard ne se soulage qu’une fois tous les cinq jours, démentissant ainsi les manuels de physiologie et même de pathophysiologie. Une expulsion de boulettes d’excréments desséchés, car l’organisme en a extrait tout ce qui peut le garder en vie.
Aucun crevard n’éprouve de satisfaction à déféquer, ni de sensation agréable. Comme pour l’urine, son organisme fonctionne indépendamment de sa volonté et il doit se dépêcher de baisser son pantalon. Rusé, le détenu réduit à un état semi-animal profite de la défécation pour se reposer, pour faire une pause sur le chemin de croix du gisement aurifère. C’est sa seule fraude dans sa lutte contre la toute-puissance de l’État, contre cette armée de millions de soldats d’escorte, de collectivités sociales et d’institutions gouvernementales. De tout l’instinct de son derrière, le crevard s’insurge contre cette force colossale.
Un crevard n’attend rien de l’avenir. Tous les essais, tous les romans le tourneront en dérision, c’est un fainéant qui gêne ses camarades, un traître à sa brigade, au front de taille, au plan du gisement aurifère. Un jour surgira un écrivain affairiste qui le représentera sous un jour comique. Du reste, il a déjà fait quelques tentatives, cet écrivain, il considère qu’il n’y a pas grand mal à plaisanter sur les camps[27]. Il y a un temps pour tout, n’est-ce pas ? Il n’est pas exclu que l’on aborde un jour les camps par le biais humoristique.
Personnellement, je trouve que c’est un sacrilège. Il me semble que seul un scélérat ou un homme d’affaires, ce qui est souvent la même chose, peut composer et danser la rumba d’Auschwitz ou le blues de la Serpentine.
Le camp ne peut pas être un thème de comédie. Notre destin n’est pas du ressort des humoristes. Et jamais il ne se prêtera à la plaisanterie, ni demain ni dans mille ans.
Jamais on ne pourra s’approcher en souriant des fours d’Auschwitz ou des fosses de la Serpentine.
Ces tentatives pour se reposer en déboutonnant son pantalon et en s’accroupissant une seconde (moins d’une seconde, le temps d’un clin d’œil), afin d’oublier la torture du travail, ces tentatives sont certes dignes de respect. Mais seuls les novices s’y risquent. Car après, il est encore plus dur, encore plus douloureux de redresser l’échine. Pourtant, le nouveau profite parfois de cette occasion de souffler illégalement, il vole l’État, dérobe quelques minutes sur la journée de travail.
Le soldat d’escorte, fusil au poing, s’acharne alors à démasquer le dangereux criminel simulateur. Au printemps 1938, sur un front de taille du gisement Partisan, j’ai vu un soldat brandir son fusil et exiger d’un de mes camarades :
« Montre-moi ta merde ! Ça fait la troisième fois que tu y vas ! Où est ta merde ? »
Il accusait ce crevard à moitié mort d’être un simulateur.
On ne trouva pas de merde.
Et le crevard Sérioja Klivanski, mon condisciple sur les bancs de l’Université, deuxième violon au théâtre Stanislavski, fut accusé sous mes yeux d’être un saboteur et de prendre un repos illicite en déféquant par un froid de moins 60°, accusé de retarder le travail de la chaîne, de la brigade, du secteur, du gisement, de la région, de l’État. Comme dans la fameuse chanson sur le fer à cheval auquel il manquait un clou[28]. Sérioja fut incriminé non seulement par l’escorte, par les surveillants et les chefs de brigade, mais aussi par ses camarades de travail, ce travail qui corrige et rachète toutes les fautes.
Sérioja n’avait effectivement rien dans les intestins. Mais son ventre le tiraillait. Il aurait fallu être médecin, et encore, pas un médecin de la Kolyma, mais un médecin de la capitale, du continent, d’avant la révolution, pour le comprendre et l’expliquer aux autres. Ici, Sérioja s’attendait à être fusillé pour la simple raison qu’il n’avait rien dans ses intestins.
Mais on ne l’a pas fusillé.
Il a été exécuté un peu plus tard à la Serpentine, au moment des répressions massives de Garanine.
Ma controverse avec Thomas More traîne en longueur, mais j’arrive au bout. Ces quatre besoins ont été écrasés, piétinés, brisés, mais leur anéantissement ne marquait pas encore le terme de la vie, et tous ont quand même ressuscité. Après la résurrection de chacune de ces fonctions, même réduites et déformées, le détenu reste assis sur la lunette, suivant avec intérêt le cheminement indolore, doux et tiède, de quelque chose de moelleux le long de son intestin à vif, comme si les excréments ne sortaient qu’à regret. Puis cela tombe dans le trou avec des éclaboussures, de l’écume, et cela flotte longtemps à la surface de la fosse d’aisance sans trouver sa place. Ça, c’est le début, un miracle. Et voilà que l’on arrive à uriner par à coups, en s’arrêtant à volonté. Cela aussi, c’est un petit miracle.
On commence à croiser le regard des femmes avec un intérêt confus et irréel, oh, ce n’est pas du trouble, non, d’ailleurs on ne sait pas ce qui reste à leur offrir, et si le processus d’impuissance (il serait plus juste de dire de castration) est réversible. L’impuissance chez les hommes et l’aménorrhée chez les femmes sont la conséquence constante et obligatoire de la dystrophie alimentaire, autrement dit, de la faim. C’est un couteau que le Destin plante dans le dos de tous les détenus. Ce phénomène de castration n’est pas dû à la continence prolongée en prison et en camp, mais à d’autres raisons plus directes et plus sûres. Le mot de l’énigme est dans la ration concentrationnaire, en dépit de toutes les formules de Thomas More.
Le plus important est de vaincre la faim. Et tous les organes se retiennent pour ne pas trop manger. On est affamé pour des années. Péniblement, on découpe sa journée : petit déjeuner, déjeuner, dîner. Pendant des années, plus rien d’autre n’existe dans le cerveau, dans la vie. On ne peut pas savourer un repas, se sentir rassasié, manger à sa faim. On a perpétuellement envie de manger.
Puis vient l’heure, le jour où, par un effort de volonté, on parvient à chasser l’idée de la nourriture et des aliments, où on cesse de se demander si la bouillie de sarrasin sera pour le dîner ou pour le petit déjeuner du lendemain. Il n’y a pas de pommes de terre à la Kolyma. Aussi étaient-elles exclues du menu de mes rêves gastronomiques, et à juste titre, sinon ces rêves n’auraient plus été des rêves : ils seraient devenus par trop irréels. Dans ses fantasmes gastronomiques, un détenu de la Kolyma voit du pain et non des gâteaux, de la semoule de blé, du sarrasin, de la bouillie d’avoine, de l’orge perlé, du froment, mais pas de pommes de terre.
Je n’avais pas mangé de pommes de terre pendant quinze ans, et lorsque j’en ai goûté une fois libre, sur la Grande Terre, à Turkmen, dans la région de Tver, j’ai eu l’impression que c’était du poison, un aliment inconnu et dangereux. J’étais comme un chat à qui l’on veut faire manger quelque chose qui menace sa vie. J’ai mis au moins un an à me réhabituer aux pommes de terre. Juste à me réhabituer. Aujourd’hui encore, je suis incapable de les savourer. Et, une fois de plus, je constate que les recommandations de la médecine carcérale, avec son « tableau des substituts » et ses « normes alimentaires », sont basées sur des conceptions d’une grande profondeur scientifique.
Des pommes de terre… Et alors ? Vive l’époque précolombienne ! L’organisme humain peut très bien se passer de pommes de terre.
Et voici que surgit, plus lancinant que la pensée de la nourriture, un nouveau besoin, une nouvelle exigence que Thomas More a complètement oubliée dans sa classification simpliste des besoins humains.
Ce cinquième besoin est le besoin de poésie.
Tous les aides-médecins cultivés, mes collègues d’enfer, possédaient un carnet sur lequel ils notaient des vers avec les encres de couleurs diverses qui leur tombaient sous la main. Pas des citations de Hegel ou des Évangiles, mais uniquement des vers. Voilà le besoin qui vient juste après la faim, la sexualité, la défécation et le plaisir d’uriner.
L’appétit de poésie, dont Thomas More n’a pas tenu compte.
Et des poèmes, tout le monde en a.
Dobrovolski[29] tire de sous sa blouse un bloc-notes épais et crasseux d’où s’élèvent des sonorités divines. Cet ancien scénariste est aide-médecin à l’hôpital.
Portougalov, le responsable de la brigade culturelle de l’hôpital, nous émerveille par les exemples du parfait fonctionnement de sa mémoire de comédien, très légèrement huilée déjà par la graisse de son travail de propagande. Portougalov ne lit jamais, il récite tout de mémoire.
Je contracte mon cerveau qui voua jadis tant d’heures à la poésie et, à mon propre étonnement, comme malgré moi, du fond de ma gorge douloureuse montent des mots oubliés depuis longtemps. Ce ne sont pas mes vers qui me reviennent, mais ceux de mes poètes préférés : Tiouttchev, Baratynski, Pouchkine, Annenski. Ils sont là, au fond de ma gorge.
Nous sommes trois dans la salle de soins du service chirurgical où je suis de garde : Dobrovolski, l’aide-médecin de garde du service d’ophtalmo, Portougalov, un acteur de la section culturelle, et moi. Le local est le mien et je suis également responsable de la soirée. Mais personne ne songe aux responsabilités, je n’ai sollicité l’aval de personne. Fidèle à ma vieille habitude de toujours commencer par agir et de ne demander l’autorisation qu’ensuite, c’est moi qui avais pris l’initiative de ces séances de poésie dans la salle de soins du service de chirurgie.
L’heure de la poésie. L’heure du retour dans un monde enchanté. Nous étions tous très émus. J’avais même dicté à Dobrovolski Caïn de Bounine[30]. Ce poème s’était gravé dans ma mémoire par hasard, Bounine n’est pas un grand poète, mais il convenait à merveille pour une anthologie orale composée à la Kolyma.
Ces nuits poétiques débutaient à neuf heures du soir, après les soins, et se terminaient vers onze heures ou minuit. Dobrovolski et moi étions de garde, Portougalov, lui, avait le droit d’arriver en retard. Nous avons organisé un certain nombre de ces soirées poétiques qui furent baptisées par la suite « nuits athéniennes ».
Nous avions immédiatement découvert que nous étions tous amateurs de la poésie du début du XXe siècle.
Mon apport : Blok, Pasternak, Annenski, Khlebnikov, Sévérianine, Kamenski, Biély, Essénine, Tikhonov, Khodassévitch, Bounine. Parmi les classiques : Tiouttchev, Baratynski, Pouchkine, Lermontov, Nekrassov et Alexis Tolstoï[31].
L’apport de Portougalov : Goumiliov, Mandelstam, Akhmatova, Tsvétaïeva, Tikhonov, Selvinski. Parmi les classiques, Lermontov et Grigoriev, que Dobrovolski et moi connaissions surtout par ouï-dire. C’est seulement à la Kolyma que nous avons apprécié la valeur des vers étonnants de Grigoriev.
La contribution de Dobrovolski : les traductions de Burnes et de Shakespeare par Marchak, Maïakovski, Akhmatova, Pasternak, jusqu’aux dernières nouveautés du « samizdat » de l’époque. C’est Dobrovolski qui nous récita « À Lilia en guise de lettre[32] » et c’est aussi à ce moment-là que nous avons appris « L’hiver approche[33] ». Dobrovolski nous récita également la première version du « Poème sans héros[34] » écrite à Tachkent. Pyriev et Ladynina l’avaient envoyée à l’ancien scénariste des Tractoristes[35].
Nous comprenions tous que la poésie, c’est la poésie, que ce qui n’en est pas n’en est pas ; dans ce domaine, la célébrité ne veut rien dire. Chacun de nous avait ses critères poétiques, je dirais son « classement de Hambourg[36] », si cette expression n’était aussi galvaudée. D’un commun accord, nous avions décidé de ne pas perdre de temps à inclure dans notre anthologie orale des noms comme ceux de Bagritski, Lougovski et Svetlov, bien que Portougalov eût fait partie du même cercle littéraire que l’un d’eux. Notre liste était au point depuis longtemps. Nous avions voté à bulletins très secrets, car nous avions élu exactement les mêmes noms chacun de notre côté, bien des années plus tôt, à la Kolyma. Nos choix se rejoignaient tant pour les noms que pour les poèmes, pour les strophes et même pour les vers que chacun de nous avait relevés. L’héritage poétique du XIXe siècle ne nous satisfaisait pas, il nous paraissait insuffisant. Chacun récitait ce dont il s’était souvenu et qu’il avait noté durant l’intervalle entre ces nuits. Nous n’avons pas eu le temps de passer à la lecture de nos vers respectifs (il était évident que tous les trois, nous composions ou avions composé des vers), car nos nuits athéniennes ont été brutalement interrompues.
Il y avait dans le service de chirurgie plus de deux cents malades détenus, et l’hôpital comptait un millier de lits en tout. Une partie du bâtiment en forme de T était réservée aux malades libres. C’était une mesure intelligente et utile : les médecins détenus (et il y avait parmi eux beaucoup de vedettes médicales d’envergure nationale), avaient ainsi le droit de soigner officiellement des libres en tant que consultants, et on les avait toujours sous la main à n’importe quelle heure du jour, de l’année, de la décennie…
Durant l’hiver de nos soirées poétiques, le service pour les libres n’existait pas encore. Il y avait juste, dans le service chirurgical pour détenus, une chambre à deux lits destinée aux libres en cas d’hospitalisation d’urgence, d’accident de la route, par exemple. Cette chambre ne désemplissait pas. À l’époque, elle était occupée par une jeune fille de vingt-trois ans, une komsomole de Moscou affectée dans l’Extrême-Nord. Elle était entourée de criminels, mais cela ne la troublait pas. Elle travaillait comme secrétaire du Komsomol dans un gisement voisin. Elle ne posait aucune question et se comportait avec simplicité, sans doute par ignorance des singularités de la Kolyma. Cette jeune fille se mourait d’ennui. Il apparut qu’elle ne souffrait pas de la maladie pour laquelle on l’avait hospitalisée, mais la médecine est toujours la médecine, et elle devait rester un certain temps en quarantaine avant de pouvoir franchir le seuil de l’hôpital et disparaître dans le gouffre du froid. Comme elle avait des relations à la Direction, à Magadane, on l’avait hospitalisée dans l’hôpital pour hommes.
Cette jeune fille m’avait demandé si elle pouvait assister à une de nos soirées poétiques. Je l’y avais autorisée. Elle était arrivée dans la salle de soins dès le début des récitations et était restée jusqu’à la fin. Elle avait également assisté à la soirée suivante. Ces séances avaient lieu pendant mes gardes, tous les trois jours. Au début de la troisième soirée, la porte s’ouvrit en grand, et le directeur de l’hôpital en personne, le docteur Doktor, entra dans la pièce.
Ce Doktor me détestait. J’avais su dès le début qu’on lui ferait des rapports sur nos soirées. À la Kolyma, les chefs agissent en général de la façon suivante : s’il y a un « signal », ils prennent des mesures. Un « signal », terme de cybernétique consacré bien avant la naissance de Norbert Wiener[37], au sens de signal d’information, dans le cadre de l’instruction ou de la prison. Mais s’il n’y a pas de signal, c’est-à-dire de délation orale, mais formelle, ou d’ordre des autorités supérieures ayant capté le signal plus tôt (d’en haut, non seulement on voit mieux, mais on entend mieux), il est rare que des chefs se penchent officiellement, de leur propre initiative, sur un phénomène nouveau de la vie des camps dont ils sont responsables.
Le docteur Doktor était différent. Il considérait comme une vocation, un devoir et un impératif moral de traquer tous les ennemis du peuple sous n’importe quelle forme, sous n’importe quel prétexte et à la moindre occasion.
Profondément convaincu de pouvoir pêcher là quelque chose d’important, il s’était rué dans la salle de soins sans même enfiler la blouse que lui tendait pourtant Pomané, l’aide-médecin de garde du service thérapeutique, ancien officier roumain au visage rougeaud et favori du roi Mihai. Le docteur Doktor entra dans la salle, vêtu d’une veste en cuir de la même coupe que la vareuse de Staline, les boucles de ses favoris blonds à la Pouchkine (il s’enorgueillissait de sa ressemblance avec le poète) toutes hérissées dans le feu de cette chasse à l’homme.
— Ah, ah ! fit le directeur en promenant son regard de l’un à l’autre des participants avant de le fixer sur moi. C’est toi que je cherche !
Je me levai, me mis au garde-à-vous et fis mon rapport comme il se devait.
— Et toi, d’où sors-tu ?
Il montra du doigt la jeune fille assise dans un coin, qui ne s’était pas levée à l’entrée du redoutable directeur.
— Je suis hospitalisée ici, dit-elle sèchement. Et ne me tutoyez pas !
— Comment cela, hospitalisée ici ?
Le commandant, qui avait suivi son chef, lui expliqua le statut de la jeune malade.
— Bon, je vais éclaircir cette histoire ! dit le docteur d’un ton menaçant. Nous en reparlerons !
Il sortit de la salle. Portougalov et Dobrovolski avaient filé depuis longtemps.
— Que va-t-il se passer, maintenant ? demanda la jeune fille.
On ne sentait aucune inquiétude dans sa voix, juste de la curiosité sur la nature juridique des événements à venir. De l’intérêt, mais aucune crainte ni pour elle-même, ni pour les autres.
— Moi, je crois qu’il ne m’arrivera rien. Mais vous, vous risquez d’être renvoyée de l’hôpital.
— S’il me renvoie, dit-elle, je le lui ferai payer ! Qu’il lève le petit doigt, et il fera connaissance avec les plus hautes autorités de la Kolyma !
Mais le docteur Doktor se tint coi. Elle ne fut pas renvoyée. Il s’était renseigné sur les relations de cette jeune fille et avait décidé de fermer les yeux sur l’incident. Elle resta le temps prévu, puis s’en alla, s’évapora dans le néant.
Le directeur de l’hôpital ne me fit pas arrêter non plus, il ne m’envoya pas au cachot, ne m’expédia pas dans une zone disciplinaire et ne m’affecta pas aux travaux généraux. Mais, en faisant son rapport habituel à la réunion des collaborateurs de l’hôpital, dans la salle de cinéma de six cents places pleine à craquer, il raconta en détail la scène inadmissible que lui, le directeur, avait vue de ses propres yeux en chirurgie, pendant le service : l’aide-médecin Untel était assis dans la salle d’opération à déguster des airelles dans la même écuelle qu’une femme. Ici même, dans la salle d’opération…
— Ce n’était pas dans la salle d’opération, mais dans la salle de soins !
— Cela n’a aucune importance !
— Si !
Le docteur Doktor cligna des yeux. La voix était celle de Roubantsev, le nouveau responsable du service de chirurgie, un médecin militaire venu du front. Le docteur Doktor ignora l’importun et poursuivit ses invectives. La femme ne fut pas nommée. Pour une raison incompréhensible, le docteur Doktor, seigneur tout-puissant de nos âmes, de nos cœurs et de nos corps, ne mentionna pas le nom de l’héroïne. Dans les cas de ce genre, on note sur les rapports et sur les instructions tous les détails possibles et imaginables.
— Et qu’arriva-t-il à cet aide-médecin détenu pour une infraction aussi flagrante et, qui plus est, constatée par le directeur en personne ?
— Rien.
— Et à elle ?
— Rien non plus.
— Qui était-elle ?
— Personne ne le sait.
Quelqu’un avait conseillé au docteur Doktor de réfréner son zèle administratif, pour une fois.
Six mois ou un an après ces événements, alors que le docteur Doktor avait quitté l’hôpital depuis longtemps (son ardeur lui avait valu de l’avancement, il avait été muté), un aide-médecin qui avait été mon condisciple me demanda, alors que nous passions dans le couloir du service chirurgical :
— C’est ici, la salle de soins où avaient lieu vos nuits athéniennes ?
— Oui, dis-je. C’est ici.
1973