Les ours
Le chaton sortit de sous la couchette et eut tout juste le temps de s’y réfugier de nouveau d’un bond : le géologue Filatov venait de jeter une botte dans sa direction.
— Pourquoi tu t’énerves ? lui demandai-je en reposant un tome graisseux de Monte-Cristo.
— Je n’aime pas les chats. Tiens, ça, c’est autre chose.
Filatov saisit un chiot gris au poil épais et lui caressa le cou. Puis il ajouta : « C’est un vrai berger. Mords-le, Kazbek, mords-le ! » cria-t-il en excitant le chiot contre le chaton. Mais le chiot avait encore sur la gueule deux égratignures toutes fraîches provenant des griffes du chat, il ne fit que gronder sourdement sans bouger d’un pouce.
Ce n’était pas une vie, chez nous, pour ce chaton. Cinq hommes se vengeaient sur lui de leur désœuvrement : la rivière en crue nous empêchait de nous mettre en route. Cela faisait déjà la deuxième semaine que les charpentiers Ioujikov et Kotchoubeï jouaient leur future paie au 66[5]. La chance tournait souvent. Le cuisinier ouvrit la porte et cria :
— Des ours !
Tout le monde se rua vers la porte.
Nous étions donc cinq, mais c’était le géologue qui avait notre unique fusil. Comme il n’y avait pas assez de haches pour tout le monde, le cuisinier s’empara d’un couteau de cuisine, tranchant comme un rasoir.
Les ours longeaient le torrent de montagne : un mâle et une femelle. Ils secouaient, cassaient et arrachaient de jeunes mélèzes avec leurs racines et les jetaient dans le torrent. Ils se croyaient seuls au monde en ce mois de mai de la taïga, et les hommes purent s’en approcher sous le vent : à deux cents pas environ. L’ours était brun avec des reflets roux, il était deux fois plus gros que la femelle ; c’était un vieillard : on voyait très bien ses gros crocs jaunes.
Filatov, notre meilleur tireur, s’assit et posa le fusil sur le tronc d’un mélèze abattu pour pouvoir tirer à coup sûr en s’appuyant. Il bougeait le canon, à la recherche d’un passage pour sa balle entre les feuilles des buissons qui commençaient à jaunir.
— Tire, rugissait le cuisinier, pâle d’excitation, tire donc !
Les ours perçurent un bruissement. Ils réagirent à la seconde, comme un footballeur au cours d’un match. La femelle se mit à courir sur la pente montagneuse, vers le haut, pour se réfugier de l’autre côté du col. Le vieil ours, lui, ne s’enfuit pas. Il tourna la gueule en direction du danger et, montrant les dents, se mit à avancer dans la montagne, vers les broussailles formées par les buissons de pin nain. Il cherchait visiblement à attirer le danger sur lui : lui, le mâle, sacrifiait sa vie pour sauver sa compagne, il détournait sur lui le danger mortel pour couvrir sa fuite.
Filatov tira. Je l’ai dit, c’était un excellent tireur : l’ours tomba à la renverse et roula au bas de la pente, au fond de la gorge, jusqu’à ce qu’un mélèze qu’il avait brisé une demi-heure auparavant en jouant vînt arrêter la chute de son corps pesant. La femelle avait disparu depuis longtemps.
Tout était tellement énorme – le ciel, les rochers – que l’ours ressemblait à un jouet. Il avait été tué sur le coup. Nous lui attachâmes les pattes, enfilâmes une perche sous ses pattes liées et, ployant sous le faix de son énorme corps, descendîmes au fond de la gorge sur une glace glissante de deux mètres d’épaisseur qui n’avait pas eu le temps de fondre. Nous traînâmes l’ours jusqu’au seuil de notre cabane.
Le chiot de deux mois qui n’avait jamais vu d’ours de sa courte vie se tapit sous une couchette, terrorisé. Le chaton, lui, réagit tout autrement. Fou de rage, il se jeta sur le corps de l’ours que nous écorchions à nous cinq. Il se mit à arracher des lambeaux de viande chaude, à attraper des gouttes de sang coagulé et à danser sur les muscles rouges et noueux de la bête.
Ça nous fit une peau de quatre mètres carrés.
— Il doit bien y avoir douze pouds de viande, répétait le cuisinier à chacun.
La prise était belle mais, comme il était impossible de la transporter et de la vendre, on la partagea sur place en parts égales. Les chaudrons et les marmites du géologue Filatov se mirent à bouillir jour et nuit jusqu’à ce qu’il eût mal à l’estomac. Se rendant compte que la viande d’ours ne valait rien comme enjeu aux cartes, Ioujikov et Kotchoubeï salèrent chacun leur part, dans des fosses tapissées de pierres, et allèrent vérifier tous les jours que leur viande se conservait bien. Le cuisinier cacha sa part on ne sait où : il connaissait une recette spéciale pour saler la viande, mais il ne la révéla à personne. Quant à moi, je nourris le chaton et le chiot et nous fîmes, à nous trois, le meilleur sort à la viande. L’évocation de cette chasse fructueuse meubla les conversations pendant deux jours. Ce n’est qu’au troisième jour, dans la soirée, que nous recommençâmes à nous disputer.
1956