Ivan Fiodorovitch *
Ivan Fiodorovitch[20] avait accueilli Wallace[21] en civil. Les miradors du camp voisin avaient été abattus, et les détenus avaient eu une journée de congé bénie. Sur les rayons du magasin du village, toutes les marchandises « planquées » avaient été déballées, et le commerce battait son plein, comme s’il n’y avait pas de guerre.
Wallace prenait part au ramassage bénévole de pommes de terre du dimanche. Dans le potager, on lui avait donné une pelle américaine creuse, reçue récemment dans le cadre du prêt-bail, et cela lui avait fait plaisir. Ivan Fiodorovitch était lui-même équipé d’une pelle semblable, seulement elle avait un manche russe, plus long. Wallace posa une question en montrant la pelle ; un homme en civil debout près d’Ivan Fiodorovitch dit quelque chose, puis Ivan Fiodorovitch dit aussi quelque chose, et l’interprète traduisit aimablement ses paroles à Wallace : qu’en Amérique, le pays des techniques d’avant-garde, on avait même pensé à la forme des pelles, et il effleura la pelle que Wallace tenait à la main. Que cette pelle était excellente sous tous les rapports, seulement le manche n’était pas fait pour les Russes, il était très court, pas maniable. L’interprète eut du mal à traduire l’expression « pas maniable ». Mais que les Russes, qui avaient su ferrer une puce[22] (Wallace avait lu ça quelque part en préparant son voyage en Russie), avaient apporté des améliorations à l’outil américain : ils avaient ajusté la pelle sur un autre manche, plus long. La longueur la plus commode, c’était depuis le sol jusqu’à la racine du nez de celui qui travaille. L’homme en civil debout près d’Ivan Fiodorovitch fit une démonstration. Il était temps de passer au « travail de choc », au ramassage des pommes de terre, qui poussaient plutôt bien dans l’Extrême-Nord.
Wallace était intéressé par tout : comment poussaient les choux ici ? Et les pommes de terre ? Comment les plantait-on ? Par plants ? Comme les choux ? Étonnant ! Et combien en récoltait-on par hectare ?
De temps en temps, Wallace jetait un coup d’œil à ses voisins. Autour des supérieurs creusaient des jeunes gens aux joues vermeilles et à l’air satisfait. Ils travaillaient joyeusement, avec entrain. Wallace, saisissant le moment propice, examina leurs mains, leurs doigts blancs qui n’avaient jamais tenu de pelle, et il sourit, comprenant que c’étaient des gardiens déguisés. Wallace voyait tout : les miradors abattus et ceux qui ne l’avaient pas été, les grappes des baraques de détenus entourées de fil de fer barbelé. Il en savait sur ce pays autant qu’Ivan Fiodorovitch.
On creusait gaiement. Ivan Fiodorovitch se sentit vite fatigué, c’était un homme mou et corpulent, mais il ne voulait pas se laisser distancer par le vice-président américain. Wallace, lui, était léger comme un gamin, et leste, quoique plus âgé qu’Ivan Fiodorovitch.
« J’ai l’habitude de faire ce genre de travail chez moi, dans ma ferme ! » disait-il joyeusement.
Ivan Fiodorovitch souriait et faisait des pauses de plus en plus fréquentes.
« Dès que je serai rentré au camp, se disait-il, il faudra absolument que je me fasse faire une piqûre de glucose. » Ivan Fiodorovitch appréciait beaucoup le glucose. C’était un excellent stimulant cardiaque. Il allait devoir prendre un risque, car il n’avait pas emmené son médecin personnel avec lui pour ce voyage.
Une fois le « travail de choc » terminé, Ivan Fiodorovitch donna l’ordre de convoquer le directeur de la section sanitaire. Celui-ci arriva, tout pâle, s’attendant au pire. Des dénonciations à propos de ces maudites parties de pêche au cours desquelles les malades attrapaient du poisson pour le directeur ? Mais c’était une tradition consacrée par le temps !
En voyant le médecin, Ivan Fiodorovitch essaya de sourire avec le plus de bienveillance possible.
— Il me faut une piqûre de glucose. J’ai des ampoules avec moi. Mes ampoules personnelles.
— À vous ? Du glucose ?
— Qu’est-ce que ça a d’étonnant ? fit Nikichov en considérant d’un œil soupçonneux le directeur de la section sanitaire tout réjoui. Allez, fais-moi une piqûre !
— Moi ? À vous ?
— Oui, toi. À moi.
— De glucose ?
— Oui.
— Je vais en donner l’ordre à Piotr Pétrovitch, notre chirurgien. Il le fera mieux que moi.
— Pourquoi, tu ne sais pas faire de piqûres ? dit Ivan Fiodorovitch.
— Si, je sais, camarade directeur. Mais Piotr Pétrovitch les fait mieux que moi. Je vais vous donner ma seringue personnelle.
— Non, j’ai la mienne.
On envoya chercher le chirurgien.
— À vos ordres, camarade directeur. Chirurgien Krasnitski.
— Tu es chirurgien ?
— Oui, camarade directeur.
— Ancien détenu ?
— Oui, camarade directeur.
— Tu peux me faire une piqûre ?
— Non, camarade directeur. Je ne sais pas le faire.
— Tu ne sais pas faire de piqûres ?
— Nous allons vous envoyer l’aide-médecin, citoyen directeur, intervint le directeur de la section sanitaire. C’est un détenu. Il va vous faire ça, vous ne sentirez rien du tout. Donnez-moi votre seringue. Je vais la stériliser en votre présence. Piotr Pétrovitch et moi veillerons à ce qu’il n’y ait pas de sabotage, de terrorisme. Nous tiendrons le garrot. Nous vous retrousserons la manche.
L’aide-médecin détenu arriva, se lava les mains, les passa à l’alcool, et fit la piqûre.
— Je peux m’en aller, citoyen directeur ?
— Va-t’en, dit Ivan Fiodorovitch. Donnez-lui un paquet de cigarettes que vous prendrez dans ma serviette.
— Ce n’est pas la peine, citoyen directeur.
C’était bien compliqué d’avoir sa piqûre de glucose en voyage. Ivan Fiodorovitch eut longtemps l’impression qu’il avait de la fièvre, que la tête lui tournait, qu’il avait été empoisonné par cet aide-médecin détenu, mais il finit par se calmer.
Le lendemain, il fit ses adieux à Wallace qui partait à Irkoutsk ; de joie, il se signa, puis il ordonna de remonter les miradors et d’enlever les marchandises du magasin.
Depuis quelque temps, Ivan Fiodorovitch se sentait particulièrement amical envers l’Amérique, dans les limites diplomatiques de l’amitié, cela va sans dire. Quelques mois auparavant, dans une usine expérimentale à quarante-sept kilomètres de Magadane, on avait mis au point une production d’ampoules électriques. Seul un habitant de la Kolyma peut apprécier une chose pareille. Pour une ampoule cassée, on passait en jugement ; dans les mines, une ampoule égarée entraînait la perte de milliers d’heures de travail. On n’avait jamais assez d’ampoules importées. Et là, un pareil bonheur ! On produisait les siennes ! On était délivré de la « dépendance envers l’étranger » !
Moscou avait apprécié la performance d’Ivan Fiodorovitch à sa juste valeur : il avait été récompensé par une décoration. Des décorations de moindre importance avaient récompensé le directeur de l’usine, le chef de l’atelier qui produisait ces ampoules, les laborantins. Tout le monde, sauf celui qui était à l’origine de cette production. C’était un physicien atomiste de Kharkov, l’ingénieur Guéorgui Guéorguiévitch Démidov, un siglard avec une peine de cinq ans, un ASA ou quelque chose de ce genre. Démidov pensait qu’on allait au moins le proposer pour une libération anticipée, d’ailleurs le directeur de l’usine le lui avait laissé entendre, mais Ivan Fiodorovitch avait considéré une telle intercession comme une erreur politique. Un fasciste, et tout à coup, une libération anticipée ! Que dirait Moscou ? Non, il n’avait qu’à se réjouir de travailler ailleurs qu’aux « travaux généraux » et d’être au chaud, c’était mieux que n’importe quelle libération anticipée. Quant à une décoration, Démidov ne pouvait y songer, bien entendu. On ne décore que les fidèles serviteurs de l’État, pas les fascistes.
— On n’a qu’à lui donner une prime de vingt-cinq roubles, ça, c’est possible. Du tabac, du sucre…
— Démidov ne fume pas, avait dit respectueusement le directeur de l’usine.
— Il ne fume pas, il ne fume pas… Il échangera ça contre du pain ou autre chose… Et s’il n’a pas besoin de tabac, il lui faut bien de nouveaux vêtements, pas une tenue de camp, mais tu sais… Ces costumes américains, dans des boîtes, qu’on a commencé à vous donner en prime. Je n’y pensais plus. Il y a un complet, une chemise, une cravate. Dans une boîte blanche. On n’a qu’à lui donner ça en guise de prime.
Lors d’une assemblée solennelle, en présence d’Ivan Fiodorovitch en personne, chaque héros s’était vu remettre une boîte contenant le cadeau américain. Tous s’étaient inclinés et avaient remercié. Mais quand le tour de Démidov était arrivé, il s’était avancé vers le présidium, avait posé la boîte sur la table, et avait dit :
— Je n’ai pas l’intention de porter les vieilles nippes des Américains !
Il s’était détourné et il était parti.
Ivan Fiodorovitch avait considéré cela avant tout du point de vue politique, comme l’attaque d’un fasciste contre le bloc soviéto-américain des pays épris de liberté, et il avait téléphoné le soir même au département régional du MVD. Démidov était passé en jugement, il avait reçu une « rallonge » de huit ans, avait été renvoyé et expédié dans un gisement disciplinaire, aux « travaux généraux ».
À présent, après la visite de Wallace, Ivan Fiodorovitch songeait à l’incident avec Démidov avec une franche satisfaction. La perspicacité politique avait toujours été une de ses qualités.
Ivan Fiodorovitch se préoccupait tout particulièrement de son cœur depuis son récent mariage avec Rydassova, une komsomole de vingt ans. Il en avait fait sa femme, et la directrice d’un important secteur de camp, la maîtresse de la vie et de la mort de plusieurs milliers de personnes. La romantique komsomole s’était rapidement transformée en bête sauvage. Elle déportait, collait des « affaires », des peines, des « rallonges », elle était au cœur de toutes sortes d’intrigues sordides, des intrigues de camp.
Le théâtre causait beaucoup de soucis à madame Rydassova.
— On a reçu une dénonciation du chanteur Vadim Kozine[23] ; il paraît que le metteur en scène Varpakhovski[24] a mis au point le projet d’une manifestation pour le premier mai à Magadane : le défilé de fête aura l’aspect d’une procession religieuse, avec bannières et icônes. Et, bien entendu, il s’agit là d’une activité contre-révolutionnaire secrète.
À la réunion, ce projet n’avait pas semblé criminel à madame Rydassova. Une manifestation, c’est une manifestation. Rien de spécial. Et voilà que tout à coup… Des bannières ! Il fallait faire quelque chose. Elle prit conseil auprès de son mari. Ivan Fiodorovitch, un homme d’expérience, traita d’emblée l’information fournie par Kozine avec le plus grand sérieux.
— Il a sans doute raison, dit-il. Et puis il ne parle pas seulement des bannières. Il paraît que Varpakhovski s’est mis en ménage avec une Juive, une actrice, il lui donne les rôles principaux, elle est chanteuse… D’ailleurs, qui c’est, ce Varpakhovski ?
— Un fasciste, on l’a amené de la zone spéciale. Un metteur en scène, il a travaillé au théâtre de Meyerhold[25], je m’en souviens maintenant, j’ai noté ça quelque part…
Rydassova fouilla dans sa cartothèque. Cette cartothèque, c’était Ivan Fiodorovitch qui lui avait appris à la tenir.
— Il a monté un truc qui s’appelle La Dame aux camélias. Et au théâtre de la Satire, L’Histoire de la ville de Gloupov[26]. Il est à la Kolyma depuis 1937. Tu vois ! Tandis que Kozine, c’est un homme sûr. Un pédéraste, mais pas un fasciste.
— Qu’est-ce qu’il a mis en scène ici, ce Varpakhovski ?
— L’Enlèvement d’Hélène[27]. On l’a vu. Tu te souviens, cela t’a fait rire. On a même proposé le décorateur pour une libération anticipée.
— Ah oui, je me souviens ! Ce n’est pas d’un auteur de chez nous, cet Enlèvement d’Hélène ?
— C’est d’un Français. Tiens, c’est écrit là.
— Pas la peine, tout est clair. Fais partir ce Varpakhovski avec la brigade itinérante, quant à sa femme, comment s’appelle-t-elle, déjà ? Zyskind ? Une Juive. Garde-la ici. Leurs amours ne durent pas longtemps, ce n’est pas comme nous ! ajouta-t-il gentiment en guise de plaisanterie.
Ivan Fiodorovitch préparait une grande surprise à sa jeune femme. Rydassova adorait les bibelots, les souvenirs rares de toutes sortes. Cela faisait déjà deux ans qu’un détenu travaillait près de Magadane, un célèbre ciseleur d’ivoire, il sculptait dans une défense de mammouth un coffret extrêmement compliqué pour la jeune épouse d’Ivan Fiodorovitch. Au début, ce sculpteur avait été inscrit comme malade, puis on l’avait affecté à un atelier afin qu’il puisse travailler à sa libération anticipée. Et il avait droit à des décomptes (une journée de travail comptait pour trois), en tant que travailleur dépassant le plan des mines d’uranium de la Kolyma, où le décompte « pour nocivité » est plus élevé que pour l’or, le « premier métal ».
La fabrication du coffret touchait à sa fin. Demain, tout ce tintouin avec Wallace serait terminé, et il pourrait rentrer à Magadane.
Rydassova donna des instructions pour transférer Varpakhovski dans la brigade itinérante, elle transmit la dénonciation de Kozine au département régional du MVD, et se mit à réfléchir. Il y avait matière à réflexion : Ivan Fiodorovitch vieillissait, il s’était mis à boire. Beaucoup de chefs avaient débarqué, des nouveaux, des jeunes. Ivan Fiodorovitch les détestait et les craignait. Un certain Lutsenko était arrivé pour l’assister, il faisait le tour de la Kolyma en notant, dans tous les hôpitaux, le nom de ceux qui avaient des traumatismes résultant de coups. Il y en avait beaucoup. Bien entendu, Ivan Fiodorovitch avait été informé par ses mouchards des rapports de Lutsenko.
Lutsenko avait fait un exposé devant les instances dirigeantes[28].
— Si le responsable de la direction jure comme un charretier, alors que doit faire le directeur de la mine ? Le chef des travaux ? Le contremaître ? Qu’est-ce qui doit se passer dans les mines ? Je vais vous lire des chiffres (manifestement sous-évalués) recueillis auprès des hôpitaux au cours d’enquêtes sur les fractures et contusions dues aux coups.
En réponse à l’exposé de Lutsenko, Ivan Fiodorovitch avait prononcé un grand discours.
— Bien des nouveaux sont arrivés chez nous, racontait-il, mais tous se sont peu à peu rendu compte qu’ici, les conditions sont particulières, ce sont des conditions propres à la Kolyma, et il faut le savoir.
Il espérait, dit-il, que les jeunes camarades le comprendraient, et travailleraient de concert avec nous.
La dernière phrase de la conclusion de Lutsenko fut :
— Nous sommes venus ici pour travailler, et nous allons travailler, mais pas comme le dit Ivan Fiodorovitch, non ! Nous travaillerons comme le dit le parti !
Tout le monde, tous les cadres, toute la Kolyma, comprit que les jours d’Ivan Fiodorovitch étaient comptés. C’était aussi ce que pensait Rydassova. Mais le vieux connaissait la vie mieux qu’un Lutsenko. Il ne lui manquait plus que d’avoir un commissaire sur le dos, tiens ! Ivan Fiodorovitch écrivit une lettre. Et Lutsenko, son assistant, le chef du département politique du Dalstroï, un héros de la Seconde Guerre mondiale, disparut « comme happé par une langue de vache ». On le transféra d’urgence ailleurs. Pour célébrer cette victoire, Ivan Fiodorovitch prit une cuite et fit un esclandre au théâtre de Magadane.
— Foutez-moi ce chanteur dehors, je ne veux pas écouter cette ordure ! vociférait-il dans sa loge personnelle.
Et le chanteur disparut pour toujours de Magadane.
C’était sa dernière victoire. Quelque part, Lutsenko écrivait quelque chose, ça, Ivan Fiodorovitch le comprenait bien, mais il n’avait pas la force de prévenir le coup.
— Il est temps que je prenne ma retraite, songeait-il. Si seulement ce coffret pouvait être prêt…
— Tu auras une belle retraite, disait sa femme pour le consoler. Et on s’en ira. On oubliera tout. Tous ces Lutsenko, ces Varpakhovski. On s’achètera une petite maison près de Moscou, avec un jardin. Tu seras président de l’Ossoaviakhim[29], militant au soviet régional. Hein ? Il est grand temps…
— Quelle horreur ! fit Ivan Fiodorovitch. Président de l’Ossoaviakhim… Brr ! Et toi ? demanda-t-il soudain.
— Je viendrai avec toi.
Ivan Fiodorovitch comprenait qu’elle attendrait deux ou trois ans, le temps qu’il meure.
« Ce Lutsenko ! Mais il veut prendre ma place ou quoi ? se disait-il. Crétin, va ! Ah, on ne travaille pas comme il faut ! On fait de l’extraction à outrance, de l’extraction intensive ! Mais de l’extraction intensive, cher camarade Lutsenko, on en fait depuis la guerre, sur ordre du gouvernement, pour avoir plus d’or, quant aux fractures, aux coups et aux morts, ça a toujours été comme ça, et ça le sera toujours. C’est l’Extrême-Nord, ici, pas Moscou. C’est la loi de la taïga, comme disent les truands. Sur la côte, des vivres ont été emportés par la mer, trois mille hommes sont morts[30]. Vychnevetski, le responsable, a été traduit en justice. Et il a été condamné. Comment voulez-vous faire autrement ? Ce n’est pas un Lutsenko qui va nous donner des leçons, tout de même ! »
— Ma voiture !
La ZIM noire d’Ivan Fiodorovitch filait à toute allure, loin de Magadane où se tramaient des intrigues, où se tissaient des filets : il n’avait pas la force de se battre.
Il s’arrêta pour la nuit dans une Maison de la Direction. Ces Maisons, c’était son œuvre. Il n’y avait pas de Maisons de la Direction à la Kolyma sous Berzine, ni sous Pavlov. Mais Ivan Fiodorovitch s’était dit : « Puisque j’y ai droit, autant qu’il y en ait ». Et le long de la grand-route, tous les cinq cents kilomètres, on avait construit des bâtisses avec des tableaux, des tapis, des miroirs, des bronzes, de magnifiques buffets, un cuisinier, un intendant et un corps de garde, où Ivan Fiodorovitch, le directeur du Dalstroï, pouvait dignement passer la nuit. Et il y passait effectivement une nuit par an.
Cette fois, la ZIM noire emportait Ivan Fiodorovitch vers Débine, vers l’hôpital Central où se trouvait la Maison de la Direction la plus proche. On avait déjà téléphoné là-bas, on avait réveillé le directeur et, dans l’hôpital, c’était le branle-bas de combat. Partout, on nettoyait, on lavait, on frottait.
Si jamais Ivan Fiodorovitch visitait l’hôpital Central pour détenus, et qu’il y trouvait de la saleté, de la poussière, le directeur y laisserait sa peau. Et le directeur accusait les aides-médecins et les médecins négligents de sabotage larvé : ils faisaient exprès de ne pas veiller à la propreté, pour qu’Ivan Fiodorovitch le voie et mette le directeur à la porte. Tel était, d’après lui, le dessein secret du médecin-détenu ou de l’aide-médecin qui avait laissé un grain de poussière sur un bureau.
Tous tremblaient de peur dans l’hôpital, tandis que la ZIM noire d’Ivan Fiodorovitch fonçait sur la route.
La Maison de la Direction n’avait rien à voir avec l’hôpital, elle était juste située à côté, à cinq cents mètres, mais ce voisinage était suffisant pour causer toutes sortes d’ennuis.
En neuf années de vie à la Kolyma, pas une seule fois Ivan Fiodorovitch n’avait visité l’hôpital Central pour détenus, un hôpital de mille lits. Pas une seule fois. Mais tous restaient sur le pied de guerre tandis qu’il prenait son petit déjeuner, son déjeuner, puis son dîner, dans la Maison de la Direction. Ce n’est que lorsque la ZIM disparaissait sur la route que l’on sonnait la fin de l’alerte.
Cette fois, le signal de fin d’alerte se faisait attendre. Il restait là ! Il buvait ! Il avait des invités ! Telles étaient les informations qui parvenaient de la Maison de la Direction. Le troisième jour, la ZIM d’Ivan Fiodorovitch arriva au village où vivait le personnel libre de l’hôpital, médecins, aides-médecins et autres.
Tout retint son souffle. Et le directeur de l’hôpital, haletant, traversa le ruisseau qui séparait le village de l’hôpital.
Ivan Fiodorovitch sortit de la ZIM. Il avait le visage bouffi et fripé. Il alluma fébrilement une cigarette.
— Dis donc, toi…
Il pointa son doigt vers la blouse du directeur de l’hôpital.
— À vos ordres, camarade directeur !
— Tu as des enfants ici ?
— Mes enfants ? Ils font leurs études à Moscou, camarade directeur.
— Je ne parle pas des tiens ! Je veux dire des enfants, des petits enfants. Vous avez bien un jardin d’enfants, ici ? Où est-il ? aboya Ivan Fiodorovitch.
— Dans cette maison, camarade directeur.
La ZIM suivit Ivan Fiodorovitch en direction du jardin d’enfants. Tout le monde se taisait.
— Allez chercher les enfants ! ordonna Ivan Fiodorovitch.
La nourrice sortit de la maison.
— Ils dorment…
— Chut… fit le directeur de l’hôpital en prenant la nourrice à part. Réveille-les et amène-les tous. Veille à ce qu’ils aient les mains propres.
La nourrice s’engouffra dans le bâtiment du jardin d’enfants.
— Je veux leur faire faire un tour dans ma ZIM ! dit Ivan Fiodorovitch en allumant une nouvelle cigarette.
— Un tour en voiture, camarade directeur ? Mais c’est merveilleux !
Les enfants dévalaient déjà l’escalier en courant, ils entourèrent Ivan Fiodorovitch.
— Montez dans la voiture ! cria le directeur de l’hôpital. Ivan Fiodorovitch va vous emmener en promenade. Chacun son tour !
Les enfants grimpèrent dans la ZIM, et Ivan Fiodorovitch monta à côté du chauffeur. La voiture emmena tous les enfants faire un tour, en trois fois.
— Et demain ? Vous reviendrez nous chercher demain ?
— Je viendrai, je viendrai… assura Ivan Fiodorovitch.
« J’ai fait ce qu’il fallait faire ! se dit-il en s’allongeant entre les draps blancs comme neige de la Maison. Des enfants, un gentil monsieur. Comme Joseph Vissarionovitch avec un enfant dans les bras. »
Le jour suivant, il fut convoqué à Magadane. Il obtint de l’avancement : il devint ministre de l’Industrie, mais là n’était pas la question, bien entendu.
La brigade culturelle itinérante de Magadane voyageait le long de la route, faisant la tournée des gisements de la Kolyma. Léonid Varpakhovski en faisait partie. Doussia Zyskind, sa femme de camp, était restée à Magadane sur ordre de la directrice Rydassova. Sa femme de camp. C’était un véritable amour, un sentiment authentique. Et il s’y connaissait, lui, un acteur, un professionnel des sentiments factices. Que faire maintenant, à qui s’adresser ? Varpakhovski éprouvait une terrible lassitude.
À Iagodnoïé, il fut entouré par les médecins locaux, des libres et des détenus.
À Iagodnoïé. Deux ans plus tôt, en route pour la zone spéciale, il avait réussi à « freiner » à Iagodnoïé, à ne pas se retrouver dans la terrible Djelgala. Que de peine cela lui avait coûté ! Il avait fallu un abîme d’inventivité, de talent, d’art de se débrouiller avec le peu qu’il avait à sa disposition dans le Nord. Et il s’était mobilisé : il allait mettre en scène un spectacle musical. Non, pas Le Bal masqué de Verdi, qu’il monterait quinze ans plus tard pour le théâtre du Kremlin, ni La Moralité de madame Doulskaïa[31], pas du Lermontov comme au Maly, ni une création au théâtre Ermolova. Il monterait une opérette, La Tulipe noire. Il n’y avait pas de piano ? Eh bien, ce serait un accordéoniste qui accompagnerait. Varpakhovski avait fait lui-même l’arrangement pour accordéon de la musique d’opéra, et il avait joué en personne. Il avait créé son spectacle. Il avait réussi. Il avait échappé à Djelgala.
Il parvient à obtenir son transfert au théâtre de Magadane, où il bénéficie de la protection de Rydassova. Il est au mieux avec les autorités. Il prépare un concours d’artistes, il monte spectacle sur spectacle au théâtre de Magadane, tous plus intéressants les uns que les autres. Puis c’est la rencontre avec la cantatrice Doussia Zyskind, l’amour, la dénonciation de Kozine, le départ pour une tournée interminable.
Varpakhovski connaissait un grand nombre de ceux qui se trouvaient à présent près du camion dans lequel voyageait la brigade culturelle. Andreïev, par exemple, avec lequel il avait autrefois quitté Nexikane pour la zone spéciale de la Kolyma. Ils s’étaient rencontrés en hiver, aux bains : l’obscurité, la saleté, des corps suants et gluants, des tatouages, des jurons, la bousculade, les hurlements de l’escorte, la promiscuité. Une lampe à pétrole au mur, et, à côté de la lampe, un coiffeur sur un tabouret avec une tondeuse dans les mains, tous y passent l’un après l’autre, le linge humide, une vapeur glacée dans les jambes, une louche d’eau pour se laver. Des baluchons de vêtements qui fendent l’air dans les ténèbres. « C’est à qui ? C’est à qui ? »
Et voilà que cette rumeur, ce bruit, cessent soudain. Et le voisin d’Andreïev, qui fait la queue pour se faire enlever son opulente chevelure, dit d’une voix sonore, calme et très professionnelle :
Un verre de rhum, c’est autre chose !
La nuit, on dort, le matin, on prend le thé…
Chez soi, les gars, c’est autre chose ![32]
Ils avaient lié connaissance, ils avaient bavardé : ils étaient moscovites. À Iagodnoïé, à la Direction du Nord, seul Varpakhovski avait réussi à échapper au transfert. Andreïev, lui, n’était ni metteur en scène ni acteur. À Djelgala, il avait été condamné, puis il était resté longtemps à l’hôpital, il s’y trouvait encore maintenant, à l’hôpital de district de Bélitchia, à six kilomètres de Iagodnoïé, faisant partie du personnel de service. Il n’était pas venu au spectacle de la brigade culturelle, mais il était content de voir Varpakhovski.
La brigade était repartie sans Varpakhovski, il avait été hospitalisé d’urgence. Pendant que la brigade se rendrait à Elguène, dans un sovkhoze de femmes, il aurait le temps de réfléchir, de trouver une solution.
Andreïev et Varpakhovski avaient beaucoup discuté, et voici ce qu’ils avaient décidé : Varpakhovski enverrait à Rydassova une lettre dans laquelle il expliquerait tout le sérieux de ses sentiments, il ferait appel à ce qu’il y avait de meilleur en elle. Ils mirent plusieurs jours à écrire la lettre, polissant chaque phrase. Un courrier, un médecin sûr, l’emporta à Magadane, il ne restait plus qu’à attendre. La réponse arriva alors qu’Andreïev et Varpakhovski s’étaient déjà quittés, la brigade culturelle rentrait à Magadane : Varpakhovski était renvoyé de la brigade culturelle et expédié aux travaux généraux, dans un gisement disciplinaire. Quant à sa femme, Zyskind, elle était envoyée aux travaux généraux à Elguène, un camp agricole.
« Telle fut la réponse du Ciel », comme dit un poème de Jasienski[33].
Andreïev et Varpakhovski se rencontrèrent dans la rue, à Moscou. Varpakhovski travaillait comme metteur en scène au théâtre Ermolova et Andreïev, dans une revue moscovite.
Rydassova avait reçu la lettre de Varpakhovski directement dans la boîte aux lettres de son appartement de Magadane.
Cela ne lui avait pas plu, et cela n’avait pas plu du tout à Ivan Fiodorovitch.
— Ils ont de plus en plus de culot ! N’importe quel terroriste…
Le garde posté dans le couloir avait été immédiatement renvoyé, et affecté à la surveillance de la prison militaire. Ivan Fiodorovitch avait décidé de ne pas confier l’affaire à un juge d’instruction : son pouvoir déclinait, il le sentait bien.
— Mon pouvoir décline, dit-il à sa femme. Ils s’introduisent jusque dans mon appartement…
Le destin de Varpakhovski et de Zyskind était déjà scellé avant la lecture de la lettre. Seul le châtiment avait fait l’objet de discussions. Ivan Fiodorovitch se montrait plus sévère, Rydassova, plus douce. C’est la variante de Rydassova qui avait été choisie.
1962