Vaska Denissov, le voleur de cochons
Pour cette expédition nocturne, il lui fallut emprunter un caban à un copain. Le caban de Vaska était trop sale et trop déchiré : il n’aurait pu faire deux pas dans le bourg avec ce caban, n’importe quel « libre » l’aurait immédiatement pincé.
Des gens comme Vaska, on ne les menait au bourg qu’en rangs, sous escorte. Ni les militaires ni les civils libres n’aimaient voir se promener tout seuls dans le bourg des gens comme Vaska. Ils n’éveillaient de soupçons que lorsqu’ils portaient des bûches sur l’épaule, un petit rondin ou, comme on disait ici, « un bâton de bûche ».
Un bâton de ce genre était enfoui dans la neige, non loin du garage : au sixième poteau télégraphique après le tournant, dans le creux. Cela avait été fait juste la veille, après le travail.
Maintenant, un chauffeur qu’il connaissait venait d’arrêter son camion : Vaska enjamba le rebord de la benne et se laissa glisser à terre. Il retrouva tout de suite l’endroit où il avait enfoui la bûche : la neige bleutée y était imperceptiblement plus foncée, on le voyait dans l’obscurité qui tombait. Vaska sauta dans le creux et enleva la neige à coups de pied. Le rondin apparut, tout gris, comme un grand poisson gelé avec des arêtes saillantes. Vaska le tira sur la route, le redressa, tapa dessus pour en faire tomber la neige et se pencha, l’épaule en avant, tout en soulevant le rondin à pleines mains. Celui-ci tressauta, puis se plaça dans le creux de son épaule. Vaska se dirigea vers le bourg en changeant le rondin d’épaule de temps à autre. Il était faible et épuisé ; il s’échauffa donc rapidement, mais cette chaleur ne dura pas longtemps : le poids du rondin avait beau être sensible, Vaska ne parvint pas à se réchauffer. Les ténèbres s’épaissirent en une brume laiteuse et le bourg alluma toutes ses lumières électriques jaunes. Vaska ricana, ravi de ses calculs : dans le brouillard blanc, il arriverait facilement au but fixé sans se faire remarquer. Voici l’immense mélèze cassé, la souche argentée de givre : donc, c’était la maison suivante.
Vaska laissa tomber son rondin près du perron, tapa sur ses bottes de feutre avec ses moufles pour en faire tomber la neige et frappa à la porte. Celle-ci s’entrouvrit et on le laissa entrer. Une femme d’âge mûr, tête nue, vêtue d’une pelisse courte déboutonnée, regardait Vaska d’un air interrogateur et effrayé.
— V’là vos bûches, dit Vaska en étirant avec peine la peau gelée de son visage en un sourire. Il me faudrait Ivan Pétrovitch.
Mais Ivan Pétrovitch arrivait déjà, soulevant de ses deux mains le rideau qui masquait la porte :
— C’est bien, dit-il. Où sont-elles ?
— Dehors, répondit Vaska.
— Alors attends, on va les scier. Je m’habille tout de suite.
Ivan Pétrovitch chercha longtemps ses moufles. Ils sortirent et scièrent le rondin, sans tréteaux, en le serrant entre leurs jambes et en le maintenant en l’air. La scie n’était pas aiguisée, elle coupait mal.
— Tu repasseras, dit Ivan Pétrovitch. Tu l’affileras. Pour l’instant, voilà une cognée. Et après, tu rangeras les bûches, mais pas dans le couloir : mets-les directement dans l’appartement.
Vaska avait le vertige à cause de la faim, mais il fendit toutes les bûches et les traîna dans l’appartement.
— Eh bien, c’est tout, dit la femme en surgissant de derrière le rideau.
Mais Vaska ne partait pas et piétinait à la porte. Ivan Pétrovitch se montra de nouveau :
— Écoute, dit-il, je n’ai pas de pain pour le moment, et la soupe, on l’a toute donnée aux porcelets. Je n’ai rien à te donner maintenant. Tu repasseras la semaine prochaine…
Vaska ne dit rien, mais resta planté sur place.
Ivan Pétrovitch fouilla dans son portefeuille.
— Tiens, voilà trois roubles. C’est seulement parce que c’est toi, car des bûches comme ça… Mais du tabac, ça, tu comprends bien que le tabac, il est plutôt chérot.
Vaska cacha les billets froissés sous son caban et partit. Avec trois roubles, il ne pourrait même pas s’acheter une pincée de gros gris.
Il resta encore un moment immobile sur le perron. La faim lui donnait envie de vomir. Les porcelets avaient mangé son pain et sa soupe. Vaska sortit les billets verts et les déchira en petits morceaux. Des bouts de papier emportés par le vent voletèrent longtemps au-dessus de la neige durcie, polie et brillante. Et, quand les derniers bouts eurent disparu dans le brouillard blanc, Vaska quitta le perron. Titubant légèrement de faiblesse, il partit, mais pas pour rentrer : il s’enfonça dans le bourg et marcha, marcha encore vers des palais de bois à un, deux ou trois étages…
Il s’arrêta devant le premier perron et saisit la poignée de la porte. La porte grinça et s’ouvrit lourdement. Vaska pénétra dans un couloir sombre, chichement éclairé par une lampe électrique blafarde. Il longea les portes des appartements. Au bout du couloir se trouvait le garde-manger, Vaska poussa la porte de toutes ses forces, l’ouvrit et franchit le seuil de la pièce. Dans le garde-manger, il y avait des sacs d’oignons et, peut-être, de sel. Vaska déchira un des sacs : du gruau. S’échauffant à nouveau sous le coup du dépit, Vaska donna un coup d’épaule et fit tomber le sac sur le côté : en dessous, il y avait des cochons gelés. Vaska cria de rage ; il n’avait pas assez de force pour en arracher ne serait-ce qu’un morceau. Mais plus loin, sous les sacs, il y avait des porcelets gelés et Vaska ne vit plus qu’eux. Il arracha de terre un porcelet fixé par le gel et marcha vers la sortie en le tenant dans ses bras comme une poupée, comme un enfant. Mais des gens sortaient déjà de leurs pièces, une vapeur blanche envahissait le couloir. Quelqu’un lui cria : « Halte ! » et se jeta dans ses jambes. Vaska sauta par-dessus l’homme en tenant fermement son porcelet et se précipita dans la rue. Les habitants de la maison se lancèrent à sa poursuite. Quelqu’un lui tira dessus, quelqu’un rugit comme une bête, mais Vaska courait sans rien voir. Et au bout de quelques minutes, il s’aperçut que ses jambes l’entraînaient vers le seul lieu officiel qu’il connût au bourg : vers la Direction des missions de vitamines pour laquelle il avait d’ailleurs travaillé comme collecteur de pin nain.
La meute se rapprochait. Vaska sauta sur le perron, bouscula le planton et s’élança dans le couloir. La foule des poursuivants arrivait à ses trousses à grand fracas. Vaska se précipita dans le bureau du responsable du travail culturel et franchit une autre porte qui menait au « coin rouge[52] ». Il ne pouvait aller plus loin. Il s’aperçut alors seulement qu’il avait perdu sa chapka. Il avait toujours le porcelet gelé dans les bras. Vaska posa le porcelet par terre, déplaça les bancs pesants et massifs pour en barricader la porte. Il traîna la chaire-tribune au même endroit. Quelqu’un secoua la porte, puis ce fut le silence.
Alors Vaska s’assit par terre, empoigna le porcelet à pleines mains, le porcelet cru et gelé, et se mit à le ronger, le ronger…
Quand arriva enfin le détachement de la garde appelé à la rescousse, qu’on eut ouvert la porte et défait la barricade, Vaska avait eu le temps de manger la moitié du porcelet…
1958