Les comités des pauvres

Les pages tragiques de la Russie des années 1937 et 1938, comportent aussi des passages lyriques d’une écriture originale. Dans les cellules de la prison des Boutyrki, ce gigantesque organisme carcéral, avec la vie complexe de ses nombreux corps de bâtiment, caves et tours si bondés que certains détenus s’évanouissaient en cours d’instruction, dans ce déchaînement d’arrestations, de convois expédiés sans procès, sans verdict, dans ces cellules pleines de gens encore vivants, apparut une étrange coutume, une tradition qui dura plus d’une décennie.

Une maladie s’empara de tout le pays, la vigilance inlassablement cultivée avait fini par se transformer en manie de l’espionnage : on donnait à la moindre bêtise, à la moindre vétille, au moindre lapsus, un funeste sens caché qui exigeait une interprétation dans des cabinets d’instruction.

L’administration de la prison interdisait d’envoyer aux détenus en cours d’instruction des colis de vêtements ou de vivres. Les sages du monde juridique affirmaient qu’avec deux petits pains, cinq pommes et un vieux pantalon, on pouvait communiquer n’importe quel texte en prison, même un extrait d’Anna Karénine.

On empêchait ainsi à coup sûr ces « signaux du monde libre » nés dans le cerveau surchauffé des employés pleins de zèle de l’administration. Désormais on ne pouvait envoyer que de l’argent, cinquante roubles maximum par mois et par détenu. N’étaient autorisés que les mandats avec des chiffres ronds : dix, vingt, trente, quarante ou cinquante roubles ; on se protégeait contre l’invention d’un nouvel « alphabet » constitué de signaux chiffrés.

Le plus simple, le plus sûr, eût été d’interdire tout envoi au détenu, mais on laissait cette mesure au juge d’instruction chargé du dossier. Il avait le droit d’interdire tout mandat « pour les besoins de l’instruction ». Il y avait aussi une part d’intérêt commercial dans cette affaire : le magasin, la « boutique » de la prison des Boutyrki avait augmenté son chiffre d’affaires depuis qu’on avait interdit les colis de vêtements et de vivres.

L’administration, on ne sait pourquoi, ne se décida pas à refuser toute aide envoyée par les parents ou les amis, bien qu’elle fût convaincue que ce genre de mesure ne donnerait lieu à aucune protestation, ni à l’intérieur de la prison ni à l’extérieur, parmi les gens libres.

On eût pu bafouer, limiter les droits déjà illusoires du prévenu.

Les Russes n’aiment pas témoigner au tribunal. Selon la tradition, le témoin, dans un procès en Russie, se distingue fort peu de l’accusé ; avoir été convoqué à la barre jette une ombre sur sa vie future. La situation des détenus en cours d’instruction est encore pire. Ils sont tous de futurs condamnés, car on estime que « la femme de César est sans défaut » et que les Organes de l’Intérieur ne sauraient se tromper. On n’arrête personne pour rien. La condamnation est la suite logique de l’arrestation, une peine, courte ou longue, attend chaque détenu : cela dépend soit de sa chance, de sa « veine », soit d’une configuration complexe qui comprend aussi bien les punaises qui ont dévoré le juge d’instruction pendant la nuit précédant son rapport qu’un vote au Congrès américain.

Il n’existait qu’une façon de repasser la porte de la prison d’instruction : en montant dans un « corbeau noir », l’autobus des prisons qui transportait les condamnés à la gare. Là, chargement dans un wagon à bestiaux, lente reptation des innombrables wagons sur les rails, enfin, l’arrivée dans l’un des milliers de camps « de travail ».

Ce sentiment d’être irrémédiablement perdu agit sur le comportement des détenus en cours d’instruction. À l’insouciance et à l’audace succèdent un sombre pessimisme, une perte des forces morales. Lors des interrogatoires, le prévenu se bat contre un fantôme, celui d’une force titanesque. Il a l’habitude de se confronter au réel, et le voilà face au Fantôme. Cependant, c’est « une flamme qui brûle, une lance qui transperce douloureusement ». Tout est terriblement réel, sauf « l’affaire » elle-même. À bout de nerfs, écrasé par sa lutte contre des visions fantastiques et frappé par leur aspect démesuré, le détenu perd toute volonté. Il signe tout ce qu’a inventé son juge d’instruction, transformé instantanément, lui aussi, en un personnage de ce monde irréel contre lequel il s’est battu ; il devient un pion de ce jeu sanglant, obscur et effroyable qui se joue dans les bureaux des juges d’instruction.

— Où l’a-t-on embarqué ?

— À Léfortovo. Pour signer.

Les prévenus savent qu’ils sont condamnés. Tout comme le savent les gens de la prison qui se trouvent de l’autre côté des barreaux : l’administration pénitentiaire. Commandants, plantons, sentinelles, hommes d’escorte s’habituent à considérer les prévenus comme des détenus non pas futurs, mais présents.

En 1937, lors d’un appel, un prévenu avait interrogé le commandant de garde sur un point de la nouvelle Constitution qui entrait alors en vigueur. Celui-ci avait brutalement répondu :

— Cela ne vous concerne pas. Votre Constitution, c’est le Code pénal.

Au camp, des changements attendaient aussi les détenus en cours d’instruction. Il y en a toujours eu beaucoup dans les camps, car le fait d’être déjà condamné ne signifie absolument pas qu’on est à l’abri de l’action permanente de tous les articles du Code pénal. Ils « s’appliquent » de la même façon qu’en « liberté » ; seulement, les dénonciations, punitions et interrogatoires sont encore plus ouvertement, plus grossièrement fantastiques.

Quand on interdit dans la capitale les colis de vivres et de vêtements, à la « périphérie » de la prison – dans les camps –, on instaura une « ration spéciale d’instruction » : un gobelet d’eau et trois cents grammes de pain par jour. Ce régime de cachot qu’on appliqua aux détenus en cours d’instruction leur fit faire un grand pas vers la tombe.

Par cette « ration d’instruction », on s’efforçait d’obtenir « la meilleure des preuves » : un aveu personnel du prévenu, du suspect, de l’accusé.

Dans la prison des Boutyrki, en 1937, les mandats en argent étaient autorisés : à raison de cinquante roubles maximum par mois. Avec cette somme, tous ceux qui avaient de l’argent enregistré à leur compte personnel pouvaient acquérir des produits à la « boutique » de la prison, dépenser quatre fois treize roubles par mois : il y avait « boutique » une fois par semaine. Si, au moment de son arrestation, le détenu avait plus d’argent sur lui, on le portait à son compte mais il ne pouvait dépenser plus de cinquante roubles.

Bien sûr, il n’y avait pas d’argent en espèces : les comptes se faisaient au verso d’une quittance, de la main du vendeur du magasin et obligatoirement à l’encre rouge.

Depuis des temps immémoriaux, existe l’institution des starostes de cellule, dont le rôle est d’assurer les relations avec les autorités et de maintenir une bonne discipline, un esprit de camaraderie dans la cellule.

Chaque semaine, la veille de la « boutique », l’administration confie au staroste une ardoise et un morceau de craie au moment de l’appel. Le staroste doit y faire à l’avance le décompte des commandes pour tous les achats que souhaitent effectuer les détenus de la cellule. En général, on note au recto de l’ardoise la quantité totale de tous les produits et on indique au verso le détail des commandes individuelles dont ces quantités globales sont le résultat.

D’ordinaire, il faut une journée entière pour établir ce décompte, car la vie de prison est fertile en événements divers dont l’importance est considérable pour le détenu. Le lendemain, au matin, le staroste va chercher les produits au magasin, généralement en compagnie d’une ou deux personnes. Le reste de la journée est consacré au partage des achats rapportés, pesés selon les « commandes individuelles ».

Au magasin de la prison, il y avait un grand choix de denrées : beurre, saucissons, fromages, petits pains blancs, cigarettes, gros gris…

Le menu de prison était établi une fois pour toutes. Si les détenus ne savaient pas quel jour on était, ils pouvaient le deviner à l’odeur de la soupe de midi, au goût du plat unique du soir. Le lundi, on donnait toujours à midi de la soupe de pois et, le soir, du gruau d’avoine ; le mardi, de la soupe de millet et de la bouillie d’orge perlée. En six mois de vie en détention préventive, chaque plat revenait exactement vingt-cinq fois : la nourriture de la prison des Boutyrki a toujours été renommée pour sa variété.

Ceux qui avaient de l’argent, même si ce n’était que quatre fois treize roubles, pouvaient acheter, en sus de la lavasse et de la bouillie de la prison, quelque chose de meilleur, de plus nourrissant et de plus profitable.

Ceux qui n’avaient pas d’argent ne pouvaient, bien sûr, faire aucun achat. En cellule, il y avait toujours des gens sans le sou, et plus d’une ou deux personnes. Il pouvait s’agir d’un habitant d’une autre ville qu’on avait amené là après l’avoir arrêté en pleine rue et « dans le plus grand secret ». Sa femme faisait toutes les prisons et tous les commissariats, toutes les sections de la milice de la ville pour essayer en vain d’obtenir l’adresse de son mari. S’abstenir de répondre et garder un silence total était la règle dans toutes ces institutions. La femme portait des colis de prison en prison : peut-être allait-on les accepter, cela voudrait donc dire que son mari était vivant ; et, si on ne les acceptait pas, des nuits d’angoisse la guettaient.

Ou bien c’était un père de famille qui avait été arrêté ; aussitôt après son arrestation, on avait contraint sa femme, ses enfants, sa famille à se détourner de lui. En le torturant par d’incessants interrogatoires, le juge d’instruction s’efforçait de lui arracher l’« aveu » de ce qu’il n’avait jamais fait. Dans le cadre des mesures de répression, en dehors des menaces et des coups, on privait le détenu d’argent.

Les parents et amis craignaient à juste titre d’aller porter des paquets à la prison. Une trop grande insistance à propos des colis, dans les recherches ou les demandes de renseignements, entraînait fréquemment la suspicion, des problèmes graves au travail, voire l’arrestation : cela s’est également produit.

Il y avait aussi un autre type de détenus désargentés. Dans la cellule 68, se trouvait Lionka, un adolescent originaire du district de Touma de la région de Moscou, un endroit perdu selon les critères des années trente.

Gros garçon, au visage blanc, à la peau malsaine de tous ceux qui n’ont pas été depuis longtemps au grand air, Lionka se sentait très bien en prison. De sa vie, il n’avait aussi bien mangé. Presque tout le monde lui offrait des friandises de la boutique. Il avait appris à fumer des cigarettes, pas de la makhorka. Il s’attendrissait à propos de tout : on apprenait des choses si intéressantes, les gens étaient si bons ; le monde entier s’ouvrait devant le gars inculte de Touma. Il considérait l’instruction comme une sorte de jeu, d’hallucination : son affaire ne l’inquiétait pas le moins du monde. Il voulait simplement que dure toujours cette vie de prévenu où l’on mangeait à sa faim, où tout était si propre et où il faisait si chaud.

Son affaire était étonnante. C’était la réplique exacte du Malfaiteur de Tchekhov. Lionka avait dévissé des boulons de rails sur la voie de chemin de fer pour s’en servir comme plombs de pêche ; surpris en flagrant délit, il avait été poursuivi en justice comme saboteur, aux termes de l’alinéa 7 de l’article 58. Lionka n’avait jamais entendu parler du récit de Tchekhov, mais il tenta de « démontrer » à son juge d’instruction, tout comme son double littéraire, qu’il ne dévissait jamais deux boulons de suite, qu’il « comprenait »…

Sur la base des déclarations du gars de Touma, le juge d’instruction échafaudait des « théories » extraordinaires dont la plus innocente entraînait le risque d’une condamnation à mort. Mais l’instruction n’arrivait pas à « relier » Lionka à quelqu’un, et c’était déjà la deuxième année qu’il passait en prison, en attendant que l’instruction trouve ces « relations ».

Les gens qui n’avaient pas d’argent sur leur compte personnel devaient se contenter de l’ordinaire de la prison, sans aucun supplément. La ration de prison est un truc ennuyeux. Une nourriture un peu plus variée embellit la vie du détenu, la rend en quelque sorte plus gaie.

Vraisemblablement, la ration de prison – à la différence de celle du camp – est le résultat, pour ce qui est des calories, protéines, graisses et hydrates de carbone, de calculs théoriques, de normes savantes. Ces calculs s’appuient sans doute sur des travaux « scientifiques » : les scientifiques aiment bien se livrer à ce genre d’activités. Il est tout aussi vraisemblable qu’à la prison d’instruction de Moscou le contrôle de la préparation des repas et de la « fourniture » directe du consommateur en calories s’exerce réellement. Et qu’à la prison des Boutyrki, probablement, les vérifications ne sont pas une pure moquerie, comme au camp. On peut imaginer un vieux médecin demandant au cuisinier un peu plus de lentilles, le plat le plus calorique, tout en cherchant dans le procès-verbal l’endroit où il doit apposer sa signature pour certifier que la nourriture a été distribuée. Ce médecin plaisantera disant que les détenus ont tort de se plaindre de la nourriture, que lui, le médecin, a mangé avec plaisir sa gamelle de lentilles – non, les échantillons pour les médecins sont servis dans des assiettes.

À la prison des Boutyrki, personne ne se plaignait de la nourriture. Non qu’elle fût bonne. Mais le détenu en cours d’instruction a, en fin de compte, d’autres soucis. Même le plat le moins prisé, les haricots bouillis, qui étaient ici étonnamment mauvais et qu’on qualifiait du terme éloquent de « plat à gober », ne suscitaient pas de plaintes.

Le saucisson de la boutique, le beurre, le sucre, le fromage et les petits pains frais étaient des friandises. Chacun, bien sûr, prenait plaisir à les manger en buvant du thé, au lieu de l’eau bouillante des rations agrémentée d’un breuvage « à la framboise », du vrai thé qu’on préparait dans son gobelet avec l’eau de l’énorme bouilloire en cuivre rouge de la capacité d’un seau. Elle datait des tsars et peut-être les membres de la Volonté du peuple l’avaient-ils utilisée.

Bien entendu, la « boutique » était un événement joyeux dans la cellule. Être privé de « boutique » était une lourde punition qui engendrait toujours des discussions et des querelles : les détenus supportent très mal ce genre de chose. Un bruit entendu par le gardien des couloirs, une dispute avec le commandant de service, tout cela était considéré comme une impertinence : on risquait donc d’être privé de « boutique » la fois suivante.

Les rêves de quatre-vingts personnes – installées sur vingt places – étaient réduits à néant. Une lourde punition.

Les prévenus démunis auraient dû accueillir ce châtiment avec indifférence. Mais ce n’était pas le cas.

Une fois les produits apportés commence le thé du soir. Chacun a acheté ce qu’il voulait. Mais ceux qui n’ont pas d’argent se sentent de trop dans cette fête générale. Ils sont les seuls à ne pas partager l’euphorie qui règne ce jour-là.

Bien sûr, tout le monde les invite. Mais on a beau boire une tasse de thé avec du sucre d’autrui et du pain blanc d’autrui, on a beau fumer une cigarette d’autrui, et même deux, ce n’est pas comme « chez soi », quand on a acheté tout cela avec son propre argent. Le désargenté est scrupuleux au point de craindre de manger un morceau de trop.

Le cerveau collectif de la prison, plein d’ingéniosité, trouva une solution pour remédier à cette situation en porte-à-faux des camarades sans argent, ménageant leur amour-propre et donnant le droit quasi officiel à tous les désargentés de bénéficier de la « boutique ». Ils pouvaient dépenser de l’argent en toute indépendance et acheter ce qu’ils voulaient.

D’où venait cet argent ?

C’est là qu’on vit ressurgir une expression célèbre du temps du communisme de guerre[72], dans les premières années de la révolution : les « comités des pauvres[73] ». Un inconnu avait lancé ces mots dans une cellule de prison ; celui-ci s’y était étonnamment implanté, enraciné, glissant de cellule en cellule : par des signaux frappés contre les murs, par une petite note cachée sous un banc aux bains et, plus simplement encore, lors des transferts de prison à prison.

La prison des Boutyrki est renommée pour son ordre exemplaire. L’énorme prison de douze mille places vit dans le mouvement perpétuel, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, de sa population fluctuante : tous les jours, on emmène des détenus à la Loubianka et on les en ramène en utilisant les autobus de prison – pour des interrogatoires, des confrontations au tribunal, des transferts dans d’autres prisons…

À l’intérieur même, l’administration pénitentiaire enferme les détenus en cours d’instruction coupables de délits « de cellule » dans les cellules spéciales, « disciplinaires », les tours dites de la Police, de Pougatchov, du Nord et du Sud. Il y a aussi un bâtiment de cachots où il est impossible de s’allonger dans les cellules et où l’on ne peut dormir qu’assis.

Tous les jours, on emmène un cinquième de l’effectif de la cellule : on les prend en photo de face et de profil, avec le numéro fixé sur le rideau devant lequel on place le détenu ; ou bien « jouer du piano », car la procédure dactyloscopique qui, pour des raisons inconnues, n’a jamais été considérée comme insultante, est obligatoire. Ou encore à l’interrogatoire, au bâtiment des interrogatoires, le long des interminables couloirs de la prison géante où, à chaque tournant, l’accompagnateur frappe sa clé contre la boucle en cuivre de sa ceinture pour prévenir qu’un « détenu secret » est en train de se déplacer. Et, tant qu’on n’a pas frappé dans les mains (à la Loubianka, on le fait en réponse à un claquement de doigts au lieu d’un cliquetis de clé), l’accompagnateur ne laisse pas le détenu aller plus loin.

Ce mouvement est incessant, continuel : le portail d’entrée n’est jamais fermé pour longtemps et il n’est jamais arrivé que des gens impliqués dans une même affaire se retrouvent dans la même cellule.

Un détenu qui a passé le seuil de la prison et qui l’a quittée ne serait-ce que pour un instant, même si son déplacement a été annulé, ne peut revenir sans que toutes ses affaires soient désinfectées. Telle est la règle, la loi sanitaire. Les vêtements de ceux qu’on emmenait souvent à des interrogatoires à la Loubianka furent très vite réduits en loques. Même sans cela, les vêtements de dessus s’abîment très vite en prison : on dort dedans, on se tourne et on se retourne sur les planches dont sont recouverts les châlits. Ces planches ainsi que l’action conjointe des étuves antipoux, fréquente et énergique, détruisent rapidement les habits de tous les prévenus.

Aussi strict que soit le contrôle, le geôlier pense moins à ses clés que le prisonnier à s’évader, comme l’a dit l’auteur de La Chartreuse de Parme.

Les comités des pauvres naquirent spontanément, comme un moyen d’auto-défense des détenus, une entraide. Quelqu’un se souvint justement à cette occasion des comités des pauvres. Et qui sait si celui qui donna un nouveau sens à cette vieille expression n’a pas lui-même fait partie des véritables comités des pauvres de la campagne russe dans les premières années de la révolution ? Des comités d’assistance mutuelle, voilà ce que furent les comités des pauvres en prison.

Les comités des pauvres étaient la forme la plus simple d’assistance. Les jours de « boutique », tous ceux qui commandaient des produits pour eux-mêmes devaient déduire dix pour cent au profit du comité. La somme commune était divisée entre les désargentés de la cellule : chacun d’entre eux obtenait ainsi le droit de faire une commande indépendante à la « boutique ».

Dans une cellule renfermant soixante-dix à quatre-vingts détenus, il y avait régulièrement sept ou huit désargentés. Le plus souvent, un mandat finissait par leur parvenir ; le « débiteur » essayait alors de rendre ce qui lui avait été donné par ses camarades, mais ce n’était pas une obligation. Simplement, il devait déduire à son tour les fameux dix pour cent lorsqu’il le pouvait.

Chaque « bénéficiaire du comité » recevait de dix à douze roubles pour la « boutique » : il dépensait donc une somme à peu près équivalente à celle des personnes « argentées ». On ne remerciait pas pour le comité. C’était considéré comme un droit du détenu, une coutume indiscutable de prison.

Pendant un long moment, peut-être même des années, l’administration ne soupçonna pas l’existence de cette « organisation », ou alors elle ne prêta pas attention à l’information rapportée par ses fidèles sujets, les moutons des cellules ou les délateurs des prisons. Il est difficile d’imaginer qu’il n’y ait pas eu de dénonciation concernant les comités. Seulement, l’administration des Boutyrki ne voulait pas refaire la triste expérience de sa lutte contre le fameux « jeu des allumettes ».

En prison, tous les jeux sont interdits. On confisquait immédiatement les échecs fabriqués avec du pain, mâché par toute la cellule, et on les détruisait dès qu’ils étaient découverts par l’œil vigilant de la sentinelle qui surveillait par le judas. L’expression même d’« œil vigilant » prenait en prison tout son sens réel, nullement figuré. C’était l’œil attentif de la sentinelle encadré par le judas.

Les dominos, les dames, tout cela était strictement interdit dans les prisons d’instruction. Les livres, eux, étaient autorisés et la bibliothèque de la prison était bien garnie, mais un détenu en cours d’instruction ne pouvait rien trouver dans ses lectures qu’un dérivatif à ses propres pensées, graves et incisives. Se concentrer sur un livre dans une cellule commune est impossible. Les livres servent de distraction, de dérivatif, ils remplacent les dames et les dominos.

Dans les cellules où l’on garde des criminels, il y a des cartes à jouer ; à la prison des Boutyrki, il n’y en a pas. Il n’y a aucun jeu en dehors des « allumettes ».

On y joue à deux.

Une boîte compte cinquante allumettes. Pour le jeu, on en garde trente dans le couvercle, qu’on dispose debout, à la verticale. On secoue le couvercle, on le soulève légèrement et les allumettes se répandent sur la table.

Celui qui joue le premier prend une allumette ; puis l’utilisant comme levier, il doit rejeter ou repousser sur le côté toutes les allumettes qu’il peut enlever du tas sans faire bouger les autres. S’il déplace deux allumettes à la fois, il perd son tour. Le deuxième joueur continue jusqu’à ce qu’il commette lui-même une erreur.

« Les allumettes » sont un jeu d’enfant des plus ordinaires, le mikado, simplement adapté à la cellule de prison par l’esprit inventif du détenu.

Toute la prison jouait aux « allumettes », du petit déjeuner au déjeuner, et du déjeuner au dîner, avec passion et frénésie.

On vit apparaître des champions d’« allumettes » locaux, on se mit à faire des assortiments d’allumettes d’une qualité spéciale, patinées par une utilisation constante. On ne s’en servait plus pour allumer des cigarettes.

Ce jeu sauvegarda beaucoup d’énergie nerveuse chez les détenus, il apporta une sorte de tranquillité à leur esprit en ébullition.

L’administration était incapable de détruire ce jeu, de l’interdire. Car les allumettes étaient autorisées. D’ailleurs, on en distribuait (une par une) et on en vendait au magasin.

Les commandants des bâtiments essayèrent de casser les boîtes, mais on pouvait fort bien s’en passer pour jouer.

Dans cette lutte contre le mikado, l’administration se couvrit de honte : ses démarches n’aboutirent à rien. La prison tout entière continua de jouer aux « allumettes ».

Pour cette raison, par crainte de se couvrir à nouveau de honte, l’administration fermait les yeux sur les comités des pauvres, peu désireuse de se lancer dans une lutte sans gloire.

Mais, hélas ! les rumeurs concernant les comités allèrent de plus en plus loin et parvinrent aux oreilles de l’Institution, d’où arriva un ordre strict : liquider les comités des pauvres dont la seule appellation ressemblait à un défi, à un appel à la conscience révolutionnaire.

Combien de sermons fit-on lors des appels ! Combien de papiers criminels pleins de calculs chiffrés de dépenses et de commandes saisit-on dans les cellules au moment des achats en procédant à des fouilles surprises ! Combien de starostes séjournèrent dans les cachots et les cellules disciplinaires des tours de la Police et de Pougatchov !

Rien n’y fit : les comités continuèrent d’exister malgré tous les avertissements et toutes les sanctions.

Un contrôle réel était très difficile. De plus, le commandant du bâtiment, le surveillant qui travaille depuis longtemps en prison, considère les détenus d’un autre œil que son supérieur haut placé et par moments, au fond de son âme, il se retrouve de leur côté, contre son supérieur. Ce n’est pas qu’il aide le détenu. Non. Simplement, il ferme les yeux sur ses délits, il ne voit rien quand il peut le faire, il est moins tracassier. Surtout quand il n’est plus très jeune. Pour le détenu, mieux vaut un surveillant d’un certain âge et d’un grade peu élevé. La conjonction de ces deux conditions est presque la garantie d’un homme relativement correct. Et si, en plus, il est porté sur la bouteille, c’est tant mieux. Ce genre d’homme ne cherche pas à faire carrière ; or la carrière d’un surveillant de prison, et encore plus de camp, se fait sur le sang des détenus.

Mais l’Institution avait réclamé la liquidation des comités des pauvres et les autorités de la prison essayèrent en vain d’y parvenir.

On fit une tentative de destruction des comités par l’intérieur : c’était, bien sûr, la solution la plus astucieuse. Les comités des pauvres étaient une organisation illégale, un détenu pouvait s’opposer aux déductions faites d’office. Celui qui ne voulait pas payer un tel « impôt », qui ne désirait pas entretenir les comités, pouvait protester et, en cas de refus, il était assuré du soutien de l’administration pénitentiaire. Et comment donc ! Car, enfin, le collectif de prison n’est pas un état qui peut prélever des impôts ; donc, les comités des pauvres, c’est de l’extorsion de fonds, du « racket », du brigandage…

Indiscutablement, tout détenu pouvait refuser les déductions. « Je ne veux pas, un point c’est tout. Cet argent m’appartient, et personne n’a le droit d’y toucher », etc. Quand quelqu’un faisait ce genre de déclaration, on ne procédait à aucune déduction et tout ce qu’il avait commandé lui était intégralement remis.

Mais rares étaient ceux qui se risquaient à faire une telle déclaration, qui osaient s’opposer au collectif, à des gens dont ils partageaient la vie vingt-quatre heures sur vingt-quatre, n’échappant aux regards malveillants et hostiles que pendant leur sommeil. En prison, chacun cherche inconsciemment un soutien moral chez son voisin ; un boycott, ça fait trop peur. C’est bien plus affreux que les menaces des juges d’instruction, même si l’on ne recourt ici à aucune mesure de rétorsion « physique ».

Le boycott de prison est l’arme de la guerre des nerfs. Et que Dieu préserve quiconque de subir le mépris appuyé de ses camarades.

Mais, si le citoyen antisocial a le cuir trop épais et qu’il est trop têtu, le staroste dispose d’une arme plus humiliante, plus efficace encore.

Nul n’a le droit de priver un détenu de sa ration de prison (sauf les juges d’instruction lorsqu’ils estiment que c’est nécessaire pour l’enquête), et l’entêté recevra sa gamelle de soupe, sa portion de bouillie et son pain.

Le distributeur sert la nourriture selon les indications du staroste (c’est une des prérogatives de ce dernier). Les châlits se trouvent le long des murs, séparés par un passage qui va de la porte à la fenêtre.

La cellule a quatre angles et on distribue la nourriture en partant d’un angle et en continuant dans l’ordre : un jour, on commence par l’un, le lendemain, par le second. Cette succession est nécessaire pour éviter que l’excitabilité nerveuse exacerbée des détenus ne soit aiguillonnée par une vétille du genre « la surface » et « le fond » de la lavasse des Boutyrki, pour donner à chacun des chances égales de recevoir de « l’épais », d’avoir une soupe d’une certaine température… Il n’y a pas de petits riens en prison.

Le staroste donne l’ordre de procéder à la distribution en ajoutant : « En dernier, vous servirez Untel » (en le nommant) ; il s’agit de celui qui refuse de tenir compte des comités.

Cette injure humiliante, insupportable, peut être infligée quatre fois par jour aux Boutyrki : on y donne du thé matin et soir, de la soupe à midi et de la bouillie pour le dîner.

L’« action » peut être menée une cinquième fois lors de la distribution de pain.

En appeler au commandant de la prison pour démêler ce genre d’affaires est risqué, car toute la cellule témoignera contre notre entêté. Dans les cas de ce genre, le mensonge collectif est de règle et le commandant ne connaîtra jamais la vérité.

Mais voilà que l’égoïste, le pingre, tient bon. De plus, il estime qu’il est le seul à avoir été arrêté à tort et considère que tous ses compagnons de prison sont des criminels. Il est coriace et têtu à souhait. Il supporte aisément le boycott de ses camarades : ces petits jeux d’intellectuels ne lui feront perdre ni patience ni contenance. Un « cul-de-basse-fosse » pourrait l’influencer, la vieille méthode de persuasion. Or il n’y en a pas aux Boutyrki. L’égoïste est déjà prêt à chanter victoire : le boycott ne donne pas le résultat prévu.

Cependant le staroste, la cellule ont encore un moyen décisif à leur disposition. Tous les jours, à l’appel du soir, lors de la relève, le commandant qui prend son service demande aux détenus conformément au règlement : « Y a-t-il des réclamations ? »

Le staroste fait un pas en avant et exige qu’on transfère l’entêté boycotté dans une autre cellule. Il n’y a pas à donner de motif à ce transfert, il suffit de le réclamer. Au bout de vingt-quatre heures au grand maximum, parfois même avant, le transfert sera obligatoirement effectué : cet avertissement public ôte au staroste toute responsabilité quant au maintien de la discipline dans la cellule.

Si on ne le transfère pas, l’entêté peut être passé à tabac ou tué, c’est à envisager : les détenus ont l’âme ténébreuse ; en cas d’accident, le commandant de service doit fournir aux autorités de nombreuses et déplaisantes explications. S’il y a une enquête à la suite d’un tel meurtre, on saura immédiatement que le commandant avait été prévenu. Mieux vaut donc transférer, à l’amiable, l’obstiné dans une autre cellule, accéder à une telle demande.

Passer dans une autre cellule en tant que « transféré » et non pas en arrivant du monde « libre » n’est pas très agréable. Cela entraîne toujours des soupçons, de la méfiance de la part des nouveaux camarades : ne s’agit-il pas là d’un dénonciateur ? « Une chance, encore, si c’est seulement pour refus des comités qu’il a été transféré chez nous », songe le staroste de la nouvelle cellule. « Mais si c’était plus grave ? » Le staroste va s’efforcer d’apprendre la raison de ce transfert : par un petit mot fourré au fond de la poubelle dans les toilettes, par des signaux frappés au mur selon le système du décembriste Bestoujev[74] ou en morse.

Tant qu’il n’y aura pas eu de réponse, le « nouveau » ne pourra compter ni sur la sympathie ni sur la confiance de ses nouveaux camarades. Passé un certain temps, le motif du transfert est éclairci, les passions sont calmées, mais dans la nouvelle cellule, il y a aussi un comité, des déductions.

Et tout recommence – quand ça recommence car, dans sa nouvelle cellule, l’entêté, instruit par son amère expérience, se conduit différemment. Son obstination est brisée.

Dans les cellules de préventive de la prison des Boutyrki, il n’y a eu aucun comité des pauvres tant qu’on a autorisé les colis de vêtements et de nourriture et que le droit de se servir au magasin de la prison a été pratiquement sans limites.

Les comités des pauvres sont nés dans la deuxième moitié des années trente, comme une forme curieuse de « vie personnelle » pendant l’instruction, une façon de s’affirmer pour les détenus privés de droits : ce fut un secteur minuscule où le collectif humain, bien soudé comme cela se produit toujours en prison, à la différence du camp et de la « liberté », et malgré son absence totale de droits, trouva à exercer ses forces morales pour revendiquer l’éternel droit de l’homme à vivre comme il l’entend. Ces forces spirituelles, opposées à tous les règlements de prison et d’instruction, remportent la victoire.

1959

Récits de la Kolyma
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