Comment on « édite des rômans » *

Le temps de la prison est un temps très long. Les heures de prison sont interminables parce qu’elles sont monotones, elles n’ont rien de romanesque. La vie, entre le moment du lever et celui du coucher, est régie par un règlement sévère recelant une sorte de principe musical, de cadence carcérale qui introduit un semblant d’ordre dans le flot d’émotions individuelles et de drames privés apportés de l’extérieur, de ce monde disparate qui bruit de l’autre côté des murs. Dans cette symphonie carcérale entrent le ciel étoilé découpé en carré et le rayon de soleil se reflétant sur le canon du fusil de la sentinelle, debout sur un mirador dont l’architecture rappelle celle d’un gratte-ciel. Il y a aussi le bruit inoubliable des serrures de prison, ce cliquetis mélodieux qui évoque celui des vieux coffres de marchands. Et bien d’autres choses.

Peu d’impressions extérieures marquent le temps de la prison, c’est la raison pour laquelle, par la suite, une période de détention ressemble à un gouffre noir, à du vide, à un abîme sans fond, dont la mémoire n’extrait des incidents qu’à grand-peine et à contrecœur. C’est normal, l’homme n’aime pas les mauvais souvenirs, et la mémoire, se pliant docilement au désir secret de son maître, refoule les événements désagréables dans ses recoins les plus obscurs. D’ailleurs, étaient-ce bien des événements ? L’échelle des valeurs est brouillée, et les raisons d’une rixe sanglante entre prisonniers semblent incompréhensibles vues de l’extérieur. Plus tard, ce temps paraîtra sans histoire, vide : on aura l’impression qu’il a filé à toute allure, d’autant plus vite qu’il aura été lent à s’écouler.

Pourtant le mécanisme des horloges n’a rien de purement conventionnel. Il est justement ce qui met de l’ordre dans le chaos. Il est le réseau géographique de méridiens et de parallèles sur lequel se dessinent les îles et les continents de notre existence.

Cette règle vaut également dans la vie normale, mais en prison, elle se fait plus nue, plus absolue.

Pendant ces longues heures de prison, les truands ne font pas passer le temps uniquement avec leurs souvenirs, leurs assauts de vantardises et leurs hallucinantes fanfaronnades décrivant leurs cambriolages et autres expéditions. Ces récits sont des inventions, des « simulations » artistiques d’événements. En médecine, on emploie le terme « amplification » quand il y a exagération et qu’un mal insignifiant est présenté comme une terrible douleur. Les récits des truands ressemblent à ces amplifications. Le sou en cuivre de la vérité se transforme en rouble d’argent monnayable sur la place publique.

Le truand raconte avec qui il a fait des casses, où il a volé, il se recommande à ses camarades inconnus, s’étend sur des « vrillages » de coffres-forts inviolables, alors qu’en réalité, son casse s’est limité à un vol de linge dérobé sur une corde dans un jardin de banlieue.

Les femmes avec lesquelles il a vécu sont des beautés extraordinaires, c’est tout juste si elles ne sont pas milliardaires.

Outre la jouissance esthétique procurée par le récit, qui est un plaisir tant pour le conteur que pour les auditeurs, il y a dans tous ces mensonges, dans ces « mémoires » imaginaires, quelque chose de bien plus grave et de bien plus dangereux.

Ces hyperboles des prisons sont le matériau de propagande et de publicité de la pègre, et un matériau de la plus haute importance. Ces récits, c’est l’université des truands, la chaire de leur effroyable science. Les jeunes écoutent les anciens et s’affermissent dans leur foi. Ils se mettent à vouer un culte à ces héros aux exploits prodigieux et rêvent d’en accomplir de semblables. C’est l’initiation du néophyte. Ces préceptes, le jeune truand s’en souviendra toute sa vie.

Peut-être le truand conteur a-t-il lui-même envie, comme Khlestakov[44], de croire à ses mensonges inspirés ? Il a ainsi l’impression d’être plus fort, meilleur.

Une fois terminées les présentations aux nouveaux amis, une fois établis les curriculum vitæ oraux des arrivants, quand les vagues de fanfaronnades se sont apaisées et que les épisodes les plus piquants des souvenirs ont été racontés deux fois, se gravant si profondément dans les mémoires que tous les auditeurs pourront, en d’autres circonstances, raconter ces aventures en se les attribuant, alors que la journée de prison paraît encore interminable, voilà qu’une excellente idée vient à l’esprit de quelqu’un…

— Si on « éditait un rôman » ?

Une silhouette couverte de tatouages se traîne alors sous la lumière jaunâtre d’une ampoule électrique au nombre de bougies calculé pour rendre toute lecture difficile, s’installe confortablement, et attaque avec volubilité les premières mesures, pareilles aux premiers coups d’une partie d’échecs :

— Dans la ville d’Odessa, avant la révolution, vivait un célèbre prince dont la femme était d’une grande beauté.

« Éditer », dans le jargon des truands, signifie « raconter », et il n’est guère difficile de deviner l’origine de cet argotisme pittoresque. La narration d’un rôman, c’est en quelque sorte « l’édition » orale d’une œuvre.

Le rôman en tant que genre littéraire n’est pas obligatoirement un roman, une nouvelle ou un récit. Cela peut être aussi bien des mémoires, un film, une étude historique. Un rôman est toujours une œuvre anonyme relatée à haute voix. Personne ne cite jamais le nom de l’auteur, et personne ne le connaît.

Il est indispensable que le récit soit long, puisque l’un de ses objectifs est de faire passer le temps.

Un rôman est toujours à moitié improvisé, car après avoir été entendu quelque part, il a été partiellement oublié, et il est agrémenté de détails nouveaux, dont le pittoresque dépend des dons du conteur.

Il existe plusieurs rômans particulièrement répandus et appréciés, plusieurs scénarios que pourrait envier à la pègre le Théâtre d’improvisation.

Ce sont, bien entendu, les policiers.

Il est tout à fait curieux de constater que les romans policiers soviétiques contemporains ne sont pas du tout prisés par les truands. Non qu’ils manquent d’ingéniosité ou soient tout simplement médiocres (les histoires que les voleurs écoutent avec un plaisir énorme sont encore plus simplistes et dénuées de talent). D’ailleurs le conteur aurait toute liberté pour combler les lacunes des romans d’Adamov ou de Cheïnine.

Non, tout simplement, le monde contemporain n’intéresse pas les truands. « Notre vie, on la connaît mieux que personne ! » disent-ils à juste titre.

Les rômans les plus populaires sont Le Prince Viazemski, Le Club des valets de cœur, l’immortel Rocambole – des résidus de cette étonnante littérature populaire russe et étrangère que dévoraient les habitants de la Russie du siècle dernier, dont les classiques étaient non seulement Ponson du Terrail, mais aussi Xavier de Montépin avec ses romans-fleuves, Le Détective assassin, ou l’Innocent puni, etc.

Parmi les sujets tirés d’œuvres littéraires de qualité, Le Comte de Monte-Cristo occupe une position solide, alors que Les Trois Mousquetaires n’a aucun succès, est considéré comme un roman comique. Tout compte fait, l’idée d’un cinéaste français de monter Les Trois Mousquetaires en opérette ne manquait pas de fondement.

Rien de surnaturel, ni de fantastique, ni de psychologique. Une bonne intrigue et un naturalisme à coloration sexuelle, voilà la devise de la littérature orale de la pègre.

Dans l’un de ces rômans, on pouvait reconnaître, non sans difficulté, Bel-Ami de Maupassant. Bien entendu, le titre et les noms des héros étaient complètement différents, et l’intrigue elle-même avait subi des transformations considérables. Mais le canevas de base de l’œuvre (la carrière d’un souteneur) avait été conservé.

Anna Karénine a été remanié par les rômanciers truands exactement comme dans la mise en scène du Théâtre d’Art. Tout le motif Lévine-Kitty a été écarté. Sans décors et avec les noms des héros déformés, cela produit une impression bizarre. Un amour passionné débutant par un coup de foudre. Un comte faisant des avances à l’héroïne dans les couloirs d’un wagon. La visite de la mère dépravée à son enfant. Le comte et sa maîtresse faisant la bringue à l’étranger. La jalousie du comte, et le suicide de l’héroïne. C’est seulement à cause des roues du train, du rythme tolstoïen du wagon tiré d’Anna Karénine, que l’on peut comprendre de quoi il s’agit.

On prend plaisir à écouter et à raconter Les Misérables. Les erreurs et les naïvetés de l’auteur dans sa façon de représenter les truands français sont dédaigneusement corrigées par les truands russes.

On a même concocté, à partir d’une biographie de Nekrassov (d’après un ouvrage de K. Tchoukovski, semble-t-il), un policier renversant, avec pour héros principal… Panov[45] !

La plupart du temps, ces rômans sont narrés par les truands amateurs de façon monotone et ennuyeuse, il est rare de rencontrer parmi les conteurs truands de vrais artistes, poètes et comédiens dans l’âme, capables d’émailler n’importe quelle histoire de milliers de détails inattendus. Pour écouter de tels maîtres, tous les truands de la cellule se réunissent. Personne ne s’endort avant le matin, et la gloire souterraine d’un tel artiste se propage très loin. Sa célébrité ne le cède en rien à celle d’un Kaminka ou d’un Andronikov, et va même au-delà.

Oui, des rômanciers, c’est ainsi que l’on appelle ces conteurs. Une notion tout à fait particulière, un terme propre au lexique de la pègre.

Un rôman et un rômancier.

Il va de soi qu’un conteur ne doit pas obligatoirement être un truand. Au contraire, un rômancier cave n’est pas moins apprécié, et même davantage, car ce que racontent ou peuvent raconter les voleurs est limité – quelques histoires populaires, c’est tout. Il est toujours possible qu’un étranger, un nouveau, ait en mémoire une histoire intéressante. S’il sait la raconter, il sera récompensé par l’indulgente attention des ourkas, car, dans ces circonstances, l’Art ne peut sauver ni les « frusques » ni les colis. La légende d’Orphée n’est tout de même qu’une légende. Mais si aucun conflit vital ne surgit, le rômancier a droit à une place sur les châlits près des truands, et à une écuelle de soupe supplémentaire aux repas.

Du reste, il ne faut pas croire que le seul but des rômans soit de tuer le temps en prison. Non, ils ont une signification plus importante, plus profonde, plus sérieuse, plus grave.

Les rômans sont à peu près le seul contact que les truands aient avec l’art. Ils répondent aux besoins esthétiques réels, quoique monstrueux, d’hommes qui ne lisent ni livres ni journaux, et « pompent de la culture » (une expression de leur cru) sous forme orale.

Les rômans sont une sorte de tradition culturelle qui fait l’objet d’un très grand respect. On en raconte depuis des temps immémoriaux, et ils sont consacrés par toute l’histoire du monde criminel. Aussi est-il de bon ton d’en écouter, d’aimer cet art et de le protéger. Les truands sont par tradition les mécènes des rômanciers, on les élève dans cet esprit, et aucun d’entre eux ne refusera d’écouter un conteur, quand bien même il aurait envie de bâiller à s’en décrocher la mâchoire. Mais il va de soi que les affaires de truands, les discussions de voleurs ainsi que l’incontournable passion pour les cartes, avec l’esbroufe et les débordements qu’elle entraîne, passent avant les rômans.

On se rabat sur les rômans dans les moments d’oisiveté. Les cartes sont interdites en prison et, bien qu’on en confectionne à une vitesse inimaginable avec du papier journal, un bout de crayon chimique et un morceau de pain mâché, témoignant de l’expérience millénaire de générations de voleurs, il n’est pas toujours possible de jouer en prison.

Aucun truand n’avouera qu’il n’aime pas les rômans. Les rômans sont pour ainsi dire consacrés par les canons de la pègre, ils font partie du code de conduite du voleur, de ses intérêts intellectuels.

Les truands n’aiment pas les livres ni la lecture. Il est rare, très rare de rencontrer parmi eux des gens élevés dans l’amour des livres. Ce genre de « monstres » lisent presque en cachette, à l’insu de leurs camarades : ils redoutent les sarcasmes et les plaisanteries grossières, comme s’ils commettaient un acte indigne d’un truand, comme s’il s’agissait d’une occupation répréhensible. Tout en enviant les intellectuels, les voleurs les détestent et flairent dans toute culture superflue quelque chose d’étranger, de différent. Et pourtant, Bel-Ami de Maupassant ou Le Comte de Monte-Cristo, présentés sous l’hypostase d’un rôman, suscitent l’intérêt général.

Bien sûr, un truand-lecteur pourrait expliquer aux truands-auditeurs de quoi il retourne, mais… le pouvoir de la tradition est immense.

Pas un seul critique littéraire, pas un seul chroniqueur ne s’est intéressé, même de loin, à cette forme de narration orale qui existe depuis des temps immémoriaux.

Un rôman, selon la terminologie du milieu, ce n’est pas toujours un roman, la différence ici ne tient pas à la prononciation du O. Les femmes de chambre sachant lire, qui se passionnaient pour Antone Kretchet, ou Nastia, cette héroïne de Gorki, qui lisait et relisait Un amour fatal, prononçaient également rôman.

« L’édition de rômans » est une coutume très ancienne de la pègre, avec tout le caractère d’obligation religieuse que cela implique, et fait partie du credo du truand au même titre que les jeux de cartes, l’alcool, la débauche, le vol, les évasions et les tribunaux d’honneur. C’est un élément indispensable de leur vie, de leur littérature.

La notion de rôman est relativement large. Elle recouvre divers genres de prose. Cela peut être un roman, une nouvelle, un récit, un authentique document ethnographique, un essai historique, une pièce de théâtre, une émission de radio, un film qui quitte l’écran pour retourner à l’état de scénario. Des éléments d’improvisation viennent enrichir l’intrigue, et un rôman est, au sens strict, la création d’un instant, comme un spectacle de théâtre. Il existe une seule et unique fois, encore plus éphémère et fugace que l’art de l’acteur sur les planches d’un théâtre, car un acteur s’en tient quand même étroitement au texte fourni par le dramaturge. Dans le célèbre Théâtre d’improvisation, on improvisait beaucoup moins que n’importe quel rômancier des prisons ou des camps.

D’anciens rômans comme Le Club des valets de cœur ou le Prince Viazemski ont disparu depuis plus d’un demi-siècle du marché littéraire russe. Les historiens de la littérature ne s’abaissent que jusqu’à Rocambole ou Sherlock Holmes.

La littérature populaire russe du siècle dernier s’est conservée jusqu’à aujourd’hui dans le monde souterrain de la pègre. Ce sont justement ces vieux romans que racontent, qu’éditent les rômanciers truands. Ce sont pour ainsi dire les classiques du milieu.

Dans la majorité des cas, un conteur cave peut raconter une œuvre qu’il a lue en liberté. Le Prince Viazemski, c’est seulement en prison qu’il en apprend l’existence, à son propre étonnement, en écoutant un rômancier truand.

— Cela se passait à Moscou, sur le Razgouliaï, il y avait une piaule pour les gens de la haute où le prince Potocki se rendait très souvent. C’était un jeune gars bien bâti.

— Doucement ! Doucement ! supplient les auditeurs.

Le rômancier ralentit le rythme de sa narration. Généralement, il raconte jusqu’à épuisement total, car tant qu’aucun des auditeurs ne s’est endormi, il est considéré comme inconvenant d’interrompre le récit. Et c’est une succession de têtes coupées, de liasses de dollars, de pierres précieuses trouvées dans l’estomac ou les intestins d’une « marianne » du grand monde.

Le rôman se termine enfin, le rômancier à bout de forces se traîne vers sa place, les auditeurs, satisfaits, déplient leurs couvertures ouatinées et bariolées, composante indispensable du trousseau de tout truand qui se respecte…

Voilà ce que sont les rômans en prison. Pas dans les camps.

La prison et le camp de travail sont des réalités différentes, très éloignées l’une de l’autre du point de vue psychologique, en dépit de leur apparente ressemblance. La prison est beaucoup plus proche de la vie normale que le camp.

La tonalité littéraire, presque toujours innocente, que l’occupation de rômancier revêt pour un cave en prison prend soudain au camp un éclat sinistre et tragique.

Apparemment, rien n’a changé. Ce sont les mêmes truands qui passent les commandes, les mêmes soirées consacrées aux récits, les mêmes thèmes romanesques. Seulement ici, on raconte des rômans pour un quignon de pain, pour de la soupe versée dans une boîte de conserve en guise d’écuelle.

Ici, des rômanciers, il y en a autant qu’on veut. Les prétendants faméliques à cette croûte de pain, à cette soupe, se comptent par dizaines. On a vu des rômanciers à demi morts s’évanouir d’inanition pendant leur récit. Pour prévenir de tels incidents, l’usage veut que l’on donne au conteur un peu de soupe à avaler avant « l’édition ». Une coutume judicieuse qui a fini par s’imposer.

Dans les isolateurs surpeuplés des camps (ces prisons à l’intérieur de la prison), la distribution de nourriture est généralement organisée par les truands. L’administration n’est pas en mesure de lutter contre cet état de choses. Une fois qu’ils sont rassasiés, le reste des occupants de la baraque peut accéder aux aliments.

Une énorme baraque au sol en terre battue éclairée par une « pétroleuse », une petite lampe à pétrole.

Tous, sauf les truands, ont travaillé toute la journée, ils ont passé de nombreuses heures dans un froid glacial. Le rômancier a envie de se réchauffer, de dormir, de s’allonger, de s’asseoir, mais plus que de sommeil, de chaleur et de repos, il a envie de manger quelque chose, n’importe quoi. Et par un incroyable, par un prodigieux effort de volonté, il mobilise son cerveau pour un rôman de deux heures qui fait les délices des truands. Dès qu’il a terminé son policier, il avale sa soupe déjà froide recouverte d’une croûte de glace, et il lape, il lèche l’écuelle en fer-blanc jusqu’à la dernière goutte. Il n’a pas besoin de cuillère, ses doigts et sa langue le servent mieux que n’importe quel couvert.

À bout de forces, obsédé par de vaines tentatives pour remplir, ne serait-ce qu’une minute, son estomac rétréci qui se dévore lui-même, un ancien professeur se propose comme rômancier. Il sait qu’en cas de succès, si ses clients sont satisfaits, il recevra à manger et échappera aux raclées. Les truands font confiance à ses capacités de conteur, quels que soient son épuisement et sa faiblesse. Dans les camps, on ne se fie pas aux apparences, et n’importe quelle « flammèche » (un terme pittoresque pour désigner un loqueteux en guenilles, avec des touffes de coton sortant ici et là de son caban déchiré) peut être un très grand rômancier.

Ayant ainsi gagné de la soupe et, en cas de triomphe, un quignon de pain, le rômancier mâchonne craintivement dans un coin obscur de la baraque, suscitant l’envie de ses camarades qui ne savent pas, eux, « éditer des rômans ».

Si la performance a été très réussie, on lui offre même du gros gris. Ça, c’est le summum de la béatitude ! Des dizaines d’yeux épient ses doigts tremblants qui tassent le tabac et roulent la cigarette. Et si le rômancier a la maladresse de faire tomber par terre quelques brins de son trésor, il est capable de pleurer de vraies larmes. Combien de mains surgiront des ténèbres pour lui allumer sa cigarette au poêle, et avaler ainsi ne serait-ce qu’une bouffée ! Et plus d’une voix servile murmurera dans son dos la célèbre formule « Tu me donnes une taff ? », ou bien emploiera le mystérieux synonyme de cette expression : « Quarante… »

Voilà ce que sont dans les camps les rômans et les rômanciers.

À partir du moment où un rômancier connaît le succès, il est protégé des insultes et des coups, on va même jusqu’à le nourrir. Le voilà bientôt qui demande hardiment une cigarette aux truands, et ceux-ci lui laissent leurs mégots : il a reçu un titre, il a enfilé la livrée de gentilhomme de la cour…

Tous les jours, il doit être sur le pied de guerre avec un nouveau rôman – c’est que la concurrence est immense ! – et quel soulagement pour lui, le soir où ses maîtres ne sont pas d’humeur à digérer une nourriture intellectuelle, à pomper de la culture, et où il peut sombrer dans un sommeil de plomb. Mais même ce sommeil peut être brutalement interrompu si les truands ont soudain la lubie d’ajourner une partie de cartes (ce qui arrive bien entendu très rarement, car un tertz ou un stoss sont bien plus importants que tous les rômans du monde).

Parmi ces rômanciers affamés, on rencontre des « idéologues », surtout au bout de quelques jours de relative satiété. Ils tentent de raconter à leurs auditeurs quelque chose de plus sérieux que Le Club des valets de cœur. Les rômanciers de ce genre se prennent pour des instructeurs culturels à la cour d’un truand. Il y a parmi eux d’anciens hommes de lettres tout fiers de rester fidèles à leur profession première, exercée dans de si surprenantes circonstances. Certains se sentent dans la peau de charmeurs de serpents, de flûtistes jouant devant un grouillement de reptiles venimeux…

Carthage doit être détruite.

Le monde des truands doit être anéanti.

1959

Récits de la Kolyma
couv.xhtml
titre.xhtml
pref.xhtml
termes.xhtml
recits.xhtml
k01.xhtml
k02.xhtml
k03.xhtml
k04.xhtml
k05.xhtml
k06.xhtml
k07.xhtml
k08.xhtml
k09.xhtml
k10.xhtml
k11.xhtml
k12.xhtml
k13.xhtml
k14.xhtml
k15.xhtml
k16.xhtml
k17.xhtml
k18.xhtml
k19.xhtml
k20.xhtml
k21.xhtml
k22.xhtml
k23.xhtml
k24.xhtml
k25.xhtml
k26.xhtml
k27.xhtml
k28.xhtml
k29.xhtml
k30.xhtml
k31.xhtml
k32.xhtml
k33.xhtml
rive.xhtml
r01.xhtml
r02.xhtml
r03.xhtml
r04.xhtml
r05.xhtml
r06.xhtml
r07.xhtml
r08.xhtml
r09.xhtml
r10.xhtml
r11.xhtml
r12.xhtml
r13.xhtml
r14.xhtml
r15.xhtml
r16.xhtml
r17.xhtml
r18.xhtml
r19.xhtml
r20.xhtml
r21.xhtml
r22.xhtml
r23.xhtml
r24.xhtml
r25.xhtml
virt.xhtml
v01.xhtml
v02.xhtml
v03.xhtml
v04.xhtml
v05.xhtml
v06.xhtml
v07.xhtml
v08.xhtml
v09.xhtml
v10.xhtml
v11.xhtml
v12.xhtml
v12_split1.xhtml
v13.xhtml
v14.xhtml
v15.xhtml
v16.xhtml
v17.xhtml
v18.xhtml
v19.xhtml
v20.xhtml
v21.xhtml
v22.xhtml
v23.xhtml
v24.xhtml
v25.xhtml
v26.xhtml
v27.xhtml
essais.xhtml
e01.xhtml
e02.xhtml
e03.xhtml
e04.xhtml
e05.xhtml
e06.xhtml
e07.xhtml
e08.xhtml
meleze.xhtml
m01.xhtml
m02.xhtml
m03.xhtml
m04.xhtml
m05.xhtml
m06.xhtml
m07.xhtml
m08.xhtml
m09.xhtml
m10.xhtml
m11.xhtml
m12.xhtml
m13.xhtml
m14.xhtml
m15.xhtml
m16.xhtml
m17.xhtml
m18.xhtml
m19.xhtml
m20.xhtml
m21.xhtml
m22.xhtml
m23.xhtml
m24.xhtml
m25.xhtml
m26.xhtml
m27.xhtml
m28.xhtml
m29.xhtml
m30.xhtml
gant.xhtml
g01.xhtml
g02.xhtml
g03.xhtml
g04.xhtml
g05.xhtml
g06.xhtml
g07.xhtml
g08.xhtml
g09.xhtml
g10.xhtml
g11.xhtml
g12.xhtml
g13.xhtml
g14.xhtml
g15.xhtml
g16.xhtml
g17.xhtml
g18.xhtml
g19.xhtml
g20.xhtml
g21.xhtml
post.xhtml
p01.xhtml
lexique.xhtml
bio.xhtml
biblio.xhtml
notes.xhtml
nrecits.xhtml
nrive.xhtml
nvirt.xhtml
nessais.xhtml
nmeleze.xhtml
ngant.xhtml
npost.xhtml
cop.xhtml