Le procureur vert

Les valeurs sont brouillées et chaque notion humaine, bien que désignée par un mot dont l’orthographe, les sonorités, l’assemblage familier de sons et de lettres restent les mêmes, renvoie à quelque chose qui n’a pas de nom sur le « continent » : ici, les critères sont différents, les us et les coutumes particuliers ; le sens de chaque mot est transformé.

Lorsqu’il est impossible d’exprimer un sentiment, un événement ou un concept nouveaux dans le langage humain ordinaire, on voit naître un mot neuf, emprunté à la langue des truands qui sont les arbitres de la mode et du bon goût dans l’Extrême-Nord.

Les métamorphoses sémantiques ne touchent pas uniquement des notions comme l’Amour, la Famille, l’Honneur, le Travail, la Vertu, le Vice et le Crime, mais aussi des mots tout à fait inhérents à ce monde, qui y sont nés comme, par exemple, ÉVASION…

Dans ma prime jeunesse, j’ai eu l’occasion de lire un récit sur l’évasion de Kropotkine[84] de la forteresse Pierre-et-Paul.

Une voiture à deux pas du portail de la prison, une dame déguisée, en calèche, un revolver à la main, le calcul exact du nombre de pas conduisant à la porte de la garde, la fuite sous le feu des sentinelles, le claquement des sabots du cheval sur le pavé : une évasion classique, sans nul doute.

Plus tard, j’ai lu des souvenirs de déportés sur leurs évasions de Iakoutie, de Verkhoïansk, et j’ai été terriblement déçu. Aucun déguisement, aucune poursuite ! Une chevauchée en plein hiver sur des chevaux attelés à la queue leu leu comme dans La Fille du capitaine[85], l’arrivée dans une gare et l’achat d’un billet au guichet caisse… Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi on appelait cela une « évasion ». On a donné autrefois à des évasions de ce genre le nom d’« absence illégale de son lieu de résidence » et, à mon avis, cette formule rend beaucoup mieux le fond de l’affaire que le terme romantique d’évasion.

Même l’évasion du SR Zenzinov[86] de la baie de la Providence, à bord d’un yacht américain qui s’était approché de la barque dans laquelle il pêchait, ne ressemble pas à une véritable évasion comme celle de Kropotkine.

Il y eut bien des évasions à la Kolyma, qui ont toutes échoué.

La raison tient aux particularités de cette région polaire très rude, où le gouvernement tsariste ne s’était jamais résolu à installer des détenus comme à Sakhaline pour la peupler, la mettre en valeur.

Les distances qui la séparent du continent se comptent en milliers de verstes ; l’endroit le plus étroit (un « vide »), entre les lieux habités des gisements du Dalstroï et la ville d’Aldane[87], représente près de mille kilomètres de taïga sauvage.

Il est vrai que, vers l’Amérique, les distances sont bien plus courtes – le détroit de Behring fait à peine plus d’une centaine de kilomètres là où il est le plus étroit – mais, de ce fait, la garde située de ce côté-là, complétée par des unités de gardes-frontières, était absolument « imperméable ».

Le chemin le plus direct menait à Iakoutsk, d’où l’on pouvait suivre les routes frayées par les chevaux ou les cours des rivières ; il n’y avait pas encore de liaisons aériennes à l’époque ; d’ailleurs, c’est un jeu d’enfant de garder les avions sous clé.

Naturellement, il n’y a jamais eu d’évasion en hiver : passer l’hiver sous un toit, près d’un poêle métallique était le rêve passionné de tous les détenus, et pas seulement des détenus.

La captivité devient insupportable au printemps, toujours et partout. À ce facteur météorologique naturel, qui agit d’une manière impérieuse sur les sentiments humains, vient s’ajouter un raisonnement qui découle d’une froide logique. On ne peut parcourir la taïga que l’été, lorsqu’il est possible, quand les vivres sont épuisés, de manger de l’herbe, des champignons, des baies et des racines, de faire des galettes avec du lichen réduit en farine, du lichen appelé mousse de rennes[88], et d’attraper des mulots, des écureuils rouges et striés, des casse-noix sibériens, des lièvres…

Les nuits d’été ont beau être froides dans le Nord, au pays du permafrost, un homme d’expérience ne tombera jamais malade s’il passe la nuit sur un rocher. Il changera souvent de position, évitera de dormir sur le dos et mettra de l’herbe ou des branches sous son flanc…

On ne peut s’enfuir de la Kolyma. L’emplacement des camps a été choisi de façon géniale. Pourtant, cette illusion qu’on paie par des jours pénibles de cachot, une peine supplémentaire, des coups, la faim, parfois de sa vie, a ici un pouvoir aussi grand que partout, de tout temps.

Les évasions sont fréquentes. À peine les extrémités des mélèzes se couvrent-elles d’émeraude que les fuyards partent dans la taïga.

Ce sont presque toujours des nouveaux de la première année dont la volonté et l’amour-propre sont encore vivaces et dont l’esprit ne s’est pas encore adapté aux conditions de l’Extrême-Nord, si différentes de l’univers familier du continent. Ces nouveaux sont choqués au plus profond d’eux-mêmes par ce qu’ils voient : les coups, les tortures, les railleries, la pourriture humaine… Les nouveaux s’enfuient, certains s’y prennent mieux, d’autres moins bien, mais tous finissent de la même façon. Certains sont rattrapés en deux jours, d’autres au bout d’une semaine, d’autres encore au bout de quinze jours… Les fuyards qui « ont une direction » – on comprendra le sens de cette expression plus loin – ne partent jamais plus longtemps.

L’énorme personnel de la garde du camp et des commandos opérationnels avec leurs milliers de bergers allemands, auxquels il faut ajouter les unités des gardes-frontières et de l’armée cantonnés là et dissimulés sous le nom de « régiment de la Kolyma », sont amplement suffisants pour qu’on rattrape cent pour cent des fuyards.

Alors, comment les évasions sont-elles possibles, et ne serait-il pas plus simple de concentrer les forces des groupes opérationnels à monter la garde, à empêcher les évasions au lieu de traquer les fuyards ?

Des considérations économiques prouvent qu’il est malgré tout moins onéreux d’entretenir un personnel de « chasseurs de têtes » que de créer une garde omniprésente de type carcéral. Il est incroyablement difficile de prévenir une fuite. Même le gigantesque réseau d’informateurs-détenus payés en cigarettes de gros gris et en rations supplémentaires n’y peut absolument rien.

Car il s’agit de psychologie humaine avec ses méandres et ses recoins ; on ne peut pas prédire qui va se résoudre à s’enfuir, quand, et pourquoi. Les événements ne ressemblent pas à ce qu’on avait pu supposer.

Bien sûr, il existe des moyens de prévention : arrestations, détentions dans des zones disciplinaires, ces prisons dans la prison, transfert des suspects ; toute une série de « mesures » qui font vraisemblablement baisser le nombre des évasions ; il est possible qu’il y en aurait plus encore, sans ces zones disciplinaires protégées par une garde sûre et importante, cachée dans les coins les plus reculés.

Mais on s’enfuyait aussi des zones disciplinaires, alors que personne n’essayait de s’en aller pendant les expéditions de travail sans escorte. Il y a de tout dans les camps. De plus, l’observation pleine de finesse faite par Stendhal dans La Chartreuse de Parme où il écrit que « le geôlier pense moins à ses clés que le détenu à ses barreaux » est juste et vraie.

La Kolyma, la Kolyma,

Ô planète enchantée

L’hiver a neuf mois,

Tout le reste, c’est l’été.

Voilà pourquoi on se prépare au printemps. La garde et les groupes opérationnels augmentent leurs effectifs en hommes et en chiens, entraînent les uns et dressent les autres ; les détenus se préparent de leur côté : ils cachent des conserves, du pain séché et choisissent leurs « partenaires ».

Il n’y a eu qu’un cas d’évasion classique à la Kolyma, une évasion soigneusement pensée et préparée, accomplie avec talent et sans hâte. C’est la fameuse exception qui confirme la règle. Mais, même là, il resta un fil ; une trace, une petite erreur, insignifiante à première vue, qui permit de retrouver le fuyard… deux ans plus tard, très exactement. Apparemment, l’amour-propre des Vidocq et des Lecoq en avait pris un coup, et on consacra beaucoup plus de temps, de forces et de moyens à cette affaire qu’on ne le faisait d’habitude en pareils cas.

Le plus curieux, c’est que l’homme qui avait pris la fuite et réalisé son évasion avec une énergie et une finesse fabuleuses n’était pas du tout un politique, pas plus qu’un truand, spécialiste en la matière : il avait été condamné à dix ans pour escroquerie.

Cela se comprend. L’évasion d’un politique a toujours un rapport avec l’atmosphère qui règne dans la société ; tout comme une grève de la faim en prison, elle ne peut réussir que grâce au soutien du monde libre. Il faut savoir d’avance pourquoi et où on s’enfuit. Quel politique, en 1937, aurait pu répondre à une telle question ? Les gens impliqués par hasard dans la politique ne s’évadent pas de prison. Ils pourraient chercher refuge dans leur famille, chez des amis mais, en 1938, cela voulait dire exposer aux représailles tous ceux que croiserait dans la rue le regard de l’évadé.

On ne s’en tirait pas avec quinze ou vingt ans. Mettre en danger la vie de ses proches et de ses amis, voilà l’unique résultat possible de l’évasion d’un politique. Car il faut bien que quelqu’un abrite, cache et aide le fuyard. En 1938, aucun politique ne pouvait compter là-dessus.

Quant aux rares qui revenaient à l’expiration de leur peine, leur propre femme se chargeait de vérifier que leurs papiers étaient en règle et se précipitait à la milice pour signaler aux autorités le retour du mari afin de gagner de vitesse le locataire responsable de l’appartement.

La justice sommaire qui frappait au hasard était fort simple. Il n’était pas question de blâmes ou d’avertissements : on torturait les gens, puis on les condamnait à dix ou vingt ans de camps ou de prison. Ils n’avaient plus qu’à mourir. Et ils mouraient sans penser à l’évasion, ils mouraient en démontrant une fois de plus un trait de caractère national, cette fameuse patience déjà glorifiée par Tiouttchev et ensuite exploitée sans scrupule par les politiciens de tous ordres.

Les truands, eux, ne s’enfuyaient pas parce qu’ils ne croyaient pas au succès d’une telle entreprise, ne pensaient pas pouvoir arriver jusqu’au « continent ». De plus, les gens de la police criminelle et de l’appareil du camp, des travailleurs de grande expérience, reconnaissaient les truands par une sorte de sixième sens : ils affirmaient que ceux-ci avaient comme une marque de Caïn impossible à dissimuler. On a vu une des plus brillantes démonstrations de ce sixième sens, lors de la traque, pendant plus d’un mois, d’un pilleur assassin armé sur les routes de la Kolyma, avec ordre de tirer dès identification.

L’opérationnel Sévastianov arrêta un inconnu en touloupe de mouton près d’une pompe à essence sur la grand-route et, lorsque l’individu se retourna, Sévastianov lui logea une balle en plein front. Et, bien que Sévastianov n’eût jamais vu le brigand en personne, bien que l’affaire se passât en hiver et que le fuyard eût des vêtements de saison, bien que le signalement donné à l’opérationnel fût extrêmement sommaire – on ne peut tout de même pas examiner les tatouages de toutes les personnes qu’on rencontre – et que la photographie du bandit fût floue, son instinct ne l’avait pas trompé.

Un bout de baïonnette tomba de la poche du mort et on trouva un browning sur lui.

Il y avait plus de preuves qu’il n’en fallait.

Que penser d’une réaction aussi énergique, dictée par un sixième sens ? Une minute de plus, et c’était Sévastianov qui aurait été abattu.

Et s’il avait tué un innocent ?

Les truands n’ont trouvé ni la force ni le désir d’organiser des évasions sur le « continent ». Après avoir pesé le « pour » et le « contre », le monde criminel a décidé de ne pas prendre de risques et de s’en tenir à bien organiser son existence dans ces nouveaux lieux ; ce qui était, bien entendu, très raisonnable. Pour les criminels, s’enfuir d’ici semblait une aventure bien trop osée, un risque inutile.

Qui va donc s’enfuir ? Un paysan ? Un pope ? On n’a connu qu’un seul cas de pope évadé ; et encore, cet événement s’est produit avant la célèbre rencontre du patriarche Serge avec Bullitt[89] lors de laquelle l’ambassadeur américain a reçu en mains propres les listes de tous les prêtres orthodoxes emprisonnés ou relégués sur tout le territoire de l’Union soviétique. Du temps où il était métropolite, le patriarche avait connu lui-même les cellules de la prison des Boutyrki. Après une intervention de Roosevelt, tous les membres du clergé sans exception furent relâchés ou quittèrent les lieux de relégation. On se préparait à un « concordat » avec l’Église, indispensable, compte tenu de la guerre imminente.

Alors, un droit commun ? Un pédophile, un dilapidateur de fonds d’État, un concussionnaire ou un assassin ? Pour eux tous, l’évasion n’avait aucun sens. Leur peine – leur « terme », comme disait Dostoïevski – était généralement brève, ils bénéficiaient de toute une série d’avantages, travaillant aux « services » du camp, dans l’administration pénitentiaire et plus généralement à tous les emplois « privilégiés ». On calculait généreusement les décomptes de journées de travail, mais, surtout, lorsqu’ils rentraient chez eux, à la campagne comme à la ville, ils étaient accueillis à bras ouverts. Non que cette cordialité fût une qualité du peuple russe plaignant les « malheureux » – la pitié à l’égard des malheureux n’était plus qu’une légende, une gentille affabulation littéraire. Les temps avaient changé. L’Ordre avec un grand O qui régnait dans la société incitait à se renseigner sur la position du pouvoir. L’attitude des autorités envers les droit commun était des plus bienveillantes, car ces derniers ne les inquiétaient pas du tout. Il fallait haïr uniquement les « trotskistes », les « ennemis du peuple ».

Il y avait une deuxième raison importante qui expliquait l’indifférence du peuple à l’égard des gens qui sortaient de prison. Les répressions avaient été si massives qu’aucune famille n’était complètement épargnée. Après les saboteurs, vint le tour des koulaks ; après les koulaks, celui des « trotskistes », puis celui des gens qui avaient un nom de famille allemand. On évita de justesse une croisade contre les Juifs.

Le résultat fut une extrême indifférence ; le peuple en vint à se désintéresser totalement de ceux qui étaient marqués au sceau de n’importe quel article du Code pénal.

Si, jadis, un homme qui revenait dans son village natal après avoir fait de la prison, inspirait méfiance, hostilité, mépris ou compassion affichée ou secrète, désormais plus personne ne s’en préoccupait. L’exclusion des gens « marqués », des « bagnards », c’était de l’histoire ancienne.

À condition que leur retour fût autorisé par « les autorités », ceux qui sortaient de prison étaient accueillis tout à fait cordialement. En tout cas, un truand qui avait perverti sa jeune victime et lui avait passé la syphilis pouvait compter sur une liberté « morale » pleine et entière à l’issue de sa peine, au sein de ce même milieu où il avait transgressé la loi.

Les interprétations littéraires des catégories juridiques jouaient aussi un rôle non négligeable. Écrivains et dramaturges devenaient, on se demande pourquoi, des théoriciens du droit. La réalité des prisons et des camps restait, elle, absolument secrète : on n’avait tiré aucune leçon concrète des rapports de service sur les pratiques des criminels…

Quel intérêt avaient les « droit commun » à s’évader du camp ? Aucun. Ils restaient donc confiants en la sollicitude des autorités.

C’est ce qui rend encore plus étonnante l’évasion de Pavel Mikhaïlovitch Krivocheï.

Trapu, les jambes courtes, un cou épais et cramoisi ne faisant qu’un avec sa nuque, Pavel Mikhaïlovitch illustrait bien son nom de famille[90].

Ingénieur chimiste dans une des usines de Kharkov, il parlait à la perfection plusieurs langues, avait beaucoup lu, connaissait bien la peinture et la sculpture, avait une belle collection d’objets anciens.

Personnalité en vue en Ukraine, l’ingénieur sans parti Krivocheï méprisait profondément les politiciens en tout genre. Intelligent et rusé, il avait été initié dès l’enfance à la passion, non d’amasser – cela aurait été trop vulgaire, trop stupide pour lui –, mais de jouir de la vie, dans le sens où il l’entendait lui. Ce qui signifiait les loisirs, le vice, l’art. Les plaisirs spirituels n’étaient pas de son goût. Sa culture et son niveau élevé de connaissances lui assuraient, outre l’aisance matérielle, des possibilités accrues pour satisfaire des besoins et des désirs sordides.

Pavel Mikhaïlovitch n’avait appris à apprécier la peinture que pour se faire valoir, gagner un rang élevé parmi les connaisseurs et les amateurs, ne pas se couvrir de ridicule face aux objets de ses désirs, purement sensuels, de sexe féminin ou masculin. En elle-même, la peinture était le cadet de ses soucis, mais il estimait de son devoir d’avoir une opinion sur tout, y compris sur la salle carrée du Louvre.

Il en allait de même pour la littérature, il lisait surtout en français et en anglais, principalement pour pratiquer ces langues ; la littérature, au fond, l’intéressait fort peu ; il pouvait lire indéfiniment le même roman à raison d’une page avant de s’endormir. On n’eût pu imaginer un seul livre au monde que Pavel Mikhaïlovitch eût passé sa nuit à lire. Il préservait soigneusement son sommeil et aucun roman policier n’aurait pu rompre son régime bien réglé.

En musique, c’était un profane absolu. Il n’avait pas d’oreille, n’avait jamais entendu parler du lien entre musique et poésie au sens où l’entend Blok. Krivocheï avait depuis longtemps compris que l’absence d’une oreille musicale « n’était pas un défaut, mais un malheur » et il en avait pris son parti. De toute façon, il avait suffisamment de patience pour écouter une fugue ou une sonate jusqu’au bout, et pour féliciter le ou plutôt, la pianiste.

Sa santé était excellente, il avait une complexion à la Pickwick avec une tendance à l’embonpoint, mais au camp, il ne risquait pas grand-chose.

Krivocheï était né en 1900.

Il avait toujours eu des lunettes, en écaille ou sans monture, avec des verres ronds. Lent, pondéré, le front haut et bombé avec un début de calvitie, Pavel Mikhaïlovitch semblait très imposant. Il y avait probablement là aussi un calcul : ses airs importants impressionnaient les gradés, qui devaient alléger un peu son sort au camp.

Étranger à l’art, à l’inquiétude du créateur ou du consommateur, Krivocheï avait trouvé sa vocation dans une activité de collectionneur d’antiquités. Il s’y adonna avec passion : c’était à la fois avantageux et intéressant, cela lui donnait l’occasion de faire de nouvelles connaissances. Sans compter que pareil hobby conférait une certaine dignité à la conduite sordide de l’ingénieur.

Un salaire d’ingénieur, la « rémunération de spécialiste » en vigueur à l’époque, finirent par ne plus suffire au train de vie que menait Pavel Mikhaïlovitch, l’antiquaire amateur.

Il avait eu besoin de disponibilités que seul l’État pouvait lui procurer, et s’il y avait une chose qu’on ne pouvait lui reprocher, c’était le manque d’audace.

Il avait écopé d’une condamnation à mort commuée en dix ans, ce qui était une très lourde peine au milieu des années trente. L’escroquerie devait donc porter sur des millions. Ses biens avaient été confisqués, mais Pavel Mikhaïlovitch avait naturellement prévu ce cas de figure. Il aurait été étrange qu’il n’eût pas réussi à cacher quelques centaines de milliers de roubles. Le risque n’était pas bien grand et le calcul fort simple. Le « droit commun » Krivocheï, en tant qu’« ami du peuple », purgerait la moitié de sa peine ou peut-être moins encore, sortirait grâce au décompte des journées de travail ou à une amnistie, et profiterait de l’argent caché.

Seulement Krivocheï n’était pas resté longtemps dans un camp du « continent » : sa longue peine lui valut d’être envoyé à la Kolyma. Ses projets s’en trouvèrent contrariés. Il est vrai que son article et ses manières de seigneur l’avaient bien servi : Krivocheï ne se présenta pas une seule fois aux « travaux généraux », dans les fronts de taille montagneux. Conformément à sa qualification d’ingénieur, il fut très vite envoyé au laboratoire de chimie du district charbonnier d’Arkagala.

À cette époque, le célèbre gisement aurifère de Tchaï-Ourinsk n’avait pas été encore découvert ; là où aujourd’hui se trouvent des bourgs peuplés de milliers d’habitants, il y avait à l’époque d’antiques mélèzes, des peupliers vieux de six cents ans. Personne n’imaginait alors que les pépites de la colline d’At-Ouriakh pourraient être épuisées ou surpassées en nombre. Et la vie ne s’était pas encore déplacée vers le nord-ouest, en direction du pôle du froid, Oïmiakone. On exploitait les vieux gisements et on en découvrait d’autres. La vie dans un gisement n’est faite que de provisoire.

Le charbon d’Arkagala, futur bassin minier, était l’avant-poste des prospecteurs d’or, la future base en combustible de la région. Celle-ci devait surgir autour de la petite galerie de mine où, debout sur les rails, on pouvait toucher de la main le « toit », le plafond, une galerie creusée à l’économie, « comme on fait dans la taïga » selon l’expression des gradés, c’est-à-dire à la main, au pic et à la pelle, comme toutes les routes d’alors de la Kolyma, longues de milliers de verstes. Ils ont coûté cher, ces gisements des premières années réalisés à la main, où, en guise de machines, on utilisait uniquement « la machine de l’Osso : deux brancards et une roue ».

Le travail des détenus est bon marché.

Les équipes de prospection géologique se noyaient encore dans l’or de Verkhni-At-Ouriakh.

Les itinéraires des géologues allaient atteindre les environs d’Arkagala et pousser plus loin, vers Iakoutsk : Krivocheï s’en rendait parfaitement compte. Et derrière les géologues viendraient les charpentiers, les mineurs et la garde…

Il lui fallait se dépêcher.

Au bout de quelques mois, sa femme vint de Kharkov pour le voir. Elle ne venait pas pour une visite, non, elle avait suivi son mari, répétant ainsi l’exploit des femmes de Décembristes. La femme de Krivocheï n’était ni la première ni la dernière des « héroïnes russes ». Le nom de la géologue Faïna Rabinovitch était bien connu à la Kolyma. Mais Faïna Rabinovitch était une géologue éminente. Son sort fut une exception.

La femme qui décidait de suivre son mari se condamnait au froid, aux éternels tourments des voyages sur les traces d’un époux qu’on transférait sans cesse, elle devait abandonner le travail qu’elle avait eu tant de mal à trouver pour gagner des régions dangereuses, où elle risquait le viol, le vol, les humiliations… Sans même parler de ces voyages, chacune de ces martyres devait subir les avances grossières et les assiduités des chefs, depuis les plus haut placés jusqu’à n’importe quel soldat d’escorte qui avait pris goût aux coutumes de la Kolyma. S’entendre proposer de passer un moment en compagnie d’hommes ivres était le lot de toutes les femmes sans exception, et si l’on disait à une détenue sans plus de façon : « Déshabille-toi et couche-toi là » pour lui refiler la syphilis sans Pouchkine ni Shakespeare[91], on prenait encore plus de libertés à l’égard d’une femme de zéka. Car, lorsqu’on abusait d’une détenue, on pouvait toujours être dénoncé par un ami ou un rival, un subordonné ou un supérieur, mais pour ce qui était de « l’amour » avec les femmes des zéka, des femmes juridiquement indépendantes, on ne pouvait invoquer aucun article de loi.

Le pire, c’était que tout ce voyage de treize mille verstes se révélait parfaitement inutile, car on ne permettait absolument pas à la pauvre femme de voir son mari, on transformait une promesse d’accorder un droit de visite en moyen de faire la cour.

Certaines femmes apportaient avec elles des autorisations délivrées par Moscou pour une visite mensuelle, à condition que leur mari eût une conduite irréprochable et remplît la norme. Tout cela, bien sûr, sans qu’il soit question de passer la nuit ensemble, et obligatoirement en présence d’un chef du camp.

La femme n’arrivait jamais à trouver du travail dans le bourg où son mari purgeait sa peine.

Et si, contre toute attente, elle parvenait à s’installer à proximité, on transférait immédiatement le mari ailleurs. Ce n’était pas une distraction des chefs, ils se pliaient aux instructions de service : « Un ordre est un ordre. » Ces cas avaient été prévus par Moscou.

La femme ne pouvait transmettre aucune nourriture à son mari : il y avait aussi des ordres, des normes en ce domaine, liés aux résultats du travail et à la conduite.

Faire passer du pain par l’intermédiaire des soldats d’escorte ? Ils auraient peur de le faire, c’était défendu. Par l’intermédiaire d’un chef ? Le chef serait d’accord, mais il exigerait un paiement en nature. Le chef n’avait pas besoin d’argent, il en avait à ne plus savoir qu’en faire ; ce n’était pas pour rien qu’il était depuis longtemps un « cent pour cent », c’est-à-dire qu’il touchait quadruple salaire. D’ailleurs, ce genre de femme avait rarement de l’argent pour des pots-de-vin à l’échelle de la Kolyma. Telle était la situation sans issue des femmes de détenus. Et si, en plus, cette femme était l’épouse d’un « ennemi du peuple », on ne se gênait plus du tout : chaque outrage qu’on lui infligeait devenait un mérite, un exploit, était bien vu sur le plan politique.

De nombreuses femmes étaient arrivées avec un contrat d’embauche de trois ans et devaient attendre le bateau du retour dans cette souricière. Celles qui avaient de la force de caractère (et il leur en fallait encore bien plus qu’à leur mari), attendaient la fin de leur contrat et repartaient chez elles sans avoir pu le voir. Quant aux faibles, elles se rappelaient les persécutions du « continent », craignaient d’y retourner et, comme elles vivaient dans une atmosphère de débauche, d’ivresse, de soûlographie et d’argent facile, elles finissaient par se remarier et se remarier encore, par mettre des enfants au monde, par faire une croix sur leurs maris détenus et sur elles-mêmes.

Comme on pouvait s’y attendre, la femme de Pavel Mikhaïlovitch Krivocheï ne trouva pas de travail à Arkagala et, après un bref séjour, partit pour Magadane, la capitale de la région. Femme au foyer n’ayant aucune qualification, elle ne trouva qu’un emploi de comptable et un logement de fortune, mais elle resta dans cette ville où l’atmosphère était quand même plus gaie que dans la taïga, à Arkagala.

Mais d’Arkagala vers Magadane, par liaison confidentielle destinée au chef de la section d’investigation située dans la même rue (c’était pratiquement la seule rue de la ville) que la baraque cloisonnée réservée aux « familles » où Angelina Grigorievna avait trouvé refuge, volait déjà une dépêche chiffrée : « Évasion du z/k Krivocheï, Pavel Mikhaïlovitch, né en 1900, article 168, peine : dix ans, numéro de dossier pénitentiaire… »

On pensait que sa femme le cachait à Magadane. Elle fut arrêtée, mais on n’obtint rien d’elle. « Oui, j’y suis allée, je l’ai vu, je suis repartie et je travaille à Magadane. » Une longue surveillance ne donna aucun résultat. On renforça le contrôle des bateaux qui appareillaient et des avions qui décollaient, en pure perte : on ne trouva pas trace du mari d’Angelina Grigorievna.

Krivocheï était parti du côté opposé à la mer, vers Iakoutsk. Il était parti sans bagages. Il n’emportait rien hormis un imperméable en grosse toile, un marteau de géologue, un petit sac contenant quelques « échantillons » de minerais, une provision d’allumettes et de l’argent.

Il marchait sans se cacher ni se hâter le long des chemins sinueux tracés par les chevaux ou des sentes de rennes, en suivant les campements et les villages, sans s’enfoncer profondément dans la taïga, et il passait toujours la nuit à l’abri, dans une hutte, une tente ou une isba… Dans le premier gros village iakoute, il loua des travailleurs qui creusèrent des fosses selon ses indications, des tranchées « boyaux » – en un mot qui firent le travail qu’ils avaient déjà eu l’occasion de faire pour de vrais géologues. Krivocheï avait suffisamment de connaissances techniques pour prélever des échantillons ; d’ailleurs Arkagala, où il avait passé presque un an, était le dernier camp de base de nombreuses équipes de géologues et Krivocheï avait observé leurs manières et leurs habitudes. La lenteur de ses mouvements, ses lunettes en écaille, un rasage quotidien et des ongles bien limés, tout cela inspirait une confiance illimitée.

Krivocheï ne se pressait pas. Il remplissait un carnet de route de signes mystérieux qui ressemblaient un peu aux journaux de campagne des géologues. Et, tout en se hâtant lentement, il avançait droit sur Iakoutsk.

Il lui arriva de revenir sur ses pas, de se détourner de son itinéraire, de s’attarder : tout cela était indispensable à son « exploration du bassin de la source Riaboï » ; pour la vraisemblance, pour brouiller sa piste. Krivocheï avait des nerfs d’acier ; un sourire aimable d’homme sanguin ne quittait pas son visage.

Un mois plus tard, il franchit le mont Iablonov ; deux Iakoutes qui lui avaient été assignés par un kolkhoze pour son important travail gouvernemental portaient ses sacs d’« échantillons ».

Ils finirent par approcher de Iakoutsk. Là, Krivocheï mit ses sacs à la consigne du port fluvial et se rendit à la Direction géologique locale pour demander qu’on l’aide à envoyer quelques colis importants à Moscou, à l’Académie des sciences. Pavel Mikhaïlovitch se rendit aux bains et chez le coiffeur, il s’acheta un complet coûteux, quelques chemises de couleur et du linge et, après avoir coiffé ses cheveux qui s’éclaircissaient, il se présenta devant les plus hautes autorités scientifiques avec un sourire placide.

Les hautes autorités scientifiques traitèrent Krivocheï avec bienveillance. Sa connaissance des langues produisit l’impression nécessaire.

Voyant dans le nouvel arrivant une grande valeur culturelle, denrée dont Iakoutsk n’était pas très riche à l’époque, les autorités scientifiques prièrent Krivocheï de rester leur hôte le plus longtemps possible. Et, comme Krivocheï faisait remarquer avec embarras qu’il lui fallait se dépêcher de regagner Moscou, les autorités promirent de prendre en charge son voyage jusqu’à Irkoutsk. Krivocheï remercia paisiblement sans perdre une miette de dignité. Mais les autorités scientifiques avaient leurs visées sur Pavel Mikhaïlovitch.

— Vous ne refuserez pas, cher collègue, lui dirent les autorités d’un ton obséquieux, de faire deux ou trois conférences devant nos travailleurs sur… sur le sujet de votre choix. Sur les gisements de charbon des hauteurs de la Iakoutie centrale, par exemple ?

Krivocheï sentit le cœur lui manquer.

— Mais bien sûr, avec le plus grand plaisir. Dans les limites, comment dire, du possible… Car donner des informations sans l’approbation de Moscou, vous comprenez bien vous-mêmes…

Là-dessus, Krivocheï se lança dans des compliments sur les sommités scientifiques de la ville de Iakoutsk.

Aucun juge d’instruction n’aurait pu le mettre dans l’embarras plus habilement que venait de le faire ce professeur iakoute, par sympathie à l’égard de ce savant invité, de sa prestance, de ses lunettes à monture d’écaille, ainsi que par désir de servir au mieux sa région natale.

La conférence eut lieu et elle rassembla même bon nombre d’auditeurs. Krivocheï, tout souriant, cita Shakespeare dans le texte, fit des schémas tout en énumérant des dizaines de noms étrangers.

— Ils ne savent pas grand-chose, ces Moscovites, dit au professeur iakoute son voisin alors qu’ils étaient passés au buffet ; tout ce qui concerne la géologie dans son exposé, n’importe quel élève du secondaire le sait, n’est-ce pas ? Quant aux analyses chimiques du charbon, ce n’est plus de la géologie, n’est-ce pas ? Il n’y a que ses lunettes qui sont brillantes !

— Non, ne dites pas cela, protesta le professeur en se renfrognant. Tout cela est très utile et notre collègue moscovite a sans aucun doute le don de la vulgarisation. Il faudra lui demander de refaire sa communication devant les étudiants.

— Ceux de première année, alors, répliqua le voisin, qui ne désarmait pas.

— Taisez-vous. Finalement, c’est un service qu’il nous rend, une obligeance de sa part. À cheval donné…

Krivocheï reprit très obligeamment sa conférence devant les étudiants. Elle suscita l’intérêt général et fut tout à fait appréciée par ses auditeurs.

Et l’hôte moscovite fut envoyé à Irkoutsk aux frais des organisations scientifiques de Iakoutsk.

Sa collection, c’est-à-dire quelques boîtes remplies à ras bord de pierres, avait été expédiée au préalable. D’Irkoutsk, le « chef de l’expédition géologique » réussit à envoyer les pierres à Moscou par la poste, à l’adresse de l’Académie des sciences où on les reçut bien et où elles restèrent quelques années dans des entrepôts, comme un mystère scientifique dont personne ne réussit à deviner l’origine. On supposa que cet envoi mystérieux, composé d’échantillons ramassés par quelque géologue dément qui avait oublié son savoir et son nom, témoignait d’une tragédie polaire non encore élucidée.

— Le plus étonnant, dit Krivocheï, c’est que, durant mon voyage de près de trois mois, personne ne m’a jamais demandé mes papiers : ni dans les soviets ruraux nomades ni chez les plus hautes autorités scientifiques. Des papiers, j’en avais, évidemment, mais je n’ai pas eu à les produire une seule fois.

Krivocheï ne montra bien sûr pas le bout de son nez à Kharkov. Il s’arrêta à Marioupole, y acheta une maison et trouva du travail avec ses faux papiers.

Deux ans plus tard, le jour même de l’anniversaire de son « expédition », Krivocheï fut arrêté, jugé, condamné de nouveau à dix ans et de nouveau envoyé à la Kolyma pour y purger sa peine.

À quel moment avait-il donc commis l’erreur qui réduisit à néant cet acte véritablement héroïque, cet exploit qui exigeait une stupéfiante maîtrise de soi, une grande souplesse d’esprit et une bonne résistance physique, c’est-à-dire toutes les qualités humaines à la fois ?

Cette évasion est sans précédent par la minutie avec laquelle elle fut préparée, l’idée subtile et profonde, le calcul psychologique qui étaient à la base de toute l’affaire.

Elle est étonnante, compte tenu du nombre réduit de gens qui ont participé à son organisation. C’était le gage du succès de toute l’entreprise.

Cette évasion est encore remarquable parce qu’un homme isolé est entré en lutte directe contre l’État et ses milliers d’hommes armés de fusils, au pays des Sibériens de souche et des Iakoutes habitués à toucher un demi-poud de farine blanche par détenu et par tête, le tarif de l’époque tsariste, légalisé par la suite. Sans doute cet homme voyait-il, à juste titre, dans chaque personne qu’il croisait, un dénonciateur ou un froussard. Malgré tout, il s’est battu et a triomphé !

Mais où était-elle, où se nichait-elle donc, cette erreur qui fit échouer son projet si brillamment conçu et magnifiquement réalisé ?

On avait retenu sa femme dans le Nord. On ne l’avait pas autorisée à regagner le « continent » : l’administration qui délivrait les papiers nécessaires était aussi celle qui s’occupait du cas de son mari.

Le couple l’avait prévu et elle se mit à attendre. Les mois passèrent lentement sans qu’on l’autorise à partir ni qu’on lui révèle le motif du refus. Elle se rendit à l’autre bout de la Kolyma, et tenta de prendre l’avion pour survoler les gorges et les rivières de la taïga que son mari avait suivies quelques mois auparavant ; mais, là aussi, elle essuya un refus. Elle était enfermée dans une immense prison de pierre qui faisait un huitième de la surface de toute l’Union soviétique, et ne pouvait trouver aucune issue.

C’était une femme, elle finit par se lasser de cette lutte contre un ennemi sans visage, bien plus fort, bien plus rusé qu’elle.

L’argent qu’elle avait emporté fut vite dépensé : la vie est chère dans le Nord ; une pomme valait cent roubles au marché de Magadane. Angelina Grigorievna travaillait, mais le salaire des employés qui n’avaient pas été « recrutés » sur le « continent », ne différait pas beaucoup de ceux de la région de Kharkov.

Son mari avait souvent affirmé : « C’est celui qui a les nerfs les plus solides qui gagnera la guerre. » Pendant ses longues nuits d’insomnie, ces blanches nuits polaires, Angelina se répétait tout bas ces paroles prononcées par un général allemand. Elle sentait que ses nerfs commençaient à lâcher. Elle était torturée par le silence blanc de la nature, par le mur aveugle de l’indifférence humaine, par l’incertitude totale et l’angoisse, l’inquiétude quant au sort de son mari. Était-il mort de faim en route ou avait-il été tué par d’autres fuyards, abattu par des « opérationnels » ? Ce n’était qu’à cause de l’intérêt que les Organes continuaient de lui témoigner – à elle et à sa vie privée – qu’Angelina Grigorievna déduisait avec joie que son mari n’avait pas été rattrapé, qu’il était toujours « recherché » et qu’elle ne souffrait donc pas pour rien.

Elle aurait voulu pouvoir se confier à quelqu’un qui fût capable de la comprendre, de lui donner un conseil : elle connaissait si mal l’Extrême-Nord. Elle aurait voulu soulager un peu son âme de cet énorme poids qui ne faisait que grandir, lui semblait-il, avec chaque jour, chaque heure qui passaient.

Mais se confier à qui ? Angelina Grigorievna voyait, devinait en chacun, en chacune, un espion, un mouchard, une personne chargée de la surveiller, et son instinct ne la trompait pas : toutes ses relations de tous les villages et les villes de la Kolyma avaient été convoquées par les Organes et averties. Toutes ses relations guettaient impatiemment une confidence.

La deuxième année, elle fit quelques tentatives pour correspondre avec des amis de Kharkov ; toutes ses lettres furent copiées et envoyées aux Organes de Kharkov.

À la fin de sa deuxième année de « détention », Angelina Grigorievna, dans une misère noire, au bord du désespoir, n’ayant qu’une certitude, celle que son mari était vivant, tenta de le contacter en envoyant des lettres au nom de Pavel Mikhaïlovitch Krivocheï dans toutes les grandes villes, « poste restante ».

Un mandat lui vint en réponse, et elle continua ensuite de recevoir un peu d’argent tous les mois, de cinq cents à huit cents roubles, expédiés d’endroits différents par différentes personnes. Krivocheï était trop malin pour envoyer de l’argent de Marioupole même, et les Organes trop expérimentés pour ne pas le comprendre. La carte géographique qu’on dresse en de tels cas pour le marquage des « opérations de combat » ressemble aux cartes militaires d’état-major. Les petits drapeaux qu’on y avait plantés pour marquer les endroits d’où étaient partis les mandats vers leur destinataire de l’Extrême-Nord se trouvaient sur des stations de chemin de fer situées à proximité de Marioupole en direction du nord, et il n’y en avait jamais deux au même endroit. Les recherches ne demandèrent plus alors de gros efforts : il suffit d’établir la liste des gens qui s’étaient établis à Marioupole au cours des deux dernières années, et de confronter des photos.

Voilà comment Pavel Krivocheï fut arrêté. Sa femme l’avait audacieusement et fidèlement aidé. Elle lui avait apporté à Arkagala des papiers et de l’argent : plus de cinquante mille roubles.

Dès que Krivocheï fut arrêté, sa femme fut autorisée à partir. Épuisée moralement et physiquement, Angelina Grigorievna quitta la Kolyma par le premier bateau.

Quant à Krivocheï, il purgea sa deuxième peine en travaillant comme directeur du laboratoire de chimie de l’hôpital central des détenus, gratifié de petits privilèges par les autorités, craignant et méprisant les « politiques » autant que par le passé, témoignant d’une extrême prudence dans ses propos et d’une légère et subtile poltronnerie devant les propos d’autrui… Mais cette tendance à la poltronnerie et cette circonspection exagérée avaient un tout autre fondement que chez un vulgaire froussard. Tout cela lui était absolument étranger, tout ce qui était « politique » ne l’intéressait pas du tout et, sachant que c’était cette catégorie de « crime » qui coûtait le plus cher au camp, il ne voulait pas sacrifier sa tranquillité matérielle de tous les jours, qui lui était bien trop chère et n’avait rien de moral. D’ailleurs, il vivait au laboratoire même, et non dans une des baraques du camp – on le permettait aux détenus privilégiés.

Derrière l’armoire aux acides et aux alcools, il avait installé son lit bien propre, fourni par l’administration. On racontait que dans sa tanière, il se livrait à une débauche tout à fait extraordinaire et que même Sonietchka, la prostituée d’Irkoutsk, qui était « capable de toutes les saloperies », avait été étonnée par les capacités et le savoir de Pavel Mikhaïlovitch. Mais tout cela pouvait aussi très bien être des racontars, un ragot de camp.

Il y avait un certain nombre de dames parmi les « libres » qui auraient bien voulu « vivre une belle histoire d’amour » avec Pavel Mikhaïlovitch, un homme florissant. Mais le détenu Krivocheï, prudent et résolu, coupait court à toutes les avances qu’on lui prodiguait généreusement. Il ne voulait d’aucune liaison illégale : le risque était trop grand, le châtiment trop sévère. Il voulait la paix.

Le décompte de ses journées de travail se faisait régulièrement et, aussi insignifiant fût-il, Pavel Mikhaïlovitch fut libéré au bout de quelques années, mais privé du droit de quitter la Kolyma. Ce qui ne le chagrina d’ailleurs absolument pas. Au lendemain de sa libération, on découvrit qu’il possédait à la fois un excellent complet, un imperméable de coupe étrangère et un chapeau en velours de très bonne qualité.

Il trouva, dans une des usines, un travail conforme à sa qualification d’ingénieur chimiste. C’était vraiment un spécialiste de haut niveau. Au bout d’une semaine de travail, il prit un congé pour « raison familiale », comme il l’écrivit sur sa demande.

— ???

— Je m’en vais prendre femme, dit Krivocheï avec une ébauche de sourire. Me chercher une femme !… À la foire aux fiancées[92], au sovkhoze d’Elguène. Je veux me marier.

Le soir même, il rentra avec une « épouse ».

Près du sovkhoze d’Elguène, le sovkhoze des femmes, il y a un poste d’essence, à l’extrémité du village, « dans la nature ». Tout autour, dans le voisinage des fûts à essence, poussent des arbustes, des saules et des aulnes. Chaque soir, toutes les femmes libérées s’y retrouvent. Et des « prétendants » y viennent en camion, d’anciens détenus qui cherchent une compagne. Les formalités de mariage sont vite expédiées, comme toutes choses sur la terre de la Kolyma – à l’exception des peines de camp – et les camions s’en retournent avec les nouveaux mariés. On lie connaissance de façon plus approfondie, si nécessaire, dans les buissons : ils sont suffisamment touffus, suffisamment hauts.

En hiver, tout cela est transféré à l’intérieur des logements-maisonnettes privés. Les premières visites à la fiancée prennent alors, bien entendu, plus de temps qu’en été.

— Et Angelina Grigorievna ?

— Je ne corresponds plus avec elle, maintenant.

Était-ce vrai ou faux ? Cela ne valait pas la peine de le vérifier. Krivocheï eût fort bien pu répondre par le superbe dicton des camps : « Si tu ne me crois pas, prends ça pour un bobard ! »

Il y a longtemps de cela, dans les années vingt, « à l’aube de la jeunesse brumeuse[93] » des camps, dans les « zones » peu nombreuses qu’on appelait « camps de concentration », les évasions n’étaient pas punies de peines supplémentaires, elles n’étaient pour ainsi dire pas considérées comme un crime. Il semblait naturel qu’un détenu, un prisonnier, cherche à s’enfuir et que la garde doive le rattraper : il s’agissait là de relations compréhensibles et parfaitement normales entre deux groupes se trouvant chacun d’un côté des barreaux, et liés par ces barreaux. C’étaient des temps romantiques où, selon le mot de Musset, « le futur n’était pas encore là et le passé n’existait plus ». La veille encore, on relâchait sur parole l’ataman Krasnov[94] fait prisonnier. Mais surtout, c’était une époque où l’on n’avait pas encore éprouvé les limites de la patience de l’homme russe, où l’on ne les avait pas repoussées à l’infini, comme on le fit dans la deuxième moitié des années trente.

Le Code de 1926 n’avait pas encore été rédigé, composé, avec son fameux article 16[95] (« celui des crimes semblables… ») et son article 35[96] qui a marqué tout un groupe social : les 35.

Les premiers camps furent créés sur une base juridique chancelante. On y trouvait beaucoup d’improvisation et, par conséquent, d’arbitraire local, comme on disait.

Le célèbre Kourilka des Solovki, qui attachait les détenus sur des souches d’arbre dans la taïga pour les livrer aux moustiques, était bien sûr un empiriste. L’empirisme de la vie et du règlement des camps était sanglant : on procédait à des expériences sur des hommes, sur un matériau vivant. Les autorités supérieures pouvaient approuver l’expérience d’un Kourilka et, dans ce cas, son action était inscrite sur les tablettes du camp, dans les instructions, les ordres et les indications. Ou alors, on condamnait l’expérience, et Kourilka passait lui-même en jugement. Au demeurant, il n’y avait pas de peines de longue durée à l’époque : toute la quatrième section des Solovki ne comptait que deux hommes condamnés à dix ans et on les montrait du doigt comme des célébrités. Le premier était l’ancien colonel de gendarmerie Roudenko, le deuxième, Mardjanov, un officier de Kappel[97]. Cinq ans étaient alors considérés comme une lourde peine, et les condamnations à deux ou trois ans étaient la majorité.

Pendant ces années-là, jusqu’au début des années trente, on ne rajoutait aucune peine en cas d’évasion. Tu t’es enfui : tant mieux pour toi. On t’a repris VIVANT : tu as eu de la chance. On ne ramenait pas souvent les évadés vivants : le goût du sang humain attisait la haine de l’escorte à l’égard des détenus. Le détenu craignait pour sa vie, surtout lors des transferts, des « convois » : un mot imprudent lancé à l’escorte pouvait l’expédier dans l’autre monde, « sur la lune ». Pendant les convois, les règles sont bien plus strictes et l’escorte a tous les droits. Lors des transferts d’une « mission » à une autre, les détenus demandaient aux autorités de leur lier les mains dans le dos pour la route, y voyant une sorte de garantie de leur sécurité, et espérant qu’en ce cas leur assassinat ne relèverait pas d’une simple formalité et que l’on n’écrirait pas sur le formulaire la phrase sacramentelle : « tué lors d’une tentative d’évasion ».

Dans ce genre de meurtres, on se contentait toujours d’une enquête sommaire et, si l’assassin était suffisamment fin pour tirer un deuxième coup en l’air, l’affaire se terminait toujours bien pour le soldat d’escorte : les instructions prévoyaient un coup de sommation avant qu’on puisse tirer sur les fuyards.

À la Vichéra[98], la quatrième section du SLON, filiale de l’Oural des camps des îles Solovki, c’était le commandant de la Direction, Nésterov, qui accueillait les fuyards rattrapés ; un homme trapu, râblé, avec de longues mains blanches aux gros doigts couverts de poils noirs et épais ; on avait l’impression que même ses paumes étaient velues.

On jetait les fuyards à ses pieds, sales, affamés, rossés, épuisés et couverts de la tête aux pieds de la poussière grise du chemin.

— Allons, approche, plus près.

Le gars s’approchait.

— Alors, t’as eu envie de te balader, hein ? Bien, bien.

— Pardonnez-moi, Ivan Spiridonovitch.

— Je te pardonne, disait Nésterov d’une voix solennelle et chantante tout en se dressant sur le seuil. Moi, je te pardonne. C’est l’État qui ne te pardonne pas.

Ses yeux bleus se faisaient troubles, s’injectaient de sang. Mais sa voix restait tout aussi bienveillante et débonnaire :

— Allons, disait-il paresseusement, choisis : une raclée ou l’isolateur ?

— Une raclée, Ivan Spiridonovitch.

Le poing velu de Nésterov s’abattait sur la figure du fuyard et le veinard roulait sur le côté en essuyant son sang et en crachant ses dents cassées.

— File à la baraque !

Ivan Spiridonovitch faisait tomber n’importe qui d’un seul coup de poing, d’une seule raclée – c’était sa gloire et sa fierté.

Le détenu lui-même n’y perdait pas : la raclée d’Ivan Spiridonovitch mettait un point final aux conséquences de l’évasion.

Si le fuyard ne voulait pas régler l’affaire à l’amiable et insistait pour recevoir un châtiment officiel, pour répondre de son évasion devant la loi, c’était l’isolateur du camp qui l’attendait, la prison au sol métallique où le fait de passer un, deux ou trois mois au régime du cachot semblait bien plus terrible que de recevoir la raclée de Nésterov.

Donc, si les fuyards restaient en vie, leur évasion n’avait aucune conséquence particulière, si ce n’est que, lorsqu’on choisissait les gens « à libérer » lors des « déchargements », un ancien évadé ne pouvait plus compter avoir sa chance.

Les camps grandissaient et le nombre des évasions grandissait aussi ; renforcer la garde n’aurait pas été fructueux : cela revenait trop cher, et puis, à cette époque, les gens qui souhaitaient entrer dans la garde du camp étaient plutôt rares.

La question de la responsabilité des évasions était résolue de façon peu satisfaisante, peu sérieuse, puérile.

Très rapidement, de nouvelles instructions arrivèrent de Moscou : les jours que le détenu passerait en fuite ainsi que la peine d’isolateur qu’il purgerait devraient être exclus du décompte de la peine principale.

Cet ordre suscita un vif mécontentement au sein des services de l’enregistrement des camps ; non seulement il fallait en augmenter le personnel, mais en outre, des calculs arithmétiques aussi complexes n’étaient pas à la portée des employés.

L’ordre fut mis en application, on le lut à tout l’effectif du camp lors des appels.

Hélas ! il n’effraya nullement les futurs évadés.

De jour en jour, dans les rapports des commandants de compagnie, la courbe des « en fuite » ne cessait de monter et le chef du camp se renfrognait de plus en plus en lisant les communiqués quotidiens.

Lorsque son favori, Kapitonov, le musicien de l’orchestre à vent du camp, s’enfuit, lui aussi, après avoir suspendu son cornet à pistons à une branche de sapin toute proche – il était sorti du camp avec son instrument étincelant en guise de laissez-passer –, le chef perdit son égalité d’humeur.

Vers la fin de l’automne, trois détenus furent abattus lors d’une évasion. Après qu’ils eurent été identifiés, le chef donna l’ordre d’exposer leurs corps pendant trois jours près du portail du camp que tout le monde devait franchir pour aller au travail. Mais cette mesure officieuse énergique ne put arrêter les évasions, ni en diminuer le nombre.

Tout cela se passait à la fin des années vingt. Après, il y eut la fameuse « refonte », les camps de concentration du Biélomorkanal furent rebaptisés « camps de rééducation par le travail », le nombre des détenus multiplié par centaines de mille ; désormais une évasion était considérée comme un délit : dans le Code de 1926, figurait l’article 82[99] qui prévoyait une peine supplémentaire d’un an.

Tout cela, c’était sur le « continent », mais à la Kolyma où les camps ont existé à partir de 1932, on ne se posa le problème des évadés qu’en 1938. À partir de cette année-là, la peine prévue pour une évasion fut augmentée, elle pouvait atteindre trois ans.

Pourquoi les années 1932-1937 sont-elles exclues de la chronique des évasions à la Kolyma ? C’était l’époque où y travaillait Édouard Pétrovitch Berzine. Premier chef de la Kolyma, nanti des plus hauts pouvoirs du parti, des soviets et des syndicats de la région, promoteur de la Kolyma, fusillé en 1938 et réhabilité en 1956, ancien secrétaire de Dzerjinski, ancien commandant de la division d’infanterie lettone ayant dénoncé le fameux complot de Lockhart[100], Édouard Pétrovitch Berzine s’efforça de résoudre les problèmes de la colonisation d’une région très rude en même temps que ceux de la « refonte » et de l’isolement, et il y réussit pleinement : grâce à des décomptes de journées de travail qui permettaient aux détenus de rentrer au bout de deux ou trois ans, alors qu’ils étaient condamnés à dix ans, grâce à une nourriture excellente, des vêtements, des journées de travail de quatre à six heures en hiver et de dix heures l’été, des salaires colossaux pour les détenus qui leur permettaient d’aider leur famille et de revenir sur le continent à l’issue de leur peine avec leur avenir assuré. Édouard Pétrovitch ne croyait pas à la rééducation des truands. Il ne connaissait que trop bien ce matériau humain versatile et lâche. Les premières années, les voleurs n’étaient pas facilement acceptés à la Kolyma, et ceux qui y parvinrent ne le regrettèrent pas par la suite.

À l’époque, il y avait si peu de cimetières pour détenus qu’on eût pu croire que les habitants de la Kolyma étaient immortels.

Personne ne s’enfuyait de la Kolyma : c’eût été du délire, un non-sens…

Ces quelques années représentent l’âge d’or de la Kolyma, dont Nikolaï Ivanovitch Iéjov, l’espion confondu et le lâche ennemi du peuple, a parlé avec tant d’indignation à l’une des sessions du Comité central exécutif de l’URSS, peu de temps avant la iéjovchtchina.

En 1938, la Kolyma fut transformée en camps spéciaux pour les récidivistes et les trotskistes. Et le tarif pour les évasions passa à trois ans.

— Mais comment comptiez-vous vous enfuir ? Vous n’aviez ni carte ni boussole…

— On s’est enfuis comme ça. C’est Alexandre, là, qui nous avait promis de nous en sortir…

Nous attendions une affectation dans un camp de transit. Il y avait trois fuyards malchanceux : Nikolaï Karev, un gars d’environ vingt-cinq ans, un ancien journaliste de Leningrad ; Fiodor Vassiliev, un comptable de Rostov qui avait le même âge ; et Alexandre Kotelnikov, originaire du Kamtchatka. Ce natif de la Kolyma, Kamtchadale[101] de nationalité, kaïour (conducteur de traîneaux à rennes) de son métier, avait été condamné ici même pour vol de chargement appartenant à l’État. Il avait dans les cinquante ans ou peut-être plus, il est très difficile d’apprécier à vue l’âge d’un Iakoute, d’un Tchouktche, d’un Kamtchadale ou d’un Évenque. Non seulement il parlait bien le russe (il n’y avait que le son « che » qu’il ne pouvait absolument pas prononcer et qu’il remplaçait par « sse »), mais il connaissait aussi tous les dialectes de la presqu’île de la Tchoukotka. Il connaissait Pouchkine et Nekrassov et s’était rendu plusieurs fois à Khabarovsk ; en un mot, c’était un voyageur expérimenté, mais un romantique dans l’âme, un éclat enfantin brillait dans ses yeux.

C’était lui qui avait entrepris de libérer ses jeunes amis de leur détention.

— Je leur ai dit : « Le plus simple, c’est l’Amérique. Allons en Amérique. » Mais, eux, ils voulaient le continent, alors je les ai menés vers le continent. Il fallait rejoindre des Tchouktches, des nomades. Ils avaient vécu ici, ils sont partis dès que l’homme russe est arrivé ; donc, les rejoindre… je n’en ai pas eu le temps.

Les fuyards n’avaient marché que quatre jours. Ils s’étaient enfuis début septembre, en chaussures légères et vêtements d’été, avec la certitude de rejoindre des nomades tchouktches où, selon Kotelnikov, les attendaient aide et amitié.

Or la neige s’était mise à tomber, une neige épaisse, une neige précoce. Kotelnikov était allé dans un village évenque pour acheter des torbazy. Il avait réussi à se les procurer mais, le soir même, un groupe d’opérationnels avait rattrapé les fuyards.

— Le Toungouz[102] est un ennemi, un traître, dit Kotelnikov en crachant.

Le vieux kaïour avait entrepris d’emmener Karev et Vassiliev hors de la taïga tout à fait gratuitement. Sa nouvelle « rallonge » de trois ans ne le chagrinait guère.

— Au printemps, ils vont nous lâcher sur le gisement pour y travailler et je m’en irai de nouveau.

Pour faire passer le temps, il enseignait les dialectes tchouktche et kamtchadale à Karev et Vassiliev. C’était bien sûr Karev qui avait été à l’origine de cette évasion vouée à l’échec. Théâtral même dans ce milieu de prison et de camp, jusque dans les modulations de sa voix de velours, il n’avait rien d’un aventurier, mais on sentait chez lui de la légèreté. Chaque jour, il comprenait de mieux en mieux l’inutilité de ce genre de tentative, se plongeait de plus en plus dans ses réflexions, s’affaiblissait.

Vassiliev, lui, était simplement un bon camarade prêt à partager le sort de ses amis, quel qu’il fût. Ils se sont tous évadés, bien entendu, la première année de leur détention, alors qu’ils avaient encore des illusions… et des forces.

Par une nuit « blanche » d’été, douze boîtes de conserve de viande avaient disparu de la tente-cuisine du campement provisoire des géologues. Disparition mystérieuse au plus haut point : les quarante travailleurs et techniciens étaient tous des libres, avec des salaires élevés, il était donc fort peu probable qu’ils se soient laissé tenter par des boîtes de conserve. Même si ces dernières avaient valu des sommes fabuleuses, il n’y avait pas où les écouler dans cette forêt sans hommes, à perte de vue. L’hypothèse d’un ours fut également écartée, car rien n’avait été dérangé dans la cuisine. On aurait pu croire que quelqu’un l’avait fait exprès, par rancune contre le cuisinier responsable des produits de la cuisine ; mais ce cuisinier, un être d’une grande gentillesse, refusait d’envisager qu’il pût avoir parmi ses quarante camarades un ennemi caché prêt à lui faire des crasses. Il ne restait donc qu’une solution. Pour vérifier cette dernière hypothèse, Kassaïev, le chef de travaux de la prospection, s’en fut examiner les alentours en compagnie de deux travailleurs choisis parmi les plus dégourdis et armés de couteaux, après s’être lui-même saisi de la seule arme à feu qu’il y avait au campement, un fusil de petit calibre. Les alentours, c’était des gorges gris-brun, dépourvues de toute trace de végétation et menant à un grand plateau calcaire. Le campement des géologues était situé dans un renfoncement, du côté verdoyant de la rivière.

Il ne fallut pas longtemps pour éclaircir le mystère. Environ deux heures plus tard, alors qu’ils étaient arrivés sans se presser en haut du plateau, un des travailleurs qui avait l’œil perçant tendit le bras : on voyait un point se déplacer sur l’horizon. Ils longèrent les jeunes tufs instables, une pierre récente qui n’avait pas encore eu le temps de se pétrifier et qui ressemblait à du beurre blanc au goût salé désagréable. Les pieds y enfonçaient comme dans un marécage et les bottes plongées dans cette pierre semi-liquide paraissaient se couvrir de peinture blanche. Il était facile de marcher tout au bord et, au bout d’une heure et demie environ, ils rattrapèrent un homme. Il était vêtu d’un caban en lambeaux et d’un pantalon ouatiné déchiré qui découvrait ses genoux. Les deux jambes du pantalon avaient été coupées : elles avaient servi à faire des chaussures, déjà déchirées et usées au bout. Pour la même raison, les deux manches du caban avaient été coupées et usées auparavant. Ses chaussures en cuir ou en caoutchouc étaient tombées en morceaux depuis longtemps, détruites au contact de la pierre et des racines, et il les avait certainement jetées.

L’homme avait une barbe, des cheveux longs, son visage blême portait les traces d’insupportables souffrances. Il avait la diarrhée, une diarrhée épouvantable. Onze boîtes de conserve intactes étaient posées juste là, par terre. Une boîte avait été brisée sur les pierres et consommée la veille.

Cela faisait un mois qu’il se dirigeait vers Magadane en tournant en rond dans la forêt comme un rameur égaré sur un lac dans un brouillard épais et, comme il avait perdu le sens de l’orientation, il avait erré au hasard jusqu’au moment où, à bout de forces, il était tombé sur notre mission. Il avait attrapé des rats et mangé de l’herbe. Il avait réussi à tenir le coup jusqu’à la veille. C’était aussi la veille qu’il avait remarqué une petite fumée et, après avoir attendu la nuit, il avait volé les boîtes de conserve. Au matin, il s’était traîné jusqu’au plateau. Il avait pris des allumettes à la cuisine, mais il ne s’en était pas servi. Il avait mangé des conserves, et la soif terrible qui lui avait desséché la bouche l’avait contraint à descendre dans une autre vallée pour trouver un torrent. Là, il avait bu une eau froide et délicieuse. Vingt-quatre heures plus tard, son visage avait enflé et la diarrhée lui avait ôté ses dernières forces.

Il était content que son expédition fût terminée.

Un autre fuyard, un personnage important, avait été rattrapé dans la taïga et traîné à ce même campement par des opérationnels. Une évasion en groupe avait eu lieu sur un gisement proche, avec pillage et assassinat du chef du gisement. C’était le dernier des dix évadés. Deux avaient été tués, sept repris, et voilà que le vingt et unième jour, on avait rattrapé le dernier. Il n’avait pas de chaussures, la plante de ses pieds crevassés saignait. Il disait que, de toute la semaine, il n’avait mangé qu’un poisson minuscule qu’il avait pêché, épuisé par la faim, dans un torrent desséché après des heures de tentatives infructueuses. Son visage était gonflé et exsangue. Les soldats d’escorte se préoccupaient beaucoup de son sort, de son régime, de sa guérison ; ils mobilisèrent l’aide-médecin de la mission et lui ordonnèrent d’un ton très sévère de s’occuper du fuyard. Celui-ci passa trois jours dans la cabane des bains du campement et, finalement, les cheveux coupés, lavé, rasé et repu, il fut emmené par le groupe opérationnel pour une enquête dont l’issue ne pouvait être que la mort. Le fuyard lui-même le savait, bien entendu, mais c’était un détenu de longue date, indifférent, qui avait depuis longtemps franchi cette limite de la vie en détention au-delà de laquelle l’homme devient fataliste et vit « en se laissant porter par le courant ». Les soldats d’escorte, les « combattants de la garde », étaient sans cesse près de lui, ne le laissant parler à personne. Tous les soirs, il s’asseyait sur le seuil des bains pour regarder se coucher l’immense soleil couleur cerise. La lumière du crépuscule roulait dans ses yeux qui semblaient s’enflammer : c’était un très beau spectacle.

Dans un des bourgs de la Kolyma, à Orokoutane, se dresse une statue à la mémoire de Tatiana Malandina, on y trouve également un club qui porte son nom. Tatiana Malandina était une libre, une komsomole qui était tombée entre les mains de criminels évadés. Ils l’avaient détroussée, violée – « en chœur », selon l’odieuse expression des truands – et l’avaient tuée à quelques centaines de mètres du bourg, dans la taïga. Cet événement s’est produit en 1938 et les autorités s’étaient alors appliquées à faire courir le bruit qu’elle avait été assassinée par des « trotskistes ». Mais une calomnie de ce genre était trop absurde et indigna jusqu’au lieutenant Malandine, l’oncle de la komsomole assassinée, un travailleur du camp qui, après la mort de sa nièce, changea radicalement de comportement à l’égard des truands et des autres détenus : il se mit à haïr les premiers et à accorder des avantages aux seconds…

Les deux fuyards dont nous venons de parler furent rattrapés alors qu’ils étaient à bout de forces. Mais il en fut tout autrement pour ce fuyard arrêté par un groupe de travailleurs sur le sentier qui menait aux tranchées de prospection. Cela faisait trois jours qu’il tombait une pluie persistante et ininterrompue, et, après avoir enfilé leurs vêtements de travail en grosse toile – une veste et un pantalon –, quelques travailleurs s’en allèrent voir si la petite tente qui abritait la cuisine avec la vaisselle et les vivres, ainsi que la forge de campagne avec l’enclume, le creuset et le stock d’outils de forage, n’avait pas trop souffert de la pluie. La forge et la cuisine se trouvaient au bord d’un torrent de montagne, au fond d’une gorge, à près de trois kilomètres du lieu d’habitation. Les rivières de montagne débordent très vite en cas de pluie, et il fallait s’attendre à ce que le temps leur joue un mauvais tour. Ce qu’ils virent les plongea dans une extrême perplexité. Tout avait disparu. Il n’y avait plus de forge où se trouvaient les outils nécessaires au travail de toute la section – les trépans, les fleurets, les pics, les pelles et autres ; il n’y avait plus de cuisine où étaient stockés les vivres pour tout l’été, plus de casseroles, plus de vaisselle – il n’y avait plus rien. La gorge était toute nouvelle, les roches y étaient disposées différemment, apportées par les eaux déchaînées. Tout avait été balayé par le torrent, et les travailleurs longèrent les rives jusqu’à la rivière où il se jetait, à six ou sept kilomètres de là, mais ne retrouvèrent pas le moindre bout de métal. Beaucoup plus tard, quand les eaux eurent baissé, on découvrit à l’embouchure du torrent, au bord, dans un buisson de saule tout ensablé, une écuelle émaillée, cabossée par les pierres, gauchie et déformée ; c’était tout ce qui restait après l’orage, après la grande crue.

En rentrant, les travailleurs tombèrent sur un homme chaussé de bottes en box-calf, vêtu d’un imperméable trempé et portant un grand havresac.

— T’es un fuyard, ou quoi ? lui demanda Vaska Rybine, un des terrassiers de la prospection.

— Un fuyard, répondit l’homme sans grande conviction. Je me sécherais bien…

— Bon, viens avec nous. On a un poêle là-bas.

L’été, quand il pleuvait, on allumait toujours les grands poêles métalliques dans la grande tente où logeaient les quarante travailleurs.

Le fuyard enleva ses bottes, mit ses chaussettes russes à sécher près du poêle, sortit un porte-cigarettes en fer-blanc, versa du gros gris dans un bout de journal et se mit à fumer.

— Où vas-tu sous cette pluie ?

— À Magadane.

— Tu veux bouffer ?

— Qu’est-ce que vous avez ?

La soupe et la bouillie d’orge perlé ne le tentèrent pas. Il ouvrit son havresac et en sortit un bout de saucisson.

— Eh ben, mon vieux, dit Rybine, t’es pas un vrai fuyard.

Vassili Kotchetov, le travailleur le plus âgé, le remplaçant du chef de brigade, se leva.

— Où vas-tu ? lui demanda Rybine.

— M’aérer.

Et il enjamba la planche qui marquait le seuil de la tente. Rybine ricana :

— Tu sais quoi, mon vieux ? dit-il au fuyard. Prends tout de suite tes affaires et file où tu voulais aller. Lui, dit-il en parlant de Kotchetov, il court chez les autorités. Pour qu’on te retienne, quoi. Bon, mais nous, on n’a pas de soldats, n’aie pas peur, avance toujours tout droit. Tiens, prends un peu de pain et un paquet de tabac. On dirait même que la pluie tombe moins fort, t’as de la chance. Dirige-toi droit sur le grand mont, tu ne pourras pas te tromper.

Le fuyard réenroula en silence ses chaussettes russes qui n’avaient pas eu le temps de sécher, en mettant le bout sec du côté du pied, il enfila ses bottes, mit son havresac sur l’épaule et sortit.

Dix minutes plus tard, le pan de grosse toile qui servait de porte fut rabattu et les autorités pénétrèrent dans la tente : le chef de travaux Kassaïev, un fusil de petit calibre en bandoulière, deux contremaîtres et Kotchetov, qui entra en dernier.

Kassaïev demeura silencieux, le temps de s’habituer à l’obscurité qui régnait dans la tente, puis il regarda autour de lui. Personne ne prêta attention aux nouveaux venus. Chacun faisait ce qu’il avait à faire : certains dormaient, d’autres reprisaient leurs affaires, d’autres sculptaient au couteau des formes compliquées dans du bois, exercice érotique habituel, d’autres, enfin, jouaient à la boura avec des cartes de fabrication artisanale…

Rybine mettait une gamelle noire de fumée, fabriquée à partir d’une boîte de conserve dans le poêle, sur les braises brûlantes, c’était un brouet de sa composition.

— Où est le fuyard ? hurla Kassaïev.

— Il est parti, dit tranquillement Rybine, il a pris ses affaires et il est parti. Je devais le retenir, ou quoi ?

— Mais il s’était déshabillé, cria Kotchetov, il avait l’intention de dormir !

— Et toi, tu avais bien l’intention d’aller t’aérer ? Et où es-tu allé courir sous la pluie ? demanda Rybine.

— Rentrons, dit Kassaïev. Quant à toi, Rybine, prends garde, ça ne se passera pas comme ça…

— Et qu’est-ce que tu peux bien me faire ? dit Rybine en s’approchant de Kassaïev. Me chercher des crosses ? Ou m’égorger dans mon sommeil ? C’est ça que tu veux ?

Le chef de travaux et les contremaîtres s’en allèrent. C’est un petit épisode lyrique dans le récit toujours sombre sur les fuyards de la Kolyma.

Le chef de la mission, inquiet des perpétuelles incursions des fuyards (trois en un mois), réclama en vain aux instances supérieures qu’on installe au campement un poste opérationnel composé de soldats armés de la garde. La Direction n’accepta pas de faire pareilles dépenses pour des travailleurs libres et le laissa se débrouiller tout seul avec les fuyards. Et, bien qu’à cette époque il y eût encore au campement, en plus du fusil de petit calibre de Kassaïev, deux fusils de chasse à double canon à tir central dont les cartouches étaient chargées de morceaux de plomb, comme pour la chasse à l’ours, tout le monde comprenait parfaitement que ces armes ne serviraient pas à grand-chose en cas d’attaque menée par des fuyards affamés et désespérés.

Le chef était un ancien : on construisit tout à coup au campement deux miradors qui ressemblaient en tout point à ceux qui se trouvaient aux coins des véritables camps.

C’était un camouflage intelligent. Ces faux miradors devaient faire croire aux fuyards qu’il y avait une garde armée au campement.

Apparemment, le calcul du chef était excellent : les fuyards ne firent plus d’incursions dans ce campement, qui se trouvait seulement à deux cents kilomètres de Magadane.

Quand l’extraction du premier métal, c’est-à-dire de l’or, se déplaça vers la vallée de Tchaï-Ourinsk en suivant le chemin qu’avait autrefois emprunté Krivocheï, des dizaines de fuyards prirent la clé des champs, car on y était le plus près possible du continent. Mais les autorités l’avaient prévu. Le nombre des « secrets » et des postes opérationnels fut sensiblement augmenté et la chasse aux fuyards battit son plein. Des détachements volants ratissèrent la taïga et bouclèrent hermétiquement le chemin de « la libération par le procureur vert », comme on appelait les évasions. « Le procureur vert » se mit à libérer de moins en moins et, finalement, cessa complètement de le faire.

Ceux qu’on rattrapait étaient habituellement abattus sur place, et bon nombre de corps attendaient leur identification à la morgue d’Arkagala, c’est-à-dire l’arrivée des employés de service de l’enregistrement chargés de prendre les empreintes digitales des morts.

Dans la forêt, à dix kilomètres de la mine de charbon d’Arkagala, au bourg de Kadyktchane, célèbre pour ses riches gisements de charbon qui affleurent presque à la surface (des couches de trois, huit ou vingt et un mètres d’épaisseur), il y avait un poste opérationnel où les soldats dormaient, mangeaient, bref, où se trouvait leur base.

En été 1940, le chef de ce détachement était le jeune caporal Postnikov, un homme habité d’une soif de meurtre et qui faisait son travail avec diligence, zèle et passion. Il réussit à rattraper lui-même cinq fuyards, fut décoré et toucha une prime en argent, comme c’était la règle. La récompense était la même pour les morts que pour les vivants ; il n’y avait donc aucune raison de livrer « entier » le fuyard rattrapé.

Par un pâle matin d’août, Postnikov et ses hommes tombèrent sur un fuyard arrivé près d’un ruisseau où ils avaient tendu une embuscade.

Postnikov fit feu de son mauser et tua le fuyard. Ils décidèrent de ne pas le traîner jusqu’au bourg et de le jeter dans la taïga ; il y avait beaucoup de traces de lynx et d’ours.

Postnikov prit une hache et coupa les deux mains du fuyard afin que la section de l’enregistrement pût relever les empreintes ; il les mit dans son sac et rentra chez lui rédiger un nouveau rapport sur une chasse réussie.

Ce rapport fut envoyé le jour même ; un des combattants alla porter le « pli » et Postnikov accorda un jour de congé aux autres soldats pour célébrer son succès…

La nuit, le mort se releva et, pressant contre sa poitrine les moignons ensanglantés de ses deux bras, il quitta la taïga en suivant des traces et finit par arriver jusqu’à une tente où vivaient des travailleurs-détenus. Le visage blême et exsangue, les yeux étonnamment bleus et fous, il se planta à l’entrée de la tente, courbé, s’appuyant contre le cadre de la porte et regardant par en dessous tout en émettant des sons inarticulés. Il était secoué de grands frissons. Il y avait des taches de sang foncé sur le blouson matelassé, le pantalon et les caoutchoucs tchounis du fuyard. On lui donna de la soupe chaude, on enveloppa ses horribles moignons dans quelques chiffons et on le conduisit vers le poste de secours, à l’infirmerie. Mais de la petite isba où se trouvait le poste opérationnel, des soldats étaient déjà accourus, ainsi que le caporal Postnikov en personne.

Les soldats emmenèrent l’homme quelque part, mais ce ne fut ni à l’hôpital ni à l’infirmerie, et on n’entendit plus parler du fuyard aux mains coupées.

Postnikov et son poste opérationnel œuvrèrent jusqu’à la première neige. Dès les premières gelées, il y eut moins de fuyards à rechercher, aussi transféra-t-on le groupe opérationnel d’Arkagala ailleurs.

Une évasion, c’est une grande épreuve pour la force de caractère, la maîtrise de soi, la volonté, l’endurance physique et mentale. Il est sans doute moins difficile de trouver des compagnons pour un voyage au pôle Nord, une expédition, que pour une évasion.

En outre, la faim, une faim terrible, menace toujours le fuyard. Or, comme c’est justement la faim qui pousse le détenu à s’enfuir et que, par conséquent, il y pense, il est un autre danger qui guette le fuyard : celui d’être mangé par ses propres camarades. Bien sûr, les cas de cannibalisme sont rares. Mais ils existent et il n’est pas de vieil habitant de la Kolyma qui n’ait jamais rencontré de cannibales condamnés pour avoir tué un camarade lors d’une évasion et consommé de la chair humaine.

À l’hôpital central pour les détenus, on vit longtemps le malade Soloviov affligé d’une ostéomyélite chronique des hanches. Son ostéomyélite (une inflammation de la moelle des os) était consécutive à une blessure par balles à l’os, habilement infectée par Soloviov lui-même. Condamné pour évasion et cannibalisme, Soloviov tentait de « s’incruster » à l’hôpital, et il racontait volontiers comment son camarade et lui avaient invité exprès un troisième détenu à les accompagner dans leur évasion, « pour le cas où nous aurions faim ».

Les fuyards avaient marché longtemps, près d’un mois. Lorsque le troisième avait été tué et en partie mangé sur place, en partie « cuit pour la route », les deux assassins s’étaient séparés, chacun craignant que l’autre ne le tue pendant son sommeil.

On connaît d’autres cas de cannibalisme. Les cannibales sont gens tout à fait ordinaires. Ils ne portent aucune marque d’infamie et, tant qu’on ignore les détails de leur biographie, tout va bien. D’ailleurs, même si on vient à apprendre ces détails, on n’en est ni dégoûté ni indigné. On n’a pas assez de forces physiques pour le dégoût ou l’indignation, on n’a tout simplement pas de place pour des sentiments d’une telle subtilité. Au demeurant, l’histoire des expéditions arctiques normales de notre époque n’est pas exempte d’actes similaires : ma génération se souvient de la mort mystérieuse du savant suédois Malmgren qui faisait partie de l’expédition de Nobile[103]. Que peut-on exiger d’un être mi-humain, mi-animal, affamé et aux abois ?

Toutes les évasions dont je viens de parler avaient pour but le retour au pays, sur le continent, elles visaient à s’arracher aux griffes de la taïga pour arriver jusqu’en Russie. Toutes se sont terminées de la même façon : personne n’échappe à l’Extrême-Nord. Il y a d’un côté l’échec de ces tentatives désespérées et, de l’autre, la soif impérieuse de liberté et la haine, l’aversion pour le travail obligatoire, le travail physique, car le camp ne peut rien engendrer d’autre chez le détenu. Le portail de chaque zone de camp est surmonté d’une inscription ironique : « Le travail est affaire d’honneur, de gloire, de vaillance et d’héroïsme », suivie du nom de l’auteur de ces mots. Cette inscription est faite conformément à une circulaire spéciale, elle est obligatoire pour chaque section du camp.

La nostalgie de la liberté, le désir ardent de se retrouver dans une forêt sans barbelés, sans miradors hérissés de canons de fusils qui étincellent au soleil, là où il n’y a ni passages à tabac ni travail interminable sans sommeil ni repos, sont à l’origine d’évasions d’un genre particulier.

Le détenu sait qu’il est perdu : encore un mois ou deux et il va mourir comme meurent ses compagnons sous ses yeux.

Il va mourir de toute façon, alors, autant que ce soit en liberté plutôt que de s’effondrer dans une taille, dans une tranchée, terrassé par la fatigue et la faim.

L’été, au gisement, le travail est plus dur qu’en hiver. C’est en été qu’on lave les sables. L’esprit défaillant du détenu lui souffle une solution qui lui permettra à la fois de tenir tout l’été, et de passer le début de l’hiver au chaud.

Ainsi naît le « départ dans les glaces », comme on appelle de façon pittoresque les évasions « par la route ».

Les détenus s’enfuient à deux, à trois ou à quatre dans la taïga, dans les montagnes, s’installent dans une grotte, dans une tanière d’ours, à quelques kilomètres de la grand-route, longue de deux mille kilomètres, qui traverse toute la Kolyma.

Les fuyards ont des provisions d’allumettes, de tabac, de vivres et de vêtements – tout ce qu’ils ont pu mettre de côté en vue de leur évasion. En fait, on n’arrive pratiquement jamais à faire des réserves, et puis, cela risquerait de provoquer des soupçons, de mettre le projet en échec.

Parfois, la nuit de l’évasion, les fuyards dévalisent le magasin du camp (la « boutique ») et ils s’en vont dans les montagnes avec ce qu’ils ont volé. Mais, la plupart du temps, ils partent sans rien pour « se mettre au vert ». Mais ce « vert » n’a rien à voir avec l’herbe, les racines, les mulots ou les écureuils striés.

Jour et nuit, des camions sillonnent l’immense route. Nombreux sont ceux qui transportent des denrées alimentaires. Dans les montagnes, la route est toute en montées et en descentes, et les camions escaladent lentement les cols. Il suffit de sauter dans un camion transportant de la farine, d’en faire basculer un ou deux sacs, et voilà des provisions pour tout l’été. Et puis, il n’y a pas que de la farine. Après les premiers vols, certains camions de vivres furent protégés par une escorte.

En plus des vols à découvert sur la grand-route, les fuyards dévalisaient les bourgs proches de leur campement, les petites missions mobiles où il n’y avait que deux ou trois hommes, des cantonniers. Les groupes plus audacieux et plus nombreux arrêtaient les camions pour voler les cargaisons et dévaliser les passagers.

L’été, avec un peu de chance, les fuyards se refaisaient une santé, aussi bien physique que « morale ».

S’ils étaient prudents en allumant leurs feux, s’ils effaçaient soigneusement toute trace de vol et montaient une garde vigilante et attentive, ils pouvaient vivre ainsi jusqu’à l’automne. Puis le gel et la neige les chassaient hors de la forêt nue et inhospitalière. Les trembles et les peupliers perdaient leurs feuilles, les mélèzes parsemaient la mousse sale et froide de leurs aiguilles roussies. Les fuyards n’y tenaient plus, ils descendaient sur la grand-route pour se rendre au poste opérationnel le plus proche. On les arrêtait et on les jugeait, parfois cela prenait du temps. L’hiver était alors bien entamé ; ils écopaient d’une peine supplémentaire et allaient grossir les rangs des travailleurs détenus ; lorsqu’il leur arrivait d’être renvoyés sur le gisement d’où ils s’étaient enfuis, ils ne retrouvaient pas leurs camarades de brigade ; ces derniers étaient morts ou avaient été expédiés, moribonds, dans des compagnies d’invalides.

C’est en 1939 qu’on créa pour la première fois les « équipes et postes de rétablissement », comme on disait, pour les travailleurs épuisés. Mais, comme il leur aurait fallu plusieurs années pour « se rétablir » et non pas quelques jours, ces institutions n’eurent pas l’effet désiré sur la régénérescence de la force de travail. En revanche, un couplet malicieux resta dans la mémoire de tous les habitants de la Kolyma qui pensaient que, tant qu’un détenu gardait son ironie, il restait un homme :

D’abord l’OPé, après l’OKa,

La plaque au pied, adieu les gars !

On attache une petite plaque en bois portant le numéro de dossier pénitentiaire au pied gauche du détenu lorsqu’on l’enterre.

Quant au fuyard, il avait beau écoper de cinq ans de peine supplémentaire – si le juge d’instruction n’avait pas réussi à lui « coller » un vol de chargement de camion –, il n’en était pas moins en vie et en bonne santé et, pour ce qui était d’avoir une peine de cinq, dix, quinze ans, voire vingt ans, cela ne faisait aucune différence : on ne pouvait pas tenir cinq ans en travaillant sur un front de taille. On pouvait tenir cinq semaines.

Ces évasions « pour se retaper » devinrent de plus en plus fréquentes, ainsi que les vols et les assassinats. Mais ce n’étaient ni les vols ni les assassinats qui exaspéraient les hautes instances habituées à avoir affaire à des papiers, à des chiffres, et non à des êtres vivants.

Les chiffres disaient que la valeur des marchandises volées – car les vies abrégées par les assassinats n’entraient pas en ligne de compte – était moins grande, incomparablement moins grande que celle des heures et des jours de travail perdus.

Les évasions-vacances devinrent le plus grand cauchemar des autorités. On oublia complètement l’article 82 du Code pénal qui ne fut jamais plus appliqué.

On qualifia les évasions de crime contre l’ordre établi, la Direction, l’État, elles devinrent un acte politique.

Les fuyards tombaient désormais sous le coup de l’article 58, tout comme les traîtres à la patrie. Et les juristes choisirent un alinéa bien connu de l’article 58, utilisé auparavant dans le procès des « saboteurs » des Chakhty, l’alinéa 14[104], « sabotage contre-révolutionnaire ». Une évasion, c’était un refus de travailler, donc, du sabotage contre-révolutionnaire. On s’en servit contre les fuyards. La peine minimale pour une évasion passa à dix ans, une récidive était punie de vingt-cinq ans.

Cela ne fit peur à personne et ne diminua ni le nombre des fuyards ni celui des vols.

À la même époque, on commença à qualifier de sabotage tout manquement au travail, tout refus de travailler, et les punitions pour refus de travail – le plus grand crime du camp – se firent de plus en plus lourdes. « Vingt-cinq plus cinq d’interdiction », telle était la formule de la longue pratique des verdicts frappant les réfractaires au travail et les évadés pendant la guerre et les années de l’après-guerre.

La spécificité des évasions à la Kolyma rendent celles-ci plus difficiles. Si, dans l’énorme majorité des cas, il est aisé de franchir la limite qui sépare une évasion d’une absence illégale, les difficultés, elles, augmentent avec chaque jour, chaque heure de progression à travers la nature inhospitalière de l’Extrême-Nord, hostile à tout être vivant. La période extrêmement courte des évasions (délimitée par les saisons) exige des préparatifs rapides, et nécessite de couvrir en peu de temps des distances importantes en terrain difficile. Pour le fuyard, ni l’ours ni le lynx ne représentent un danger. C’est sa propre faiblesse qui cause sa perte dans cette contrée aride où il dispose de très peu de moyens dans sa lutte pour la vie.

Le relief de la contrée est une torture pour qui se déplace à pied : les cols succèdent aux cols, les gorges aux gorges. Les sentes des bêtes sont à peine visibles et, dans la taïga clairsemée et traîtresse, le sol est recouvert d’une mousse humide et mouvante. Il est risqué de dormir sans faire de feu – le froid souterrain du permafrost empêche les pierres de se réchauffer dans la journée. On ne trouve aucune nourriture si ce n’est du lichen desséché, de la « mousse de rennes » qu’on peut réduire en poudre et mélanger à de la farine pour en faire des galettes. Tuer une perdrix ou un casse-noix sibérien avec un bâton est une entreprise difficile. Les champignons et les baies ne sont pas assez nourrissants quand on marche. D’ailleurs, on n’en trouve que sur la fin de l’été, qui est tellement court. Donc, il faut emporter toutes ses réserves du camp.

Si les chemins de la taïga représentent une grande difficulté pour les évadés, la préparation de l’évasion est encore plus difficile. Tous les jours, à toute heure, les futurs évadés peuvent être dénoncés, livrés aux autorités par leurs camarades. Le plus grave danger, ce n’est ni l’escorte ni les surveillants mais les détenus qui entourent le fuyard, ceux qui partagent sa vie, qui sont avec lui vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Tout évadé sait que, non seulement ses camarades ne l’aideront pas s’ils remarquent quelque chose de suspect, mais qu’en outre, ils ne passeront pas avec indifférence à côté de ce qu’ils auront remarqué. Un détenu affamé, épuisé, rassemblera ses dernières forces pour se traîner jusqu’au poste de garde afin de dénoncer et de confondre un camarade. Ces choses-là ne se font pas pour rien : le chef peut donner du gros gris, remercier, complimenter. Le délateur fait passer sa propre peur, sa propre lâcheté, pour une sorte de devoir. Il n’y a que les truands qu’il ne dénonce pas : il craint trop de recevoir un coup de couteau ou d’être étranglé avec une ficelle.

Une évasion de groupe avec plus de deux ou trois personnes est absolument impensable, à moins qu’elle ne soit spontanée, aussi inattendue qu’une émeute. Il est impossible de préparer ce genre d’évasion parce que les camps sont pleins de gens affamés, dépravés, prêts à se vendre, se haïssant les uns les autres.

La seule évasion de groupe préméditée (peu importe son issue) a justement pu se faire parce que, dans la zone d’où sont partis les fuyards, il n’y avait aucun ancien de la Kolyma déjà empoisonné et corrompu par l’expérience du camp, humilié par la faim, le froid et les coups, aucune personne susceptible de dénoncer les fuyards.

Dans L’Amérique à un étage, Ilf et Pétrov[105] font remarquer, en ne plaisantant qu’à moitié, que le désir irrépressible de se plaindre est un trait de caractère russe. Cette caractéristique nationale, altérée par le miroir déformant de la vie des camps, s’exprime par la dénonciation du camarade.

Une évasion peut survenir comme une improvisation, une catastrophe naturelle, un feu de forêt. Le sort des participants n’en est que plus tragique : paisibles rêveurs mêlés accidentellement aux événements, ils sont pris dans le tourbillon presque malgré eux.

Aucun d’eux n’a encore réalisé à quel point l’automne est perfide, aucun d’eux ne se doute que l’incendie pourpre des feuilles, de l’herbe et des arbres ne dure que deux ou trois jours et que, du grand ciel bleu pâle dont les couleurs se sont faites à peine plus claires, peut brusquement se mettre à tomber une neige fine et froide. Aucun ne sait comment interpréter le fait que le pin nain se couche soudain par terre devant leurs yeux, les branches aplaties sur le sol, ni la fuite brutale des poissons en aval, tout au long du courant.

Aucun ne sait s’il y a des campements dans la taïga. Ni lesquels. C’est en vain que les originaires de l’Extrême-Orient, les Sibériens, comptent sur leur connaissance de la taïga et leur talent de chasseur.

À la fin de l’automne, un automne de l’après-guerre, un camion débâché transportant vingt-cinq détenus se rendait dans un des camps « disciplinaires ». À quelques dizaines de kilomètres de leur destination, les détenus se jetèrent sur l’escorte, désarmèrent les soldats et s’enfuirent, tous les vingt-cinq.

Il neigeait, c’était une neige glaciale et cruelle, les détenus n’avaient pas de vêtements appropriés. Les chiens retrouvèrent très vite leurs traces, celles des quatre groupes qu’avaient formés les fuyards. On fusilla entièrement le groupe qui avait pris les armes aux soldats. Deux autres furent rattrapés, et le quatrième au bout de quatre jours. Ce dernier fut immédiatement transporté à l’hôpital : les hommes avaient des gelures au quatrième degré aux pieds et aux mains ; le gel, la nature de la Kolyma ont toujours été du côté des autorités, hostiles au fuyard isolé.

Les fuyards restèrent longtemps à l’hôpital, dans une salle spéciale avec un soldat d’escorte à l’entrée ; c’était bien un hôpital pour détenus, mais pas pour détenus punis. Tous les cinq furent amputés, qui d’une main, qui d’un pied, et deux d’entre eux perdirent leurs deux jambes.

Voilà ce que le froid de la Kolyma avait fait de novices pressés et naïfs.

Le lieutenant-colonel Ianovski comprenait très bien tout cela. En fait, lieutenant-colonel, il l’avait été à la guerre ; ici, il était le détenu Ianovski, le « responsable culturel » d’une grande section du camp. Cette section avait été formée immédiatement après la guerre et elle n’était composée que de nouveaux, de partisans de Vlassov, de prisonniers de guerre qui avaient servi dans des unités allemandes, de polizei et d’habitants de villages occupés par les Allemands, suspectés d’amitié à leur égard.

Il y avait là des gens qui avaient derrière eux l’expérience de la guerre, des rencontres quotidiennes avec la mort, du risque, de la lutte bestiale pour la vie, du meurtre.

Il y avait là des gens qui s’étaient déjà enfuis de captivité en Allemagne, en Russie, en Angleterre… Des gens qui étaient habitués à jouer leur vie, des gens dont l’audace avait été éduquée par l’exemple et les instructions. Éclaireurs et soldats ayant appris à tuer, ils continuèrent de faire la guerre dans de nouvelles conditions, une guerre pour eux-mêmes contre l’État.

Les autorités, habituées aux « trotskistes » dociles, ne se doutaient pas qu’elles avaient affaire à des détenus qui étaient avant tout des hommes d’action.

Quelques mois avant les événements dont nous allons parler, un grand chef était venu visiter le camp. S’étant renseigné sur la vie et le travail des nouveaux détenus, le chef avait déploré que les activités culturelles et artistiques laissent à désirer. Et l’ancien lieutenant-colonel Ianovski, responsable de la section culturelle du camp, lui avait annoncé : « Ne craignez rien, nous préparons un concert dont on parlera dans toute la Kolyma. »

C’était une phrase très risquée, mais personne n’y avait prêté attention sur le moment, ce dont Ianovski était d’ailleurs parfaitement sûr.

Peu à peu, les membres de la future évasion prévue pour le printemps s’arrangèrent pour occuper les uns après les autres des postes dans les services du camp. Un répartiteur, un staroste, un aide-médecin, un coiffeur et un chef de brigade – toutes les fonctions civiles accessibles aux détenus furent prises par des hommes de Ianovski. Ils étaient aviateurs, chauffeurs, éclaireurs, ils pouvaient remporter le succès dans cette évasion conçue avec audace. On étudia le climat de la Kolyma, personne ne sous-estima les difficultés ni ne fit d’erreur. Leur objectif, c’était la liberté, ou le bonheur de ne pas mourir de faim, sous les coups, sur les châlits du camp, mais au combat, les armes à la main.

Ianovski se rendait compte à quel point il était important, indispensable pour ses camarades de conserver leur force physique, leur endurance, ainsi que leur force morale et spirituelle. En occupant des fonctions de service, on pouvait avoir le ventre presque plein, ne pas s’affaiblir.

Et ce fut le printemps silencieux habituel de la Kolyma : sans aucun chant d’oiseau, sans une goutte de pluie. Les mélèzes revêtirent une jeune toison d’aiguilles vert vif, le bois dénudé et clairsemé sembla s’épaissir et les arbres se rapprochèrent les uns des autres, dissimulant hommes et bêtes sous leurs branches. Ce furent aussi les nuits blanches ou, plus exactement, des nuits lilas pâle…

Le poste de garde situé près du camp avait deux portes qui donnaient sur l’extérieur et l’intérieur du camp, spécificité architecturale des constructions de ce genre. Les surveillants étaient toujours de service par deux.

À cinq heures du matin battantes, quelqu’un frappa à la petite fenêtre du poste. Le surveillant de service regarda par le carreau : c’était Soldatov, le cuisinier du camp, qui venait chercher la clé de l’armoire à provisions ; on la gardait au poste, accrochée à un clou enfoncé dans le mur. Cela faisait plusieurs mois que le cuisinier venait chercher la clé au poste à cinq heures du matin. Le surveillant ôta le crochet et laissa entrer Soldatov. Le deuxième surveillant n’était pas là : il venait de sortir par la porte donnant sur l’extérieur ; l’appartement où il vivait avec sa femme était à trois cents mètres environ du poste.

Tout avait été calculé, et le metteur en scène suivait par la fenêtre le début du premier acte d’une représentation programmée depuis longtemps – il regardait le spectacle imaginé et pensé des milliers de fois se revêtir à présent de chair et de sang.

Le cuisinier se dirigea vers le mur où se trouvait la clé, et on frappa de nouveau à la fenêtre. Le surveillant connaissait bien celui qui venait de frapper : c’était le détenu Chevtsov, mécanicien et armurier, qui avait plus d’une fois réparé les mitraillettes, les fusils et les pistolets du détachement – un des « leurs ».

Juste à ce moment, Soldatov se jeta sur le surveillant par-derrière et l’étrangla avec l’aide de Chevtsov qui était entré dans le poste. Ils jetèrent le cadavre dans un coin, sous le châlit, et le recouvrirent de bûches. Soldatov et Chevtsov lui avaient ôté son manteau, sa chapka et ses bottes ; après avoir revêtu l’uniforme du surveillant et lui avoir pris son Nagan[106], Soldatov s’assit à la table de service. Le second surveillant revint sur ses entrefaites. Avant d’avoir pu comprendre ce qui se passait, il fut étranglé comme le premier. Chevtsov mit son uniforme.

Mais la femme du second surveillant qui était allé déjeuner chez lui arriva au poste à l’improviste. Ils ne la tuèrent pas, se contentèrent de la ligoter et de la bâillonner, et ils la laissèrent pieds et poings liés à côté des morts.

Un soldat d’escorte ramenant une brigade de travailleurs de nuit entra au poste signer le bordereau de retour. Il fut également tué. C’est ainsi que les fuyards se procurèrent un fusil et un autre manteau d’uniforme.

Des gens allaient et venaient dans la cour, près du poste de garde, comme toujours quand on emmène les détenus au travail, et le lieutenant-colonel Ianovski prit le commandement.

L’espace qui se trouvait à proximité du poste était sous le feu des miradors d’angle situés à proximité. Des sentinelles se tenaient sur chaque mirador mais, dans le matin brumeux qui suivait la nuit blanche, elles ne remarquèrent rien de suspect. Deux soldats d’escorte vinrent comme d’habitude réceptionner une brigade. Ils firent mettre en rangs cette petite équipe de dix – non, de neuf hommes – et l’emmenèrent. La brigade quitta la route pour prendre le sentier, ce qui n’inquiéta pas non plus les sentinelles – les soldats d’escorte avaient déjà fait passer les travailleurs par le petit sentier qui longeait le détachement de la garde quand ils avaient pris du retard.

La brigade longea le bâtiment de la garde ; le soldat de service tout ensommeillé qui l’aperçut par la porte ouverte eut à peine le temps de se demander pourquoi on menait les travailleurs par le sentier en file indienne, à la queue leu leu, au lieu de leur faire suivre la grand-route en rangs par deux, qu’il fut assommé et désarmé ; quant à l’équipe, elle se rua sur la « pyramide » de fusils qui se trouvait juste là, sous les yeux du soldat de garde, dans la première pièce de la caserne.

Armé d’une mitraillette, Ianovski ouvrit la porte de la chambre où dormaient les quarante soldats de l’escorte, les jeunes « professionnels » du service de la garde. Une rafale de mitraillette tirée en l’air les jeta tous à terre, sous les couchettes. Après avoir passé la mitraillette à Chevtsov, Ianovski sortit dans la cour où ses camarades s’emparaient déjà des vivres et des armes avec des munitions prises dans le dépôt du détachement de la garde qu’ils avaient forcé.

Les sentinelles des miradors n’osèrent pas ouvrir le feu ; elles dirent plus tard qu’il était impossible de voir et de comprendre ce qui se passait au détachement de la garde. On n’accorda aucune foi à leur témoignage et par la suite les sentinelles furent punies.

Les fuyards se rassemblèrent sans se presser. Ianovski ordonna de n’emporter que des armes et des munitions et, comme vivres, uniquement des galettes et du chocolat. L’aide-médecin Nikolski bourra une sacoche marquée d’une croix rouge de trousses de secours individuelles. Tous revêtirent un uniforme flambant neuf et se choisirent des bottes dans la réserve du détachement.

Quand les fuyards étaient sortis du camp en rangs et s’étaient emparés du détachement de la garde, ils s’étaient aperçus que tout le monde n’était pas là : il manquait le chef de brigade Piotr Kouznetsov, un ami du lieutenant-colonel Ianovski. Il avait été transféré à l’improviste dans une brigade de nuit, pour remplacer un contremaître malade. Ianovski ne voulut pas partir sans le camarade avec lequel il avait partagé tant de moments importants et de projets.

On l’envoya chercher à la production ; Kouznetsov arriva et se mit lui aussi en uniforme.

Le commandant du détachement attaqué et le chef du camp ne quittèrent leurs appartements qu’en apprenant de leurs plantons que les fuyards avaient quitté la zone.

Les fils téléphoniques avaient été coupés et l’évasion ne put être signalée au département pénitentiaire le plus proche que lorsque les fuyards eurent déjà atteint la route centrale.

Une fois sur la route, les fuyards arrêtèrent le premier camion vide. Le chauffeur quitta sa cabine sous la menace d’un revolver et Kabaridzé, l’aviateur de chasse, prit le volant. Ianovski monta près de lui dans la cabine et déploya sur ses genoux la carte prise au détachement de la garde ; le camion se dirigea vers Seïmtchane, vers l’aérodrome le plus proche. S’emparer d’un avion et partir !

Un second, un troisième, un quatrième tournant à gauche. Le cinquième !

Le camion tourna à gauche et quitta la grand-route pour s’engager sur un étroit chemin pierreux et sinueux qui crissait sous les roues dans un resserrement rocheux surplombant une rivière écumante. Kabaridzé réduisit la vitesse : encore un peu, et ils plongeaient dans l’eau en dévalant la pente haute de dix sagènes. En bas, près de la rivière, on apercevait les petites maisons d’un campement, qui ressemblaient à des jouets d’enfants. La route serpentait, contournant un rocher après l’autre, et elle descendait : le camion avait franchi le col. Les maisonnettes du campement surgirent de la taïga, tout près, et par la vitre de la cabine Ianovski vit un soldat qui courait à leur rencontre, le fusil pointé. Le soldat fit un saut de côté, le camion passa tout près, et des coups de feu saccadés claquèrent immédiatement dans le dos des fuyards : la garde était déjà prévenue.

Ianovski avait tout décidé à l’avance et, une dizaine de kilomètres plus loin, Kabaridzé s’arrêta. Les fuyards abandonnèrent le camion, puis, après avoir franchi une cuvette tapissée de mousse, s’enfoncèrent dans la taïga et disparurent. Il y avait encore soixante-dix kilomètres jusqu’à l’aérodrome de Seïmtchane, et Ianovski avait décidé de se diriger droit dessus.

Ils passèrent la nuit dans une grotte près d’un petit torrent, tous ensemble, se réchauffant les uns les autres, après avoir placé des avant-postes de garde.

Au matin du deuxième jour, à peine avaient-ils repris la route qu’ils se heurtèrent à des opérationnels : un groupe local ratissait la forêt. Quatre opérationnels tombèrent sous la première salve des fuyards. Ianovski ordonna de mettre le feu à la forêt ; le vent soufflait en direction de leurs poursuivants, et les fuyards continuèrent leur chemin.

Mais des camions pleins de soldats fonçaient déjà sur toutes les routes de la Kolyma : l’invisible armée des troupes régulières volait au secours de la garde du camp et des « commandos opérationnels ». Des dizaines de camions militaires sillonnaient la grand-route.

La route conduisant à Seïmtchane était bouclée sur des dizaines de kilomètres par des unités militaires. Les plus hautes autorités de la Kolyma dirigeaient personnellement cette opération extraordinaire.

On avait deviné les intentions de Ianovski et on avait mobilisé une telle quantité de soldats de l’armée régulière pour défendre l’aérodrome qu’on avait eu du mal à les répartir tous aux abords de Seïmtchane.

Au soir du second jour, le groupe de Ianovski fut à nouveau découvert et dut se battre. Le détachement de l’armée laissa dix morts sur le terrain. Utilisant le sens du vent, Ianovski mit de nouveau le feu à la taïga et s’échappa encore une fois en franchissant un grand torrent de montagne. Pour la deuxième nuit des fuyards qui n’avaient toujours pas perdu un seul homme, Ianovski choisit un emplacement dans un marécage au milieu duquel se dressaient des meules.

Les fuyards passèrent la nuit dans les meules et, quand ce fut la fin de la nuit blanche et que le soleil de la taïga éclaira la cime des arbres, on put voir que le marécage était encerclé par les soldats. Ces derniers couraient d’un arbre à l’autre presque sans se cacher.

Le commandant du détachement que les fuyards avaient attaqué au tout début de leur expédition agita un chiffon et cria :

— Rendez-vous, vous êtes cernés. Vous ne pouvez pas vous échapper…

Chevtsov sortit d’une meule :

— Tu as raison. Viens prendre nos armes…

Le commandant sauta sur un sentier du marécage, courut vers les meules, chancela, perdit sa casquette et s’effondra, le visage dans une mare. La balle de Chevtsov l’avait atteint en plein front.

Une fusillade désordonnée se mit aussitôt à crépiter ; des ordres se firent entendre et les soldats se jetèrent sur les meules en jaillissant de tous côtés, mais la défense circulaire des fuyards invisibles, cachés dans le foin, stoppa leur attaque. On entendit gémir des blessés, les soldats qui n’étaient pas touchés se tapirent dans le marécage ; de temps en temps, un coup de feu claquait et un soldat se tordait, puis s’immobilisait.

On recommença de tirer sur les meules, cette fois sans qu’il y eût de réplique de la part des fuyards. Au bout d’une heure de tir, on lança une nouvelle attaque qui fut, là encore, stoppée par le tir des fuyards. De nouveaux cadavres tombèrent dans le marécage ; des blessés gémissaient.

Une fusillade prolongée reprit. On installa deux mitrailleuses et, après quelques rafales, on lança une nouvelle attaque.

Les meules restèrent muettes.

Quand les soldats eurent éparpillé toutes les meules, il apparut qu’un seul des fuyards était vivant : le cuisinier Soldatov. Il avait reçu des balles dans les deux genoux, dans l’épaule et l’avant-bras, mais il respirait encore. Tous les autres étaient morts, criblés de balles. Il y avait neuf personnes seulement et non pas onze.

Manquaient Ianovski en personne et Kouznetsov.

Le soir même, à vingt kilomètres en amont de la rivière, on arrêta un inconnu vêtu d’un uniforme. Encerclé par les soldats, il se suicida au pistolet. Le cadavre fut immédiatement identifié. C’était Kouznetsov. Il ne manquait plus que le chef, le lieutenant-colonel Ianovski. Son sort resta à jamais inconnu. On le rechercha longtemps, pendant des mois. Il n’avait pu s’enfuir ni à la nage dans la rivière ni en suivant des sentiers de montagne ; toute issue avait été bloquée. Il s’est très probablement suicidé, caché dans une grotte profonde ou une tanière d’ours, où les bêtes de la taïga ont dû dévorer son corps.

On fit venir de l’hôpital central le meilleur chirurgien avec deux aides-médecins « libres » – obligatoirement des libres. Le camion de l’hôpital n’arriva qu’en soirée au sovkhoze Elguène où se trouvait l’état-major du détachement engagé, tant il y avait de Studebaker sur la route.

— Que se passe-t-il ? C’est la guerre ? demanda le chirurgien au chef suprême qui dirigeait les opérations.

— La guerre, non, mais on a vingt-huit morts pour le moment. Quant au nombre des blessés, vous verrez bien vous-même.

Le chirurgien pansa et opéra toute la journée.

— Il y avait combien de fuyards ?

— Douze.

— Vous auriez dû faire venir l’aviation pour les bombarder. Avec des bombes atomiques.

Le chef jeta un coup d’œil noir au chirurgien :

— Vous êtes un incorrigible plaisantin, je vous connais bien. Mais vous allez voir : ils vont me renvoyer, m’obliger à prendre une retraite anticipée.

Le chef poussa un gros soupir. Il avait deviné juste. On le transféra de la Kolyma, on le renvoya de son travail à cause de cette évasion.

Soldatov se remit et fut condamné à vingt-cinq ans. Le chef du camp en prit pour dix ans, les sentinelles postées sur les miradors pour cinq. Beaucoup de gens du gisement furent condamnés à la suite de cette « affaire », plus de soixante personnes : tous ceux qui savaient mais n’avaient rien dit, qui avaient aidé les fuyards ou voulu le faire sans en avoir eu le temps. Le chef du détachement eût été durement châtié, mais la balle de Chevtsov le lui avait épargné.

Même la doctoresse Potapova qui dirigeait le service de santé où avait travaillé un des fuyards, l’aide-médecin Nikolski, fut poursuivie, mais on réussit à la sauver en la transférant d’urgence ailleurs.

1959

Récits de la Kolyma
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