Le jeu d’échecs
du docteur Kouzmenko
Le docteur Kouzmenko éparpilla les échecs sur la table.
« Quelle merveille ! » dis-je en disposant les pièces sur l’échiquier en contre-plaqué.
C’étaient des échecs d’une facture très fine sur le thème du « Temps des Troubles[18] » en Russie. Des fantassins polonais et des cosaques entouraient la haute figurine du Premier Imposteur, le roi des blancs. La reine des blancs avait les traits accusés et énergiques de Marina Mniszech. Sur l’échiquier, les hetmans Sapieha et Radziwill représentaient les officiers de l’Imposteur dans son camp polonais. Les noirs étaient en costumes de moines, avec à leur tête le métropolite Philarète. Péresviet et Osliabia[19], revêtus de cuirasses sur leurs frocs de moines, brandissaient de courtes épées nues. Les tours de La Trinité Saint-Serge se trouvaient sur les cases A8 et H8.
— Oui, c’est une merveille, on ne s’en lasse pas !
— Seulement il y a une inexactitude historique, dis-je. Le Premier Imposteur n’a pas fait le siège de la Laure.
— Oui, oui ! dit le docteur, vous avez raison. Vous ne trouvez pas étrange que, jusqu’à aujourd’hui, l’histoire ignore toujours qui fut le Premier Imposteur ? Grichka Otrépiev ?
— Ce n’est que l’une des nombreuses hypothèses, du reste peu vraisemblable. Il est vrai que c’est celle de Pouchkine. Boris Godounov n’était pas non plus tel que l’a décrit Pouchkine. Tel est le rôle du poète, du dramaturge, du romancier, du compositeur, du sculpteur… Leur tâche est d’interpréter les événements. C’est le XIXe siècle, avec sa soif d’expliquer l’inexplicable. Au milieu du XXe un document aurait balayé tout cela. Et on ne croirait qu’au document.
— Il existe une lettre de l’Imposteur.
— Oui, le tsarévitch Dimitri a montré qu’il était un homme cultivé, un souverain instruit digne des meilleurs tsars du trône russe.
— Seulement, qui était-il ? Personne ne sait qui était le souverain russe. Voilà ce que c’est, un secret de Polonais ! Et voilà bien l’impuissance des historiens. Quelle honte ! Si cela s’était passé en Allemagne, on aurait bien trouvé des documents quelque part. Les Allemands adorent les documents. Mais les hauts personnages qui se cachaient derrière l’Imposteur savaient garder un secret. Combien de gens ont été assassinés, qui avaient effleuré ce secret.
— Vous exagérez, docteur Kouzmenko, en niant nos capacités à garder un secret.
— Je ne les nie pas du tout. La mort d’Ossip Mandelstam n’est-elle pas un secret ? Où et quand est-il mort ? Il existe des centaines de témoins de sa mort due aux coups, au froid et à la faim. Il n’y a pas de divergence sur les circonstances de sa mort, et chacun des cent témoins invente son récit, sa légende à lui. Et la mort du fils d’Hermann Lopatine[20], tué pour la seule raison qu’il était le fils de son père ? Voilà trente ans qu’on cherche sa trace. On a délivré des certificats de décès aux familles des anciens dirigeants du parti comme Boukharine ou Rykov. Ces certificats s’étirent sur bien des années, de 1937 à 1945. Mais personne n’a rencontré ces gens nulle part après 37 ou 38. Tout cela sert à consoler les familles. Les dates des morts sont arbitraires. Il est plus juste de supposer qu’ils ont tous été fusillés au plus tard en 1938, dans des caves, à Moscou.
— Je crois…
— Vous vous souvenez de Koulaguine ?
— Le sculpteur ?
— Oui. Il a disparu sans laisser de trace, avec beaucoup d’autres. Sous un autre nom, remplacé au camp par un numéro qui fut à son tour remplacé par un troisième nom.
— J’ai entendu parler de ce genre d’histoires.
— Eh bien, ces échecs, c’est son œuvre. Koulaguine les a fabriqués avec du pain dans la prison des Boutyrki en 1938. Tous les détenus de sa cellule mâchonnaient du pain pendant des heures. L’important était de saisir le moment où la salive et le pain mâché formaient un alliage unique. C’était le maître lui-même qui en décidait. Le but, c’était de sortir de la bouche une pâte prête à prendre n’importe quelle forme sous ses doigts et à durcir pour l’éternité, comme le ciment des pyramides égyptiennes. Koulaguine a ainsi fabriqué deux jeux. Le second, c’était la conquête du Mexique par Cortez, le « Temps des Troubles » des Mexicains. Ses Espagnols et ses Mexicains, Koulaguine les a vendus ou donnés pour rien à un directeur de prison. Mais le « Temps des Troubles » russe, il l’a emporté avec lui en convoi. Il l’avait sculpté avec une allumette ou avec ses ongles, les objets en métal sont interdits en prison.
— Il manque deux figures, dis-je. La reine noire et une tour blanche.
— Je sais, dit Kouzmenko. La tour a complètement disparu, quant à la reine noire, elle n’a plus de tête, je la garde sous clé, dans mon bureau. Et je ne sais toujours pas qui était la reine des défenseurs noirs de la Laure au « Temps des Troubles ». La dystrophie alimentaire est une chose terrible. C’est seulement après le blocus de Leningrad que l’on a appelé cette maladie par son vrai nom dans nos camps. Avant, on établissait des diagnostics de polyavitaminose, de pellagre, d’amaigrissement dû à la dysenterie, etc. Toujours cette frénésie du secret. Le secret de la mort des détenus. Il était interdit aux médecins de prononcer et d’écrire le mot faim. Sur les documents officiels, dans les dossiers des malades, aux conférences, aux cours de formation continue…
— Je sais.
— Koulaguine était un homme grand et corpulent. Quand on l’a amené à l’hôpital, il pesait quarante kilos, le poids de la peau et des os. La phase irréversible de la dystrophie alimentaire. Tous les affamés, à un certain moment très pénible, connaissent une éclipse de la conscience, un dérèglement de l’esprit, un accès de démence, l’un des trois D de la célèbre triade de la Kolyma : démence, diarrhée, dystrophie. Vous savez ce que c’est, la démence ?
— La folie ?
— Oui, oui, la folie, une folie acquise, une faiblesse d’esprit. Quand on a amené Koulaguine, moi qui suis médecin, j’ai tout de suite compris que mon nouveau malade présentait depuis longtemps des signes de démence. Il n’a pas repris ses esprits avant de mourir. Il gardait ses échecs dans un sachet qui avait échappé à toutes les désinfections et à la cupidité des truands.
Koulaguine a mangé, sucé, avalé une des tours blanches, et il a croqué, cassé la tête de la reine noire, et l’a avalée. Quand les infirmiers essayaient de lui arracher son sachet, il se contentait de mugir. Je crois qu’il voulait avaler son œuvre, juste pour l’anéantir, pour effacer toute trace de lui sur terre.
Il aurait dû commencer à manger ses figurines quelques mois plus tôt, elles l’auraient sauvé.
— Mais avait-il besoin d’être sauvé ?
— Je n’ai pas donné l’ordre de récupérer la tour dans son estomac, on aurait pu, à l’autopsie, et la tête de la reine aussi. Voilà pourquoi il manque deux figurines à ce jeu, à ce camp. À vous de jouer, maestro !
— Non, répondis-je. Cela ne me dit plus rien.
1967