L’homme du bateau

« Écrivez, Krist, écrivez ! » disait le vieux médecin, épuisé.

Il était plus de deux heures du matin, et une montagne de mégots grandissait sur la table du cabinet de soins. Une couche de givre épais et moussu collait aux vitres des fenêtres. La pièce était remplie d’un brouillard de tabac bleuâtre, mais nous n’avions pas le temps d’ouvrir le vasistas pour aérer. Nous avions commencé notre travail la veille à huit heures du soir et il était sans fin. Le médecin fumait cigarette sur cigarette, des « papirosses » qu’il roulait « à la matelotte » en déchirant des feuilles de journaux. Ou bien, s’il avait envie de se reposer un peu, il se roulait une « patte de lapin ». Ses doigts, brûlés comme des doigts de paysan par la fumée de gros gris, dansaient devant mes yeux, l’encrier cliquetait comme une machine à coudre. Le médecin était à bout de forces, ses yeux se fermaient, et ni les « pattes de lapin », ni les cigarettes « à la matelotte » ne parvenaient à vaincre sa fatigue.

— Du tchifir… Si on pouvait se faire un petit tchifir ! dit Krist.

— Où veux-tu qu’on en trouve ?

Le tchifir est du thé extrêmement fort, le réconfort des truands et des camionneurs pendant les longs voyages – cinquante grammes de thé par verre –, un remède particulièrement efficace contre le sommeil, la devise forte des chauffeurs de la Kolyma, des interminables trajets qui durent des jours.

— Je n’aime pas ça, dit le médecin. En revanche, je n’y vois rien de mauvais pour la santé. Des drogués au tchifir, j’en ai connu beaucoup. D’ailleurs, cela existe depuis longtemps. Ce ne sont pas les truands qui l’ont inventé, ni les chauffeurs. Jacques Paganel en préparait en Australie, il en offrait aux enfants du capitaine Grant. « Faire bouillir une demi-livre de thé dans un litre d’eau pendant trois heures. » Voilà la recette de Paganel. Et vous me parlez des truands et des routiers ! Il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

— Allez vous coucher.

— Non, plus tard. Il faut que vous appreniez le questionnaire et que vous sachiez faire une première auscultation. C’est interdit par les règles de la médecine, mais il faut bien que je dorme de temps en temps. Les malades se présentent nuit et jour. Il n’y aura pas grand mal à ce que vous, un homme en blouse blanche, vous leur fassiez passer leur première visite médicale. Qui peut savoir si vous êtes infirmier, aide-médecin, médecin ou académicien ? Vous figurerez dans des livres de Souvenirs comme médecin du secteur, du gisement, de la Direction…

— Vous croyez qu’il y en aura ?

— Certainement. S’il se présente un cas grave, vous me réveillerez. Bon, on commence. Au suivant.

Un malade nu et sale était assis sur un tabouret devant nous. Il ressemblait plus à un squelette qu’à un mannequin de cours d’anatomie.

— C’est une bonne école pour les aides-médecins, non ? dit-il. Et pour les médecins aussi. En fait, ce n’est pas du tout ce qu’un praticien a besoin de voir et de savoir. Ce que nous avons devant nous relève d’une spécialisation très étroite, très particulière. Et si nos îles (vous me comprenez ?), si nos îles s’enfonçaient sous la terre… Écrivez, Krist, écrivez. Année de naissance : 1893. Sexe : masculin. J’attire votre attention sur cette question capitale : sexe masculin. Ce détail intéresse le chirurgien, l’anatomopathologiste, le statisticien de la morgue, le démographe de la capitale… Mais absolument pas le malade lui-même, qui se fiche éperdument de son sexe…

Mon encrier cliqueta.

— Non, ce n’est pas la peine qu’il se lève, apportez-lui plutôt de l’eau chaude à boire. De la neige fondue dans une boîte de conserve. Ça le réchauffera, et nous passerons à l’analyse de ses données de vita[21], quant aux maladies de ses parents – le médecin tapota le dossier du malade avec la fiche – pas la peine de les noter et de perdre son temps à des broutilles. Ah, voilà… Maladies dont a souffert le patient : dystrophie alimentaire, scorbut, dysenterie, pellagre, carences en vitamines A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, W, X, Y, Z… Vous pouvez arrêter l’énumération n’importe où. Affirme n’avoir eu aucune maladie vénérienne, aucun contact avec des ennemis du peuple. Écrivez… Se plaint d’avoir eu les deux pieds gelés à la suite d’une exposition prolongée des tissus au froid… Des tissus au froid… Vous avez noté ? Tenez, mettez donc une couverture.

Il prit sur le lit du médecin de garde une mince couverture tachée d’encre et la jeta sur les épaules du malade.

— Quand va-t-on enfin apporter cette satanée eau chaude ? C’est du thé sucré qu’il lui faudrait, mais on ne prévoit pas de thé à l’accueil, ni de sucre… Continuons. Taille : moyenne. Combien exactement ? Nous n’avons pas de toise. Cheveux : gris. Corpulence… (Il jeta un coup d’œil aux côtes qui saillaient sous la peau blafarde, flasque et sale). Quand vous voyez ce genre de choses, il faut écrire : « corpulence inférieure à la moyenne. »

Il pinça la peau du malade entre deux doigts.

— Coefficient d’élasticité… Faible. Vous savez ce que c’est ?

— Non.

— La souplesse de la peau. Qu’est-ce qui relève de la thérapeutique, ici ? Rien. C’est un malade pour le service de chirurgie, pas vrai ? Laissons un blanc dans le dossier pour Léonid Markovitch, demain, ou plutôt ce matin, il y jettera un coup d’œil et le remplira. Écrivez en caractères russes : « status localis » et mettez deux points. Au suivant !

1962

Récits de la Kolyma
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