L’écureuil

La forêt cernait la ville, pénétrait la ville. Il suffisait de passer d’un arbre à l’autre, et on se retrouvait en ville, sur le boulevard et non plus dans la forêt.

Pins et sapins, érables et peupliers, ormes et bouleaux se ressemblaient tous, que ce fût autour d’une clairière de la forêt ou sur la place de « la Lutte contre la spéculation », comme on venait de rebaptiser la place du marché.

Quand l’écureuil regardait la ville de loin, elle lui semblait coupée en deux par un couteau vert, par un rayon vert, le boulevard n’était qu’une rivière verte sur laquelle on pouvait naviguer pour se retrouver dans une forêt toujours verte semblable à celle où il vivait.

Et l’écureuil se décida.

Il passa d’un peuplier à l’autre, d’un bouleau à l’autre : avec sérieux, tranquillement. Les peupliers et les bouleaux n’en finissaient pas, ils menaient de plus en plus loin dans des gorges obscures, des clairières de pierre cernées d’arbustes bas et d’arbres isolés. Les branches de bouleaux étaient plus flexibles que celles des peupliers, mais cela, l’écureuil le savait déjà.

Il se rendit très vite compte qu’il s’était trompé, qu’au lieu de s’épaissir, la forêt se faisait de plus en plus clairsemée. Cependant, il était trop tard pour rebrousser chemin.

Il fallait traverser cette place grise et morte en courant et, ensuite, il y aurait de nouveau la forêt.

Mais déjà les chiens jappaient et les passants levaient la tête.

La forêt de conifères était sûre avec sa cuirasse de pins et la soie des sapins. Le bruissement des feuilles de peuplier était traître. La branche de bouleau tenait mieux, plus longtemps, et le corps souple du petit animal déterminait de lui-même, en se balançant sous son propre poids, jusqu’où pouvait ployer la branche : l’écureuil détendait ses pattes, volait dans les airs, mi-oiseau, mi-animal. Les arbres lui avaient appris le ciel, l’envol. Quand il lâchait les branches en desserrant les griffes de ses quatre pattes, il s’envolait en quête d’un appui plus ferme, plus sûr que l’air.

Et l’écureuil ressemblait véritablement à un oiseau, il avait quelque chose d’un autour jaune survolant toute la forêt. Comme l’écureuil enviait les autours et leurs itinéraires célestes ! Mais il n’était pas un oiseau. L’appel de la terre, sa pesanteur, son propre poids de cent pouds, l’écureuil les ressentait à chaque instant, dès que les muscles de l’arbre commençaient à faiblir et la branche à fléchir sous son corps. Il lui fallait alors rassembler toutes ses forces, trouver des forces neuves au plus profond de son être pour sauter à nouveau sur une branche, sous peine de tomber à terre et de ne plus jamais s’élever jusqu’au vert des cimes. Ses yeux en amande clignotaient et l’écureuil sautait, s’accrochait à une branche, se balançait, prenait son élan sans s’apercevoir que des gens couraient à sa poursuite.

Or toute une foule s’amassait déjà dans les rues de la ville.

C’était une ville de province, tranquille, qui se levait avec le soleil, au chant du coq. La rivière y coulait si paisiblement que le courant s’arrêtait parfois complètement et que l’eau en arrivait même à couler à rebours. La ville connaissait deux distractions. D’abord, les incendies, les signaux alarmants des tours de guet des pompiers, les télègues martelant le pavé et les chevaux montés par les pompiers – des chevaux bais, gris pommelé ou noirs, en fonction de chacune des équipes de lutte contre l’incendie. Participer aux incendies, c’était pour les audacieux une occasion d’agir, pour tous les autres quelque chose à voir. Et pour chacun, une leçon de courage : tous ceux qui pouvaient marcher emmenaient les enfants et, ne laissant à la maison que les aveugles et les paralysés, allaient « à l’incendie ».

Le deuxième spectacle populaire, c’était la chasse à l’écureuil, distraction classique des citadins. Des écureuils traversaient la ville, ils le faisaient souvent, mais toujours de nuit, quand la ville était assoupie.

La troisième distraction, c’était la révolution : on tuait des bourgeois en ville, on fusillait des otages, on creusait des fosses, on distribuait des fusils, on préparait et on envoyait de jeunes soldats à la mort. Mais aucune révolution ne saurait émousser l’attrait de cette distraction populaire traditionnelle.

Dans la foule, chacun brûlait d’être le premier, d’atteindre l’écureuil avec une pierre, de le tuer. D’être le plus adroit, le meilleur au lance-pierres, à la fronde biblique, la main de Goliath tirant sur le petit corps jaune de David. Les Goliath galopaient à la poursuite de l’écureuil en sifflant, en hurlant et en se bousculant dans leur soif de meurtre. S’y côtoyaient le paysan qui avait apporté un demi-sac d’orge au marché dans l’espoir de le troquer contre un piano à queue ou des miroirs (les miroirs étaient bon marché en cette année de mort), le président du comité révolutionnaire des ateliers du chemin de fer venu au marché pourchasser les trafiquants du marché noir, le comptable de la Mutuelle d’achats panrusse, Zouïev, un célèbre jardinier du temps des tsars, et un commandant de l’armée rouge en pantalon bouffant cramoisi (le front n’était qu’à cent verstes).

Les femmes de la ville se tenaient le long des palissades, près des portillons ou à la fenêtre : elles excitaient les hommes et tenaient les enfants à bout de bras pour leur permettre de voir la chasse, d’apprendre à chasser…

Les gamins, qui n’avaient pas le droit de poursuivre eux-mêmes l’écureuil (il y avait déjà bien assez d’adultes), tendaient des pierres et des bâtons pour qu’on ne manquât point l’animal.

— Tiens, tonton, frappe !

Et le tonton frappait, la foule hurlait et la poursuite continuait.

Tous galopaient sur les boulevards de la ville à la poursuite de la petite bête rousse, tous les maîtres de la ville, en sueur, cramoisis, possédés du désir de tuer.

L’écureuil se hâtait, car il avait depuis longtemps compris le sens de ces hurlements, de cette fièvre. Il lui fallait descendre, puis regrimper, choisir une branche maîtresse ou un rameau, évaluer la distance, se balancer et prendre son envol…

L’écureuil regardait les gens et les gens le regardaient. Les gens suivaient sa course, son envol, toute une foule d’assassins habitués et expérimentés.

Les plus âgés, les vétérans des luttes provinciales, des distractions, des chasses et des combats, ne songeaient même pas à rivaliser avec les jeunes. Ils suivaient simplement les mouvements de la foule et, en assassins expérimentés, donnaient de loin de bons conseils, des conseils judicieux, importants, à ceux qui pouvaient galoper, attraper, tuer. Eux, ils ne pouvaient plus courir ni essayer d’attraper l’écureuil. Ils étaient handicapés par leur souffle court, leur graisse, leur embonpoint. Mais ils avaient une grande expérience, et donnaient des conseils : de quel côté courir pour intercepter l’animal.

La foule ne cessait de grossir : alors, les vieux la divisèrent en détachements, en armées. Une moitié partit se mettre en embuscade, pour couper la route à la bête.

L’écureuil vit des gens déboucher au pas de course d’une ruelle avant qu’ils ne l’eussent aperçu, et il comprit tout. Il fallait descendre, parcourir une dizaine de pas et là-bas, il y aurait de nouveau les arbres du boulevard : alors, il leur montrerait de quoi il était capable, à ces chiens, à ces héros.

L’écureuil sauta à terre et s’élança droit dans la foule malgré les pierres et les bâtons qui volaient à sa suite. Puis, après s’être faufilé au milieu de ces bâtons, de ces gens – « Frappe ! Frappe ! Ne lui laisse pas le temps de souffler ! » –, l’écureuil regarda derrière lui. Toute la ville était sur lui. Une pierre le toucha au flanc, il tomba, mais se releva instantanément et s’élança. Il courut jusqu’à son salut, escalada un tronc et passa sur une branche, une branche de pin.

— Il est immortel, ce salaud !

— Maintenant, il faut aller l’encercler près de la rivière, à côté du banc de sable.

Mais ce ne fut pas nécessaire. L’écureuil ne progressait plus qu’à grand-peine de branche en branche et la foule le vit immédiatement et se mit à hurler.

L’écureuil se balança sur une branche, banda ses muscles une dernière fois et tomba en plein sur la foule qui s’égosillait.

Il y eut un mouvement, comme dans un chaudron dont l’eau arrive à ébullition et, comme pour un chaudron qu’on retire du feu, le mouvement s’apaisa et les gens commencèrent à s’éloigner de l’endroit où l’écureuil gisait dans l’herbe.

La foule se dispersa rapidement : tout le monde devait aller à son travail, chacun avait ses occupations en ville, sa vie. Mais personne ne s’en fut sans avoir jeté un coup d’œil sur le cadavre de l’écureuil, sans s’être assuré de ses propres yeux que la chasse avait été couronnée de succès et le devoir accompli.

Je me rapprochai en me frayant un chemin à travers la foule qui se dispersait : moi aussi, je m’étais égosillé, j’avais tué. J’avais donc le droit de voir comme tout le monde, comme toute la ville, toutes les classes sociales et tous les partis…

Je regardai le petit corps jaune de l’écureuil, le sang qui s’était coagulé sur ses lèvres, sa petite gueule et ses yeux qui contemplaient le ciel bleu de notre ville tranquille.

1966

Récits de la Kolyma
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