Le lieutenant-colonel Fraguine
Le directeur du Département spécial, le lieutenant-colonel Fraguine, était un officier dégradé, ex-général en chef de la milice de Moscou. Il avait lutté avec succès contre le trotskisme au cours de sa brillante carrière et avait été pendant la guerre un agent dévoué du Smerch[11]. Le maréchal Timochenko, qui détestait les Juifs, l’avait rétrogradé et lui avait proposé la démobilisation. Seul un travail dans les camps pouvait lui assurer de bonnes rations et des perspectives de promotion malgré sa dégradation. C’était le seul endroit où les héros de la guerre conservaient leur grade, leur poste et leurs privilèges. Après la guerre, ce général de la milice était donc devenu lieutenant-colonel dans les camps. Fraguine avait une famille nombreuse et, une fois dans l’Extrême-Nord, il avait dû chercher un poste lui permettant de résoudre ses problèmes familiaux de façon satisfaisante : crèche, jardin d’enfants, école, cinéma, etc.
C’est ainsi qu’il se retrouva à l’hôpital pour détenus de la Rive Gauche, non en qualité de cadre administratif, comme c’était son désir et celui des autorités, mais en tant que directeur de la KVTch, la Section culturelle et éducative. On lui avait affirmé qu’il saurait très bien assurer l’éducation des détenus. Ces affirmations étaient fondées. Tout le monde comprenait la parfaite inutilité de toutes ces sections culturelles et savait que ce poste était une sinécure, aussi la nomination de Fraguine fut-elle accueillie avec bonhomie, au pire, avec indifférence. De fait, cet élégant lieutenant-colonel grisonnant aux cheveux frisottés et au col toujours propre, qui embaumait l’eau de Cologne bon marché (mais pas de la pire qualité), était bien plus sympathique que son prédécesseur, le jeune lieutenant Jivkov.
Jivkov ne s’intéressait ni aux concerts, ni au cinéma, ni aux réunions, mais consacrait toute son énergie à ses activités amoureuses, qu’il menait d’ailleurs à bien. Séduisant célibataire dans la force de l’âge, il vivait avec deux détenues à la fois. Toutes les deux travaillaient à l’hôpital. Un hôpital, c’est comme un village perdu de la région de Tver : les secrets n’y existent pas. Tout le monde sait tout. L’une de ses compagnes était une truande rangée qui était passée chez les caves, une beauté hardie originaire de Tbilissi. Les truands avaient tenté plus d’une fois de faire entendre raison à Tamara. Tout était inutile. Elle répondait à toutes les sommations de remplir ses devoirs classiques de truande non par un silence timoré, mais par des éclats de rire et des jurons.
La seconde dulcinée de Jivkov était une infirmière estonienne, une 58, superbe blonde de type franchement allemand, exactement l’inverse de la brune Tamara. Physiquement, ces deux femmes n’avaient rien de commun. Toutes les deux accueillaient avec beaucoup de complaisance les attentions du jeune lieutenant. Jivkov était un homme généreux. À l’époque, il y avait des problèmes de ravitaillement. Les libres recevaient de la nourriture à date fixe, et Jivkov apportait toujours à l’hôpital deux colis identiques, un pour Tamara et un pour l’Estonienne. On savait qu’il s’acquittait également de ses devoirs amoureux le même jour, presque à la même heure.
Ce gentil garçon avait flanqué une raclée à un détenu devant tout le monde, mais, comme l’univers des chefs est un monde à part, supérieur, ces coups n’avaient entraîné aucune sanction. C’était lui que remplaçait le beau Fraguine aux tempes grisonnantes. Fraguine cherchait un emploi de responsable d’ISTch [Département d’information et d’investigation], troisième section, c’est-à-dire un poste dans ses cordes, mais il n’y en avait pas. Cet officier de carrière fut donc obligé de s’atteler à l’éducation culturelle des détenus. Le salaire était le même, si bien qu’il ne perdait pas au change. Le lieutenant-colonel aux tempes grisonnantes ne se lia pas avec des détenues. Pour la première fois, nous eûmes droit à la lecture des journaux à haute voix et, chose plus importante encore, nous entendîmes un témoignage sur la guerre de la bouche d’un homme qui y avait pris part lui-même.
Jusque-là, la guerre nous avait été racontée par des soldats de Vlassov, par des polizei, des maraudeurs et des collaborateurs. Nous comprenions parfaitement la différence. Et nous avions envie d’entendre un héros, un vainqueur. Ce que le lieutenant-colonel était à nos yeux. Dès la première réunion, il nous fit une conférence sur la guerre et ses stratèges. Rokossovski suscitait, bien sûr, un intérêt tout particulier. Nous avions beaucoup entendu parler de lui, depuis longtemps. Or Fraguine avait justement servi sous ses ordres au Smerch. Mais, s’il fit l’éloge de ses qualités de commandant toujours en première ligne, il ne répondit pas à la question cruciale : Rokossovski avait-il fait de la prison ? Était-il vrai que des truands avaient servi dans ses unités ? Depuis janvier 1937, depuis le jour de mon arrestation, c’était le premier récit sur la guerre que j’entendais de la bouche d’un témoin vivant. Je me souviens que je buvais chacune de ses paroles. C’était à l’été 1949, dans une importante mission forestière. Il y avait parmi les bûcherons un certain Androussenko, un blond, un commandant de tank qui avait participé à la prise de Berlin, Héros de l’Union soviétique condamné pour maraudage et pillage en Allemagne. Nous ne connaissions que trop la frontière juridique qui divise la vie d’un homme en événements d’avant et d’après l’institution d’une loi. Le même homme, pour le même comportement, est aujourd’hui un héros et demain un criminel. Lui-même ne sait pas ce qu’il est au juste.
Le lieutenant Androussenko avait été condamné à dix ans pour maraudage. Tombé sous le coup d’une loi qui venait d’être promulguée, il avait été transféré de la prison militaire soviétique de Berlin directement à la Kolyma. Avec le temps, il lui devenait de plus en plus difficile de prouver qu’il était réellement un Héros de l’Union soviétique en possession du titre et des décorations. Le nombre de faux héros ne cessait de croître. L’arrestation des aventuriers convaincus d’imposture suivait le même cours avec quelques mois de décalage. En 1949, on arrêta notre médecin-chef, un ancien combattant Héros de l’Union soviétique. Il n’était pas plus héros que médecin. Les réclamations d’Androussenko restaient sans réponse. À la différence des autres détenus refoulés à la Kolyma par la guerre, il avait conservé une coupure de presse avec sa photo, tirée d’un journal publié au front en 1945. Fraguine, en tant que représentant local de la KVTch et ancien agent du Smerch, était à même d’apprécier à sa juste valeur la sincérité d’Androussenko, et il œuvra pour sa libération.
J’ai eu toute ma vie un sens très aigu de la justice, je ne perçois pas de différence de degré entre des événements. Cet hôpital et les consonances de ces noms Fraguine, Androussenko, sont surtout liés pour moi au souvenir d’un tournoi d’échecs entre détenus organisé par Fraguine avec, accroché au mur dans le vestibule de l’hôpital, un immense tableau où s’affichaient les résultats. D’après les calculs de Fraguine, le gagnant devait être Androussenko, et il avait déjà acheté le prix, un cadeau. C’était un jeu d’échecs portatif de la taille d’un porte-cigarettes en cuir. Le directeur l’avait donné d’emblée à Androussenko sans attendre la fin du tournoi. Or, c’est moi qui ai remporté la victoire. Et je n’ai pas reçu de prix.
Portougalov essaya de faire pression sur les autorités, mais ce fut un fiasco total, et Fraguine, sortant dans le couloir pour parler aux détenus, expliqua que la KVTch n’avait pas de crédits pour l’achat d’un prix. C’était comme ça, un point c’est tout.
La guerre s’est terminée, il y a eu la victoire, la chute de Staline, le XXe Congrès, et ma ligne de vie a bifurqué. Voilà maintenant des années que je vis à Moscou, mais l’immédiat après-guerre, pour moi, est marqué par cette piqûre infligée à mon amour-propre, ce coup bas porté par Fraguine. Le souvenir de cette vétille voisine dans ma mémoire avec celui de la faim et des condamnations à mort. Il est vrai que Fraguine était capable de bien pire.
On m’affecta à la réception des malades à l’hôpital et, pour des raisons professionnelles, nos contacts devinrent plus fréquents. À cette époque, Fraguine avait été transféré de la KVTch à l’OuRTch, département de comptabilité chargé des dossiers des détenus, où il déployait son zèle et sa vigilance. J’avais à mon service un infirmier, Grinkévitch, un bon garçon qui avait visiblement échoué au camp par erreur : il venait du front, lui aussi, porté par le flot trouble des faux généraux et des truands camouflés. Sa famille avait écrit quantité de plaintes et de réclamations. Son affaire fut révisée et un beau jour, l’annulation de son jugement arriva. Au lieu de convoquer Grinkévitch au département de comptabilité pour l’en informer, le lieutenant-colonel Fraguine se présenta en personne dans mon service d’accueil et lui lut à voix haute le texte du papier qu’il avait reçu.
— Vous voyez, citoyen Chalamov, dit-il, ceux qui le méritent, on les libère ! Toutes les erreurs sont corrigées. Et ceux qui ne le méritent pas, on ne les libère pas ! Vous avez compris, citoyen Chalamov ?
— Parfaitement, citoyen directeur.
Lorsque je fus libéré en octobre 1951 grâce au décompte des journées de travail, Fraguine s’opposa avec la plus grande fermeté à ce que je reste travailler à l’hôpital en tant que travailleur libre jusqu’au printemps, jusqu’à la reprise de la navigation. Mais l’intervention de Vinokourov, à l’époque directeur de l’hôpital, régla l’affaire. Vinokourov promit de m’expédier au printemps avec un convoi et de ne pas me titulariser. Il me garderait comme employé à l’accueil jusqu’au printemps. Juridiquement, c’était possible, ce statut existait.
Les prisonniers libérés avaient droit à un voyage gratuit aux frais de l’État dans un convoi pour la Grande Terre. Voyager en tant que contractuel revenait beaucoup trop cher, le billet pour Moscou, depuis la Rive Gauche de la Kolyma, coûtait plus de trois mille roubles, sans parler des frais de nourriture : le plus grand malheur de l’homme, le principal inconvénient de son existence, c’est la nécessité de manger trois ou quatre fois par jour. Les convois, eux, étaient affouragés pendant le trajet, il y avait des cantines, des fourneaux dans des baraques de type prisons de transit. C’était parfois les mêmes, d’ailleurs. Quand on voyageait dans un sens, elles s’appelaient prisons de transit, et quand on allait dans l’autre sens, c’était des quarpostes, c’est-à-dire des postes de quarantaine. Mais les baraques étaient les mêmes, et il n’y avait aucune pancarte derrière les clôtures en fil de fer barbelé.
Bref, j’ai passé l’hiver 1951-1952 à l’hôpital en travaillant comme aide-médecin au service d’accueil, avec le statut de « libéré en instance de départ ». Au printemps, on ne m’a expédié nulle part, et le directeur de l’hôpital m’a donné sa parole qu’il me ferait partir à l’automne. Mais là non plus, on ne m’a pas fait partir.
— Tu sais, me dit un jour pendant le service notre nouveau psychiatre, le jeune docteur Chafrane, un libéral et un bavard qui partageait l’appartement du lieutenant-colonel, tu veux savoir pourquoi tu es toujours à l’hôpital et pourquoi tu n’es pas parti avec un convoi ?
— Oui, dites-le moi, Arkadi Davydovitch.
— Tu étais déjà sur les listes en automne dernier, il y avait même un véhicule prévu pour toi. Sans Fraguine, tu serais parti. Il a examiné tes papiers et il a compris qui tu étais. « Un trotskiste professionnel et un ennemi du peuple. » C’est ce qu’il y a dans ton dossier. Il est vrai que c’est un rapport de la Kolyma et non de Moscou. Mais un rapport, ce n’est pas fondé sur rien. Fraguine appartient à l’école de la capitale, il a tout de suite compris qu’ici, il fallait faire preuve de vigilance et qu’au bout du compte, il avait tout à y gagner.
— Merci de me l’avoir dit, docteur Chafrane. Je vais noter le nom de Fraguine sur mes tablettes.
— Noblesse oblige ! s’écria gaiement Chafrane. Si cette liste avait été préparée par un jeune lieutenant… Mais Fraguine est général… Vigilance de général !
— Ou bien lâcheté de général.
— La vigilance et la lâcheté, de nos jours, c’est presque la même chose… Et pas seulement de nos jours, d’ailleurs, ajouta le jeune médecin qui avait reçu une formation de psychiatre.
Je fis une demande de mise en congé et reçus la décision de Vinokourov : « licencié en conformité avec le code du travail ». De cette façon, je perdais mon statut de libéré en instance de départ ainsi que le droit à un voyage gratuit. Je n’avais pas un sou d’économie, mais bien entendu, je n’ai pas songé une seconde à revenir sur ma décision. J’étais en possession d’un passeport, quoique sans lieu de résidence. À la Kolyma, l’enregistrement ne se fait pas comme sur la Grande Terre, on appose tous les cachets après, au moment du licenciement. J’espérais recevoir à Magadane l’autorisation de partir et d’être inclus dans le convoi qui m’avait fait faux bond un an auparavant. J’ai donc exigé mes papiers, j’ai signé mon premier et unique livret de travail que j’ai conservé jusqu’à aujourd’hui, j’ai fait mes bagages, j’ai vendu tout ce qui m’était inutile (ma veste fourrée et mon oreiller), j’ai brûlé mes poèmes dans la salle de désinfection du service d’accueil, et je me suis mis en quête d’un véhicule pour Magadane. Mes recherches n’ont pas duré longtemps.
La nuit même, je fus réveillé par le lieutenant-colonel Fraguine accompagné de deux soldats. Il me prit mon passeport, le glissa avec un autre papier dans une enveloppe qu’il cacheta et confia à l’un des soldats avec un geste vague :
— Tu le livreras là-bas.
« Le », c’était moi.
Mes nombreuses années de prison m’avaient appris à respecter l’uniforme des hommes en armes, j’avais vu à l’œuvre des milliers de fois un arbitraire mille fois plus puissant. Fraguine n’était que le timide disciple d’innombrables maîtres au grade plus élevé. Je me soumis donc en silence à l’humiliation de ce coup en traître illégal et inopiné. On ne me mit pas de menottes, c’est vrai, mais on me fit comprendre assez clairement quelle était ma place et ce que représentait un ancien zéka dans notre monde qui ne plaisante pas. Une fois de plus, je refis sous escorte les cinq cents kilomètres jusqu’à Magadane que j’avais si souvent parcourus. La section de district de Magadane refusa de me prendre en charge, et le soldat se retrouva dans la rue sans savoir à qui me remettre. Je lui suggérai de me remettre au service du personnel du département sanitaire où je devais me présenter après mon licenciement. Le chef du service du personnel, dont j’ai oublié le nom, manifesta le plus grand étonnement devant ce transfert de personnel libre. Il signa néanmoins une décharge au soldat, me remit mon passeport, et je sortis dans la rue, sous la pluie grise de Magadane.
1973