Oraison funèbre
Ils sont tous morts…
Mort, Nikolaï Kazimirovitch Barbé, le camarade qui m’avait aidé à retirer une énorme pierre de mon puits étroit, le chef de brigade fusillé pour n’avoir pas rempli la norme sur le secteur où travaillait sa brigade, et après avoir été dénoncé par le jeune chef de secteur, le communiste Arm. Ce dernier fut décoré en 1938 et, plus tard, il devint directeur du gisement, chef de la Direction : il fit une belle carrière, Arm. Nikolaï Kazimirovitch Barbé avait une chose à laquelle il tenait comme à la prunelle de ses yeux : une écharpe bleue en véritable poil de chameau, longue et chaude. Elle lui fut volée aux bains : des voleurs la prirent alors qu’il avait le dos tourné, et voilà tout. Le lendemain, Barbé eut les joues gravement gelées, les plaies n’eurent pas le temps de cicatriser, il mourut avant…
Mort, Ioska Rioutine. Il faisait équipe avec moi, c’est que les autres travailleurs ne voulaient pas de moi. Ioska, lui, m’acceptait. Il était plus fort, plus adroit que moi. Mais il comprenait parfaitement pourquoi on nous avait amenés ici. Et il ne m’en voulait pas de mal travailler. À la fin, le surveillant-chef – en 1937, au gisement, cette fonction existait, comme du temps des tsars – avait ordonné qu’on me donne une tâche individuelle (j’y reviendrai par la suite[1]). Et Ioska travailla avec un autre partenaire. Nous avions des places voisines à la baraque et je m’éveillai une fois en sursaut, heurté par le geste maladroit d’une créature de cuir qui sentait le mouton : debout dans le passage étroit séparant les châlits, elle me tournait le dos ; elle était en train de réveiller mon voisin.
— Rioutine ! Habille-toi !
Ioska commença à s’habiller en hâte, et celui qui sentait le mouton à fouiller ses effets peu nombreux. Ce peu comprenait un jeu d’échecs que l’homme de cuir mit de côté.
— Il est à moi, s’empressa de dire Rioutine, c’est mon bien. Je l’ai payé.
— Et alors ? dit la peau de mouton.
— Laissez-le.
La peau de mouton éclata de rire. Enfin, lasse de rire, elle essuya son visage avec sa manche de cuir et déclara :
— Tu n’en auras plus besoin.
Mort, Dmitri Nikolaïevitch Orlov, l’ancien adjoint de Kirov. La nuit, nous sciions du bois ensemble au gisement et, le jour, au fournil, car on nous confiait la scie. Je me souviens très bien du regard critique dont nous avait gratifiés le magasinier chargé des outils en nous remettant la scie, une scie à lame libre, tout à fait ordinaire.
— Voilà, mon vieux, avait-il dit. (On nous disait à tous « mon vieux » à l’époque, pas comme vingt ans plus tard.) Tu es capable d’affûter une scie ?
— Bien sûr, s’était empressé de dire Orlov. Vous avez une pince à affiler ?
— Tu le feras à la hache, avait répondu le magasinier, voyant qu’il avait affaire à des gens qui s’y connaissaient, pas comme ces intellectuels à la noix.
Orlov marchait sur le sentier, voûté, les mains dans ses manches. Il portait la scie sous le bras.
— Attendez un peu, Dmitri Nikolaïevitch, dis-je en le rattrapant au pas de course. Je ne sais pas comment m’y prendre, moi. Je n’ai jamais affûté de scie.
— Je pense, affirma-t-il d’un ton pontifiant, que tout homme qui a fait des études supérieures doit être capable d’affiler une scie.
Je tombai d’accord avec lui.
Mort, l’économiste Sémione Alexeïevitch Cheïnine, un homme bon. Il mit longtemps à comprendre ce qu’on faisait de nous, mais à la fin, ce fut clair pour lui et il attendit tranquillement la mort. Ce n’était pas le courage qui lui manquait. Un jour, j’avais reçu un colis – qui me fut remis, événement rarissime – dans lequel il y avait des bottes d’aviateur en feutre et rien d’autre. Comme nos proches connaissaient mal nos conditions de vie ! Je savais très bien qu’on allait me voler les bottes, qu’on me les prendrait dès la première nuit. Je les vendis cent roubles au contremaître Andreï Boïko avant même d’avoir quitté le poste de garde. Les bottes en valaient sept cents, mais c’était une transaction avantageuse. Je pouvais m’acheter cent kilos de pain, bon, mettons, pas cent kilos, mais j’avais aussi de quoi me procurer du beurre et du sucre. La dernière fois que j’en avais mangé, c’était en prison. J’achetai un kilo entier de beurre au magasin. Je me rappelais que le beurre était bon pour la santé. Ce beurre me coûta quarante et un roubles. Je l’achetai dans la journée – je travaillais de nuit – et je courus chez Cheïnine (nous étions dans des baraques différentes) pour fêter l’arrivée du colis.
Sémione Alexeïevitch fut bouleversé, ravi :
— Pourquoi moi ? De quel droit, marmonnait-il terriblement ému. Non, non, je ne peux pas…
Je réussis à le convaincre et, tout heureux, il courut chercher de l’eau bouillante.
Au même moment, un coup terrible s’abattit sur ma tête, me faisant tomber par terre.
Je me relevai d’un bond : le sac avec le beurre et le pain avait disparu. À côté du châlit, il y avait un rondin long d’un mètre, du bois de mélèze : c’est avec cela qu’on m’avait frappé. Tout le monde riait autour de moi. Cheïnine arriva en courant avec son eau bouillante. Des années plus tard, je ne pouvais penser à ce vol sans une terrible émotion, presque un choc. Sémione Alexeïevitch, lui, est mort.
Mort, Ivan Iakovlévitch Fédiakhine. Nous avions voyagé dans le même train, le même bateau. Nous nous étions retrouvés au même gisement, dans la même brigade. C’était un philosophe, un paysan de Volokolamsk qui avait organisé le premier kolkhoze de Russie. Les premiers kolkhozes, on le sait, ont été montés par des SR dans les années vingt et le groupe Tchaïanov-Kondratiev[2] représentait leurs intérêts en haut lieu. Ivan Iakovlévitch était justement un SR de la campagne, un représentant de ce parti qui avait obtenu un million de voix aux élections de 1917. Et c’est justement pour avoir organisé le premier kolkhoze qu’il avait été condamné à cinq ans de détention.
Un jour, au tout début, pendant notre premier automne à la Kolyma, en 1937, nous travaillions ensemble au tombereau : nous faisions partie de la fameuse chaîne du gisement. Il y avait deux tombereaux dételables, et le temps que le palefrenier en conduise un au dispositif de lavage, deux travailleurs arrivaient à peine à remplir l’autre. Nous n’avions pas le temps de fumer, d’ailleurs ce n’était pas autorisé par les gardiens. En revanche, notre palefrenier, lui, fumait une énorme cigarette roulée avec près d’un demi-paquet de gros gris – il y en avait encore à l’époque – et il nous laissait en tirer une bouffée au bord de la tranchée.
Le palefrenier, c’était Michka Vavilov, ancien adjoint du trust Promimport[3] ; Fédiakhine et moi étions haveurs.
Nous bavardions, tout en jetant le terril dans le tombereau, sans nous presser. Je racontai à Fédiakhine que la norme quotidienne imposée aux décembristes à Nertchinsk, d’après les Souvenirs de Maria Volkonskaïa[4], était de trois pouds de minerai par personne.
— Et notre norme à nous, Vassili Pétrovitch, elle pèse combien ? demanda Fédiakhine.
Je fis le calcul : huit cents pouds environ.
— Eh bien, Vassili Pétrovitch, voyez comme les normes ont augmenté…
Plus tard, pendant la famine de l’hiver, je me procurais du tabac, j’en quémandais, je l’amassais, j’en achetais, puis je l’échangeais contre du pain. Fédiakhine n’approuvait pas mon « commerce ».
— Ça ne vous va pas, Vassili Pétrovitch, vous ne devriez pas le faire.
La dernière fois que je le vis, c’était en hiver, près du réfectoire. Je lui donnai six tickets de repas que j’avais touchés le jour même pour avoir travaillé comme copiste la nuit au bureau. Ma belle écriture m’aidait parfois. Les tickets allaient être perdus, il y avait un tampon avec la date. Fédiakhine prit les repas. Attablé, il versait la lavasse d’une écuelle dans l’autre : la soupe était très liquide et il n’y avait pas la moindre trace de gras à la surface… La bouillie-shrapnell, les six portions, ne remplissait pas une écuelle. Fédiakhine n’avait pas de cuillère et il léchait la bouillie. Et il pleurait…
Mort, Derfel. C’était un communiste français qui avait aussi connu les carrières de Cayenne. En plus de la faim et du froid, il endurait des souffrances morales : il ne voulait pas croire qu’il avait échoué ici, dans un bagne soviétique, lui, un membre du Komintern. Son horreur aurait été moins grande s’il avait été seul. Mais c’était aussi le cas de tous ceux qui étaient arrivés avec lui, qui vivaient et mouraient avec lui. C’était un homme faible, de petite taille ; les coups étaient déjà à la mode… Un jour, le chef de brigade le frappa : un simple coup de poing de routine, pour ainsi dire, mais Derfel tomba et ne se releva pas. Il fut parmi les premiers à mourir, parmi les plus chanceux. À Moscou, il avait travaillé comme rédacteur à l’agence TASS[5]. Il connaissait très bien le russe.
« À Cayenne aussi, c’était dur, me dit-il un jour. Mais ici, c’est très dur. »
Mort, Fritz David. C’était un communiste hollandais, membre du Komintern accusé d’espionnage. Il avait de magnifiques cheveux bouclés, des yeux d’un bleu profond et une bouche au tracé enfantin. Il connaissait à peine le russe. La baraque où je le rencontrai était tellement bondée qu’on pouvait y dormir debout. Nous étions côte à côte ; Fritz me sourit et ferma les yeux.
L’espace sous les châlits était rempli de gens ; il fallait attendre pour s’accroupir, s’asseoir sur ses talons, puis s’appuyer à un châlit, un poteau, un corps humain – et s’endormir. J’attendais les yeux fermés. Soudain, près de moi, quelque chose s’effondra. Mon voisin, Fritz David, était tombé. Il se releva très embarrassé.
— Je m’étais endormi, dit-il, effrayé.
Ce Fritz David fut le premier homme de notre transfert à recevoir un colis. Sa femme le lui avait envoyé de Moscou. Il contenait un costume de velours, une chemise de nuit et une grande photographie représentant une belle femme. C’est vêtu de ce costume qu’il s’était accroupi, près de moi.
— J’ai faim, dit-il en souriant, en rougissant. J’ai très faim. Apportez-moi quelque chose à manger.
Fritz David devint fou et on l’emmena je ne sais où.
Dès la première nuit, on lui vola sa chemise de nuit et la photo.
Quand je racontais cette histoire plus tard, j’étais toujours indigné, révolté. Qui avait besoin, et dans quel but, de la photo d’une femme inconnue ?
— Vous non plus, vous ne savez pas tout, me dit un jour un interlocuteur malin. C’est facile à deviner. La photo, les truands l’ont volée pour une « séance », comme ils disent. Pour se masturber, mon naïf ami…
Mort, Sérioja Klivanski, mon camarade de première année à l’Université que j’avais rencontré vingt ans plus tard dans une cellule de transit à la prison des Boutyrki. Il avait été exclu du Komsomol en 1927 à cause d’un exposé sur la révolution chinoise qu’il avait fait au cercle d’actualité politique. Il parvint à terminer ses études et travailla comme économiste au Gosplan, mais la situation changea et il dut partir. Il passa le concours pour entrer à l’orchestre du théâtre Stanislavski et fut deuxième violon jusqu’à son arrestation en 1937. C’était un sanguin, un blagueur : son sens de l’humour ne le quitta jamais. Ni son intérêt pour la vie et ses événements.
Dans la cellule de transit, nous étions tous presque nus, nous nous aspergions d’eau froide et dormions par terre. Il fallait être héroïque pour rester sur les châlits. Et Klivanski de plaisanter : « C’est la torture au bain de vapeur. Après, dans le Nord, on nous soumettra à la torture du gel. »
La prédiction était juste, mais ce n’était pas le geignement d’un froussard. À la mine, Klivanski resta gai et sociable. Il s’efforçait d’apprendre le jargon des truands et s’amusait comme un enfant en prononçant des expressions d’argot avec l’intonation voulue. « Et maintenant, je crois que je vais gonfler un peu », disait Sérioja en grimpant sur le châlit du haut.
Il aimait la poésie et, en prison, il récitait souvent des vers, de mémoire. Au camp, il n’en récita plus.
Il partageait jusqu’à son dernier morceau ou, plus exactement, il partageait encore… Cela veut dire qu’il ne vécut pas jusqu’au moment où plus personne n’eut de dernier morceau, où plus personne ne partagea plus rien.
Mort, le chef de brigade Dioukov. Je ne connais pas son prénom, je ne l’ai jamais su. Il faisait partie des droit commun, il n’avait rien à voir avec l’article 58. Dans d’autres camps, sur le continent, il avait été ce que l’on appelle « chef du collectif », et ce n’était pas par romantisme : il avait décidé de « prendre des responsabilités ». Il arriva pendant l’hiver et, dès la première réunion, il prononça un discours étonnant. Les droit commun étaient autorisés à se réunir, puisque ceux qui avaient commis des crimes dans la vie courante ou dans leur travail, tout comme les voleurs récidivistes, étaient considérés comme des « amis du peuple » qu’il fallait rééduquer et non châtier. À l’inverse des « ennemis du peuple », les gens condamnés selon l’article 58. Plus tard, quand on appliqua l’alinéa 14 de l’article 58 aux récidivistes – le « sabotage » (pour refus de travailler) –, tout le paragraphe 14 fut séparé de l’article 58 et débarrassé de maintes mesures punitives de longue durée. On a toujours tenu les récidivistes pour des « amis du peuple », jusque dans la célèbre amnistie de Béria en 1953[6]. Des centaines de milliers de sacrifiés au nom d’une théorie, de « l’élastique » de Krylenko[7] et de la sempiternelle « refonte ».
Au cours de cette première réunion, Dioukov proposa de prendre une brigade de 58 sous ses ordres : d’ordinaire, les chefs des brigades de « politiques » étaient aussi des politiques. Dioukov n’était pas un mauvais gars. Il savait que les paysans travaillaient très bien au camp, mieux que les autres détenus, et il se rappelait qu’il y avait beaucoup de paysans parmi les 58. Il fallait y voir la marque d’une sagesse particulière de Iéjov[8] et de Béria, qui avaient compris que les intellectuels étaient de piètres travailleurs et que, par conséquent, les camps risquaient de manquer leur objectif économique, alors qu’ils s’étaient acquittés de leur tâche politique. Mais Dioukov ne se livrait pas à d’aussi hautes réflexions et il est peu probable qu’il ait pensé à quoi que ce soit, si ce n’est aux capacités de travail des gens. Il se choisit une brigade composée uniquement de paysans, et se mit au travail. C’était au printemps 1938. Les paysans de Dioukov avaient connu l’hiver de famine 1937-1938. Dioukov n’avait jamais accompagné sa brigade aux bains. Sinon, il aurait compris depuis longtemps de quoi il retournait.
Ils travaillaient plutôt bien, il eût fallu simplement mieux les nourrir. Mais les autorités refusèrent tout net d’accéder à cette demande de Dioukov. La brigade affamée remplissait héroïquement la norme, travaillant au-delà de ses forces. Alors tous se mirent à falsifier les résultats de Dioukov : les métreurs, les normeurs, les surveillants, les chefs de chantier… Il commença à se plaindre, à protester avec de plus en plus de véhémence, mais le rendement de la brigade ne cessa de diminuer, les rations aussi. Dioukov s’adressa aux autorités supérieures, lesquelles ordonnèrent aux « Organes » de mettre la brigade de Dioukov, avec son chef, sur les fameuses listes. Ce qui fut appliqué ; et ils furent tous fusillés dans la célèbre Serpentine.
Mort, Pavel Mikhaïlovitch Khvostov. Le plus affreux chez les hommes qui meurent de faim, c’est leur comportement. Il ressemble tout à fait à celui des individus sains, et en même temps c’est une semi-folie. Les affamés défendent toujours férocement la justice (s’ils ne sont pas trop affamés, trop épuisés). Ce sont d’éternels querelleurs, de fieffés bagarreurs. Dans la vie ordinaire, sur mille conflits, même les plus violents, un seul dégénère en bagarre. Les affamés, eux, se battent sans cesse. Les disputes éclatent pour les motifs les plus saugrenus, les plus inattendus : « Pourquoi tu t’es servi de mon pic ? Pourquoi t’as pris ma place ? » Les petits trapus cherchent à faire un croc-en-jambe à l’adversaire. Les plus grands se laissent tomber pour écraser l’adversaire sous leur poids, puis le griffer, le battre, le mordre… Les coups sont faibles, ils ne font pas mal, ils ne sont pas mortels. Les conflits sont trop fréquents pour intéresser les voisins. On ne sépare pas les adversaires.
C’était le cas de Khvostov. Il se bagarrait tous les jours, à la baraque aussi bien que dans la profonde tranchée de dérivation que creusait notre brigade. C’était une de mes connaissances d’hiver : je n’avais jamais vu la couleur de ses cheveux. Il avait une chapka à oreillettes en fourrure blanche, déchirée. Ses yeux étaient sombres, brillants : des yeux affamés. Je récitais parfois des vers et il me regardait comme si j’étais cinglé.
Une fois, il se mit à cogner furieusement la pierre de la tranchée avec son pic. Le pic était lourd, Khvostov cognait à la volée, pratiquement sans s’interrompre. Sa force m’étonna. Il y avait longtemps que nous étions ensemble, que nous étions affamés. Puis le pic tomba avec un tintement. Je me retournai. Debout, jambes écartées, Khvostov titubait. Ses genoux plièrent. Il s’effondra et tomba face contre terre. Il tendit les bras, très loin devant, il portait ses moufles qu’il reprisait tout seul chaque soir. La peau se découvrit ; il avait des tatouages sur les avant-bras. Pavel Mikhaïlovitch était capitaine au long cours.
Roman Romanovitch Romanov est mort sous mes yeux. Dans le temps, il avait été pour nous quelque chose comme commandant de compagnie ; il distribuait les colis, veillait à ce que la zone du camp fût propre, en un mot, il avait une place tellement privilégiée que nous autres, les 58, les « siglards » comme disent les truands, ou les « sigles » selon l’expression utilisée par les hauts gradés du camp, ne pouvions même pas en rêver. Nos rêves n’allaient pas au-delà d’un travail de blanchisseur aux bains ou de couturier-ravaudeur de nuit. Tout nous était interdit par les « directives spéciales » de Moscou – tout, sauf la pierre. Il y avait un papier en ce sens dans le dossier pénitentiaire de chacun. Roman Romanovitch, lui, avait accédé à cette fonction inaccessible. Et il en maîtrisa très vite les secrets : il apprit à ouvrir les colis pour faire tomber le sucre, à casser un pot de confiture ou à faire rouler des morceaux de sucre ou des fruits secs sous les châlits. Roman Romanovitch assimila rapidement toute cette science et cessa de nous compter parmi ses camarades. Il s’en tint à une attitude officielle et se conduisit comme un représentant poli de ces autorités suprêmes avec lesquelles nous ne pouvions avoir aucun contact personnel. Il ne nous conseilla jamais rien. Il se contenta de donner des explications : on peut envoyer une lettre par mois ; on distribue les colis de huit à dix heures du soir à la Direction du camp… Nous ne le jalousions pas, nous étions simplement étonnés. Apparemment, il avait bénéficié d’une relation personnelle, un peu par hasard. D’ailleurs, il ne fut pas longtemps commandant de compagnie : deux mois en tout et pour tout. Avait-on procédé au contrôle du personnel (on le faisait de temps en temps, et obligatoirement à la fin de l’année) ou quelqu’un l’avait-il « soufflé », pour utiliser le langage imagé du camp ? Quoi qu’il en soit, Roman Romanovitch disparut. C’était un militaire, un colonel, je crois. Or voilà que, quatre ans plus tard, je me retrouvai à la mission de vitamines, où l’on ramassait des aiguilles de pin nain, l’unique plante à feuilles persistantes. On les transportait à plusieurs centaines de verstes au combinat de vitamines. On les y cuisait et elles se transformaient en un mélange collant de couleur marron, au goût et à l’odeur insupportables. On le mettait en tonneaux et on l’expédiait dans les camps. La médecine locale de l’époque y voyait un remède contre le scorbut, accessible à tous et obligatoire. Le scorbut faisait rage, associé à la pellagre et autres avitaminoses. Or, tous ceux qui avaient eu l’occasion d’absorber ne serait-ce qu’une goutte de cet horrible breuvage préféraient mourir plutôt que se soigner avec une telle saleté. Mais on avait reçu des ordres, et un ordre, c’est un ordre ; celui qui n’avait pas avalé son médicament n’avait pas droit au repas. Il y avait un planton avec une petite puisette spéciale. On ne pouvait entrer à la cantine sans passer par le distributeur de pin nain, et tout ce que le prisonnier chérissait particulièrement – le repas, la nourriture – était irrémédiablement gâché par cet apéritif obligatoire. Cela dura dix ans…
Les médecins un peu plus compétents s’indignaient : comment la vitamine C aurait-elle pu se conserver dans cette masse visqueuse alors qu’elle est extrêmement sensible au moindre changement de température ? Le traitement ne donnait aucun résultat, mais on continuait de distribuer l’extrait. Ici même, tout près du bourg, il y avait beaucoup d’églantiers. Nul, cependant, n’osait en ramasser les baies : les ordres ne les mentionnaient pas. Et ce n’est que bien plus tard, après la guerre, en 1952, je crois, qu’arriva une lettre – émanant, cette fois encore, de la médecine locale – qui interdisait complètement la distribution d’extrait de pin nain, qualifié d’agent destructeur des reins. On ferma le combinat de vitamines. Mais, au moment où je rencontrai Romanov, la cueillette du pin nain battait son plein. C’étaient les crevards qui en ramassaient : les déchets des mines, les rebuts des gisements aurifères – des semi-invalides et des affamés chroniques. Trois semaines dans un gisement suffisaient à transformer un homme sain en invalide : la faim, le manque de sommeil, un travail pénible et prolongé, les coups. On remplaçait l’ancien contingent par un nouveau et Moloch dévorait… À la fin de la saison, il ne restait plus personne dans la brigade d’Ivanov, hormis le chef. Les autres étaient à l’hôpital, « sous terre » ou aux missions de vitamines, où l’on ne distribuait de nourriture qu’une fois par jour et où la ration quotidienne de pain n’excédait pas six cents grammes. Cet automne-là, Romanov et moi ne travaillions pas à la cueillette des aiguilles. Nous étions à la construction. Nous construisions un gîte pour l’hiver : l’été, nous vivions sous des tentes déchirées.
Nous avions délimité la surface en comptant les pas, les piquets étaient posés, nous plantions une palissade sur deux rangs. On remplissait l’espace entre les deux rangs avec de la mousse gelée et de la terre. À l’intérieur, il y avait un seul niveau de châlits constitués de perches. Au milieu se dressait un poêle métallique. Pour chaque nuit, on nous donnait une provision de bûches calculée empiriquement. Mais nous n’avions ni hache ni scie : ces instruments très coupants étaient conservés par les soldats de la garde qui vivaient dans une tente à part, calfeutrée de l’intérieur et recouverte de contre-plaqué. On ne distribuait les scies et les haches que le matin, au moment d’aller au travail. Tout ça parce que, à la mission de vitamines voisine, quelques criminels avaient attaqué leur chef de brigade. Les truands ont un sens de la mise en scène très poussé, le théâtre fait partie de leur vie, ils n’ont rien à envier à Evreïnov[9]. Décidés à tuer le chef de brigade, ils applaudirent la proposition de le décapiter lancée par l’un d’entre eux. On lui scia la tête avec une scie passe-partout ordinaire. Depuis, les détenus n’avaient plus le droit de garder les scies et les haches la nuit. Pourquoi la nuit ? Personne n’a jamais cherché de logique dans les ordres.
Comment couper le bois pour faire entrer les bûches dans le poêle ? On cassait les plus minces à coups de pied. Quant aux plus grosses, on introduisait dans l’ouverture du poêle brûlant l’extrémité la plus fine et elles brûlaient petit à petit. La nuit, on les enfonçait plus profondément : il se trouvait toujours quelqu’un pour y veiller. La petite porte du poêle restée ouverte était notre seul éclairage. Tant que la neige n’était pas tombée, le vent soufflait à travers notre cabane, mais nous amassâmes un tas de neige tout autour des murs, l’arrosâmes d’eau et notre maison d’hiver fut prête. En guise de porte, nous avions suspendu un morceau de bâche.
C’est là, dans ce hangar, que je retrouvai Roman Romanovitch. Il ne me reconnut pas. Il était vêtu comme une « flammèche », ainsi que disaient les truands, et ils visaient toujours juste : des lambeaux de coton dépassaient de son blouson matelassé, de son pantalon et de son bonnet. Il avait dû courir plus d’une fois, sans doute, chercher « une petite braise » pour allumer la cigarette d’un truand… Ses yeux brillaient de faim, ses joues étaient aussi rouges qu’autrefois, mais elles ne faisaient plus penser à des ballons : elles s’étaient creusées. Allongé dans un coin, Roman Romanovitch aspirait bruyamment l’air. Son menton se soulevait et s’abaissait.
— Il n’en a plus pour longtemps, dit Denissov, son voisin. Il a de bons chiffons aux pieds.
Et, après avoir retiré les bottes du mourant avec beaucoup d’adresse, il débarrassa ses pieds des solides bandes provenant d’une couverture déchirée.
— Voilà ! dit-il en me regardant d’un air menaçant, mais cela m’était égal.
Au moment où nous nous mettions en rangs pour aller au travail, on sortit le corps de Romanov. Sa chapka avait disparu aussi. Les pans de son caban déboutonné traînaient par terre.
Est-il mort, Volodia Dobrovoltsev, le pointiste ? Pointiste ? C’est un travail ou une nationalité ? C’était un travail qui suscitait la jalousie dans les baraques des 58. (Des baraques à part pour les politiques dans un camp où il y avait aussi des baraquements de droit commun et de criminels récidivistes, derrière les mêmes barbelés, une mauvaise plaisanterie, bien sûr. Cela ne protégeait personne contre les attaques de la racaille et les règlements de comptes sanglants.)
Le « point », c’est un tuyau métallique qui crache de la vapeur brûlante. La vapeur réchauffe la roche pierreuse, le cailloutis gelé ; de temps en temps, le travailleur extrait la pierre réchauffée à l’aide d’une cuillère métallique grande comme la main et munie d’un manche de trois mètres.
On considérait que c’était un travail qualifié, car le pointiste devait ouvrir et fermer les robinets de vapeur bouillante qui provenait d’une chaufferie, d’un appareil à vapeur primitif. Être bouilleur, c’était encore mieux qu’être pointiste. La plupart des 58, fussent-ils ingénieurs-mécaniciens, ne pouvaient même rêver d’un tel travail. Ce n’était pas une question de qualification. Par hasard, parmi un millier d’hommes, on avait choisi Volodia pour ce travail. Il en fut métamorphosé. Il n’avait plus à se demander comment il allait pouvoir se réchauffer, l’éternelle pensée… Le froid glacial ne le transperçait pas, il n’empêchait pas son cerveau de fonctionner. Le tuyau brûlant le sauvait. Voilà pourquoi tout le monde enviait Dobrovoltsev.
On racontait qu’il n’était pas devenu pointiste sans raison : c’était la preuve qu’il était un informateur, un espion… Évidemment, les truands disaient toujours : « Si on a travaillé comme infirmier au camp, c’est qu’on a bu le sang des travailleurs » ; et les gens savaient ce que valaient ces jugements : la jalousie est mauvaise conseillère. Volodia grandit soudain à nos yeux, comme si un remarquable violoniste s’était tout à coup révélé parmi nous. Dobrovoltsev partait tout seul, sa fonction l’exigeait ; en franchissant le poste de garde pour quitter le camp, il ouvrait le guichet et criait son matricule – « Vingt-cinq ! » – d’une voix forte et joyeuse : nous avions perdu l’habitude de tout cela depuis longtemps.
Parfois, il travaillait près de notre front de taille. Comme nous le connaissions, chacun courait à tour de rôle se réchauffer près du tuyau. Celui-ci avait un pouce et demi d’épaisseur, on pouvait le saisir à pleines mains, le serrer dans son poing, on sentait la chaleur se répandre dans tout le corps, on n’avait plus la force de s’en arracher pour retourner au front de taille, dans le froid…
Volodia ne nous chassait pas comme les autres pointistes. Il ne nous disait jamais rien ; je sais pourtant qu’il était interdit au pointiste de laisser les détenus se chauffer près du tuyau. Il était debout, environné d’un épais nuage de vapeur blanche. Ses vêtements étaient gelés. Le moindre fil de son caban étincelait comme une aiguille de cristal. Il ne nous parlait jamais : apparemment, le prix de ce travail était tout de même très élevé.
Le soir de Noël, cette année-là, nous étions assis près du poêle. À l’occasion de la fête, ses flancs métalliques étaient plus rouges que d’ordinaire. Nous étions très sensibles à toute différence de température. Assis derrière le poêle, nous sentions le sommeil et le lyrisme nous gagner…
— Que diriez-vous, les gars, si on nous laissait rentrer chez nous ? C’est qu’il peut y avoir des miracles… dit le palefrenier Glébov, ancien professeur de philosophie, connu dans notre baraque pour avoir oublié le nom de sa femme le mois précédent. Seulement attention, dites la vérité, hein !
— Rentrer à la maison ?
— Oui.
— Je vais dire la vérité, répondis-je. Je préférerais la prison. Je ne plaisante pas. Je ne voudrais pas retrouver ma famille maintenant. Là-bas, ils ne me comprendront jamais, ils ne peuvent pas. Tout ce qui leur paraît important, je sais que c’est du vent. Ce qui est important pour moi, le peu qui m’est resté, ils ne peuvent le comprendre ni le partager. Je leur apporterais un effroi supplémentaire, une peur de plus parmi les milliers de peurs dont leur vie est faite. Ce que j’ai connu, un homme ne devrait pas le connaître, ni même savoir que cela existe… La prison, c’est autre chose. La prison, c’est la liberté. C’est le seul endroit où les gens disent sans crainte ce qu’ils pensent. Où ils se reposent moralement. Physiquement aussi, parce qu’ils ne travaillent pas. Là-bas, chaque heure d’existence a un sens.
— Eh bien, tu nous en diras tant ! fit l’ex-professeur de philosophie. C’est parce qu’on ne t’a pas battu pendant l’instruction. Ceux qui sont passés par la méthode numéro trois ne sont pas de cet avis.
— Bon, et toi, Piotr Ivanytch, qu’en dis-tu ?
Piotr Ivanovitch Timofeïev, ex-directeur d’un trust de l’Oural, sourit et fit un clin d’œil à Glébov :
— Moi, je rentrerais à la maison, chez ma femme, Agnia Mikhaïlovna. J’achèterais du pain de seigle, une miche ! Je ferais de la bouillie de magar, un seau ! De la soupe de sarrasin, un seau aussi ! Et je mangerais tout ça. Pour la première fois de ma vie, j’en mangerais à satiété ; quant aux restes, j’obligerais Agnia Mikhaïlovna à les finir.
— Et toi ? demanda Glébov à Zvonkov, un haveur de notre équipe, paysan de la région de Iaroslavl ou de Kostroma dans sa première vie.
— J’irais chez moi, répondit Zvonkov sérieusement, sans sourire. Je crois que je ne quitterais plus ma femme d’un pas. Je la suivrais partout, partout. Seulement voilà, on m’a désappris à travailler ici ; j’ai perdu l’amour de la terre. Enfin, je trouverais bien quelque chose…
— Et toi ? La main de Glébov toucha le genou de notre chef de baraque.
— J’irais tout droit au comité régional du parti. Là-bas, je me souviens, il y avait un tas de mégots par terre…
— Blagues à part…
— Je suis sérieux.
Je vis soudain qu’un seul n’avait pas encore répondu : Volodia Dobrovoltsev. Il redressa la tête sans attendre la question. La lueur des braises rougeoyantes qui venait de la porte du poêle restée ouverte lui tombait directement dans les yeux : ils étaient vifs et profonds.
— Eh bien moi, sa voix était calme et lente, je voudrais être un tronc. Un tronc humain, vous comprenez ? Sans bras ni jambes. Alors je trouverais la force de leur cracher à la gueule pour tout ce qu’ils font de nous…
1960