Le mollah tatare et l’air pur
Il faisait une telle chaleur dans la cellule qu’on n’y apercevait pas une seule mouche. Les énormes fenêtres aux croisées métalliques étaient grandes ouvertes, mais cela n’apportait aucun soulagement car l’asphalte brûlant de la cour renvoyait des vagues d’air chaud vers le haut : il faisait malgré tout plus frais que dehors. On s’était débarrassés de tous nos vêtements et des centaines de corps nus, suant à grosses gouttes et exhalant une lourde chaleur humide, se tournaient et se retournaient par terre : il faisait trop chaud sur les châlits. Aux appels des commandants, les détenus se mettaient en rangs, vêtus de leurs seuls caleçons ; ils restaient une heure dans les latrines à s’asperger d’eau froide aux lavabos. Mais cela n’avait pas d’effet durable. Ceux qui logeaient sous les châlits se retrouvaient tout à coup les détenteurs des meilleures places. Il fallait se préparer à gagner les « lointains campements » et on plaisantait, lugubrement, comme toujours en prison, en prédisant, après la torture par la vapeur, la torture par le gel.
Un mollah tatare, un détenu en cours d’instruction pour la célèbre affaire de la « Grande Tatarie[36] » dont nous eûmes connaissance bien avant que les journaux y fassent allusion, un homme sanguin et solide de soixante ans, à la poitrine puissante recouverte de poils gris, aux yeux ronds et sombres et au regard vif, disait, tout en essuyant sans cesse son crâne chauve et luisant à l’aide d’un chiffon mouillé :
— Le tout, c’est qu’ils ne me fusillent pas. S’ils me collent dix ans, c’est une bagatelle. Ce genre de peine ne fait peur qu’à ceux qui veulent vivre jusqu’à quarante ans. Moi, je veux vivre jusqu’à quatre-vingts.
En rentrant de promenade, ce mollah grimpait au cinquième étage sans être essoufflé.
— Si j’écope de plus de dix ans, disait-il poursuivant sa réflexion, en prison, je tiendrai le coup encore vingt ans. Mais si c’est au camp… – le mollah s’interrompit –, à l’air pur, je tiendrai dix ans.
Je me souviens de ce mollah intelligent et alerte aujourd’hui, en relisant les Souvenirs de la maison des morts[37]. Le mollah savait ce qu’était « l’air pur ».
Morozov[38] et Figner[39] ont passé vingt-cinq ans à la forteresse Pierre-et-Paul, soumis au régime de prison le plus sévère, et ils en sont sortis parfaitement capables de travailler. Véra Nikolaïevna a trouvé sans grande difficulté la force d’œuvrer encore pour la révolution, puis elle a écrit des Mémoires en plusieurs tomes sur les horreurs subies ; quant à Nikolaï Alexandrovitch, il a rédigé nombre de travaux scientifiques qui le firent connaître (dont la majeure partie avait été écrite en forteresse) et épousa une lycéenne par amour.
Au camp, pour qu’un homme jeune et en pleine santé qui commençait sa carrière au front de taille en hiver, à l’air pur, se transforme en « crevard », il suffisait de vingt à trente jours de travail, avec des horaires quotidiens de seize heures, sans jours de repos, une faim constante, des habits en lambeaux et des nuits passées sous une tente en grosse toile déchirée par un froid de moins soixante degrés à l’extérieur ; il y avait en plus les coups des contremaîtres, des starostes, qui étaient des truands, et de l’escorte. Ces délais ont été vérifiés plus d’une fois. Des brigades qui commençaient la saison de l’or et portaient le nom de leur chef, il ne restait plus un seul homme à la fin de la saison, à l’exception de ce chef, du chef de baraque et de quelques amis personnels du chef de brigade. L’effectif de l’équipe changeait plusieurs fois durant l’été. La taille aurifère rejetait sans cesse les déchets de la production à l’hôpital, dans les brigades dites de rétablissement, dans les centres d’invalides ou dans les fosses communes.
La saison de l’or commence le 15 mai et se termine le 15 septembre : elle dure quatre mois. Quant au travail d’hiver, n’en parlons pas. L’été, les équipes principales des fronts de taille sont formées de gens nouveaux qui n’ont jamais encore passé l’hiver ici.
Les détenus qui avaient pris connaissance de leur condamnation aspiraient à quitter la prison pour le camp. Là-bas, il y aurait le travail, le bon air de la campagne, des libérations anticipées, la possibilité de correspondre, des colis de la famille, de l’argent. L’homme croit toujours au meilleur. Près des fentes de la porte du wagon à bestiaux qui nous emportait vers l’Extrême-Orient, il y avait jour et nuit des détenus en transit qui se bousculaient pour respirer avec délices l’air calme du soir, un air frais, imprégné de l’odeur des fleurs des champs et mis en branle par la marche du train. Cet air ne ressemblait en rien à l’atmosphère viciée de la cellule de prison qui sentait le phénol et la sueur humaine et nous était devenue odieuse après de longs mois d’instruction. On laissait dans ces cellules le souvenir de son honneur bafoué et piétiné – des souvenirs qu’on souhaite oublier.
Dans leur naïveté, les gens imaginaient que la prison d’instruction, qui avait si brutalement bouleversé leur vie, était l’épreuve la plus cruelle. Pour eux, le plus grand choc moral, c’était l’arrestation. Maintenant qu’ils avaient quitté les murs de la prison, ils voulaient croire inconsciemment à la liberté, même relative, mais à la liberté malgré tout, à une vie sans ces maudits barreaux, sans interrogatoires humiliants et outrageants. Une vie nouvelle allait commencer, sans cette perpétuelle tension de l’être nécessaire aux interrogatoires pendant l’instruction. Ils ressentaient un énorme soulagement à l’idée que tout était désormais irrémédiablement tranché, que leur peine avait été prononcée et qu’il ne fallait plus réfléchir à ce qu’il faudrait répondre au juge d’instruction, qu’il n’y avait plus à s’inquiéter pour leurs proches, qu’il était inutile de faire des projets, de se battre pour un morceau de pain : ils étaient aux mains d’une volonté extérieure, il était désormais impossible d’y changer quoi que ce fût, impossible de quitter ces rails étincelants qui les conduisaient lentement mais inexorablement vers le nord.
Le train allait à la rencontre de l’hiver. Chaque nuit se faisait plus fraîche, et les feuilles vertes et grasses des peupliers étaient déjà attaquées par du jaune clair. Le soleil n’était plus aussi chaud et vif, comme si les feuilles des érables, des peupliers, des bouleaux et des trembles en avaient absorbé la force dorée, s’en étaient imprégnées. Les feuilles elles-mêmes avaient désormais le scintillement du soleil. Quant à l’astre pâle et exsangue, il ne chauffait même plus le wagon, se cachant la majeure partie de la journée derrière des nuages tièdes et bleuâtres qui ne sentaient pas encore la neige. Mais la neige elle-même n’était plus très loin.
Un camp de transit, une nouvelle étape dans leur voyage vers le nord. La baie maritime les accueillit par une petite tempête de neige. La neige ne s’était pas encore installée : le vent l’avait balayée des pentes jaunâtres et gelées, la précipitant dans des fosses pleines d’une eau sale et trouble. Le voile de la tempête était transparent. La neige ne tombait pas à gros flocons, elle ressemblait à un filet blanc de pêcheur jeté sur la ville. On n’en voyait pas au-dessus de la mer : des vagues échevelées vert foncé heurtaient lentement la roche glissante verdâtre. Le bateau amarré dans la rade semblait un jouet, vu d’en haut ; et même lorsqu’on les transporta en canot jusqu’aux flancs du bateau, qu’ils grimpèrent l’un après l’autre sur le pont pour se disperser immédiatement et disparaître dans les orifices de la cale, il leur sembla étrangement petit au milieu de l’immense masse d’eau.
Cinq jours plus tard, on les débarquait sur le rivage austère et lugubre de la taïga et des camions les emportaient là où il leur faudrait désormais vivre – et survivre.
Ils avaient laissé le bon air de la campagne de l’autre côté de la mer. Ici, ils baignaient dans l’air raréfié de la taïga, imprégné des exhalaisons de marécage. Les monts étaient couverts d’une végétation marécageuse et seule la calvitie de leurs sommets dégarnis étincelait, calcaire nu, poli par les tempêtes et les vents. Les pieds s’enfonçaient dans une mousse fangeuse ; il était rare d’avoir les pieds au sec en été. L’hiver, tout gelait. Les montagnes, les rivières et les forêts n’étaient plus qu’un seul et même être, sinistre et hostile.
L’été, l’air était trop lourd pour les cardiaques ; l’hiver, il leur était insupportable. Pendant les grands froids, les gens haletaient. Ici, personne ne courait, sauf peut-être les plus jeunes, mais même eux ne couraient pas vraiment, ils semblaient sautiller.
Des nuées de moustiques collaient au visage ; il aurait été impossible de faire un pas sans un filet de gaze. Mais au travail, la gaze devenait étouffante, gênait la respiration. Pourtant, il était impossible de l’ôter à cause des moustiques.
On travaillait alors à raison de seize heures par jour, les normes étaient calculées sur cette base. Si l’on considère que le lever, le petit déjeuner, l’envoi au travail et le temps d’y arriver prenaient au moins une heure et demie, le déjeuner une heure et le dîner avec l’appel du soir une heure et demie, il ne restait plus que quatre heures de sommeil après un travail physique exténuant au grand air. Chacun s’endormait dès qu’il cessait de bouger, parvenait à s’endormir debout ou en marchant. Le manque de sommeil épuisait plus que la faim. Si on ne remplissait pas la norme, c’était la ration punitive : quatre cents grammes de pain et pas de soupe de la journée.
Les premières illusions furent vite balayées : l’illusion du travail, de ce fameux labeur dont parle la célèbre inscription qui se trouve sur le portail de tous les secteurs du camp, conformément aux instructions : « Le travail est affaire d’honneur, de gloire, de vaillance et d’héroïsme. » Mais le camp ne pouvait inculquer l’amour du travail ; il ne pouvait inoculer que haine et dégoût du travail.
Une fois par mois, le facteur du camp emportait à la censure tout le courrier qui s’était amassé. Les lettres à destination ou en provenance du continent mettaient six mois à arriver – quand elles arrivaient. On ne distribuait les colis qu’à ceux qui remplissaient la norme, on confisquait les autres. Tout cela n’était pas le fait de l’arbitraire, pas le moins du monde. On lisait aux détenus des ordres à ce sujet et, dans certains cas particulièrement importants, on obligeait chacun à signer personnellement. Ce n’était pas la fantaisie démente d’un chef dégénéré : c’était un ordre des autorités supérieures.
Mais, même si quelqu’un recevait son colis (on pouvait toujours en promettre la moitié à un surveillant et toucher au moins l’autre moitié), il n’avait pas d’endroit pour l’entreposer. À la baraque, les truands l’attendaient depuis longtemps déjà pour le lui prendre devant tout le monde et le partager avec leurs Vanietchkas et Sienietchkas[40]. Il fallait le manger sur place ou le vendre. Ce n’étaient pas les acheteurs qui manquaient : contremaîtres, gradés, médecins.
Il y avait une troisième possibilité, la plus répandue. Beaucoup de détenus confiaient leur colis à garder à des gens qu’ils avaient connus au camp ou en prison et qui avaient des fonctions ou des postes leur permettant de placer des objets sous clé et de les cacher. Ou ils les confiaient à un libre. Il y avait toujours un risque dans les deux cas : personne n’avait confiance en l’honnêteté des dépositaires, mais c’était la seule chance de sauver le colis reçu.
Pour ce qui était de l’argent, on n’en versait pas du tout. Pas un sou. On ne payait que les meilleures brigades, et encore : des sommes dérisoires qui ne pouvaient leur apporter une aide sérieuse. Dans de nombreuses brigades, les chefs procédaient comme suit : ils inscrivaient la production de la brigade au nom de deux ou trois personnes, leur attribuant ainsi un rendement supérieur à la norme, ce qui supposait une prime en argent. Quant aux autres vingt à trente travailleurs, ils méritaient alors une ration punitive. Cette façon de faire ne manquait pas d’humour. Si on divisait également le rendement entre tous, personne ne touchait un sou. Alors que là, deux ou trois personnes recevaient de l’argent, des gens choisis tout à fait au hasard, et souvent même sans que le chef de brigade prît part à l’établissement du bordereau.
Tout le monde savait qu’il était impossible de remplir les normes, qu’il n’y avait ni ne pouvait y avoir de salaire, mais cela n’empêchait pas les gens d’aller voir le contremaître, de s’intéresser au rendement, de courir à la rencontre du caissier, d’aller au bureau en quête d’informations.
Pourquoi le faisait-on ? Était-ce le désir de passer absolument pour un bon travailleur, de soutenir sa réputation aux yeux des autorités, ou s’agissait-il tout simplement d’un dérangement psychique sur fond de malnutrition ? La seconde hypothèse paraît plus juste.
Vue d’ici, la prison d’instruction, la prison claire, chaude et propre qu’ils avaient quittée si peu de temps auparavant et depuis une telle éternité, semblait à tous, à tous sans exception, le meilleur endroit de la terre. Tous les outrages subis en prison étaient oubliés et tous se souvenaient avec délices d’avoir écouté les cours faits par de vrais érudits, les récits des gens d’expérience ; d’avoir lu des livres, dormi tout leur saoul et mangé à leur faim ; de s’être lavés dans les merveilleux bains de la prison, des bains qui sentaient la peinture ; d’avoir reçu des colis de leur famille et senti la présence de leurs proches juste là, derrière la double barrière métallique ; d’avoir parlé librement (au camp, cela entraînait une peine supplémentaire) sans craindre ni les espions ni les surveillants. La prison leur semblait plus libre et plus désirable que leur propre maison, et plus d’un détenu, méditant sur un lit d’hôpital, disait, bien qu’il lui restât fort peu de temps à vivre : « Je voudrais, bien sûr, revoir ma famille. Mais je préférerais me retrouver dans une cellule de la prison : ce serait encore mieux et plus intéressant que chez moi. Et je dirais alors aux “bleus” ce que c’est que “l’air pur”. »
Si l’on ajoute à tout cela le scorbut quasi général qui prenait les proportions d’une épidémie menaçante emportant des dizaines de vies, comme du temps de Béring ; et la dysenterie, inévitable, car nous mangions tout ce qui nous tombait sous la main, ne pensant qu’à remplir notre estomac qui criait famine, nous ramassions les restes des cuisines sur des tas d’ordures recouverts d’une épaisse nuée de mouches ; et la pellagre, cette maladie des pauvres, état d’épuisement total où la peau de la paume des mains et de la plante des pieds s’enlevait comme des gants tandis que le corps pelait, perdant de grosses écailles rondes qui ressemblaient à des empreintes digitales ; et, enfin, la célèbre dystrophie alimentaire – la maladie des affamés à laquelle on ne donna son véritable nom qu’après le blocus de Leningrad. Jusque-là, elle eut diverses appellations : OFI, ces initiales mystérieuses qu’on trouvait dans les dossiers médicaux et qu’il fallait déchiffrer comme « épuisement physique aigu » ; ou, plus souvent, polyavitaminose, ce merveilleux nom latin qui signifiait qu’il manquait quelques vitamines dans l’organisme, rassurant les médecins qui avaient trouvé une forme latine commode et légale pour désigner une seule et même chose : la faim.
Si l’on ajoute les baraques humides et non chauffées où une couche épaisse de glace se formait dans toutes les fentes, de l’intérieur, comme si une énorme bougie avait coulé dans le coin de la baraque ; de mauvais vêtements et une ration de famine, les gelures – et les gelures ce sont des souffrances sans fin, quand on ne doit pas recourir à l’amputation. Si l’on pense au nombre de grippes, de congestions pulmonaires, de refroidissements de tous ordres et de tuberculoses qu’il devait y avoir et qu’il y avait dans ces montagnes marécageuses, nuisibles aux cardiaques. Si l’on se rappelle l’épidémie d’automutilations, d’autoamputations. Si l’on tient compte de l’immense accablement moral et de l’absence de tout espoir, on voit facilement à quel point « l’air pur » était plus dangereux que la prison pour la santé.
Voilà pourquoi il est inutile d’entamer une polémique avec Dostoïevski sur les avantages du « travail » au bagne par rapport au désœuvrement de la prison, et sur les mérites de « l’air pur ». Dostoïevski vivait en d’autres temps, et le bagne n’avait pas encore atteint les sommets dont il est question ici. Il est difficile de s’en faire une idée exacte a priori, car la vie au camp est trop étonnante, trop incroyable, et le pauvre cerveau humain n’est pas à même de se représenter correctement cette vie dont notre ami de prison, le mollah tatare, avait tout de même une vague idée.
1955