Un vol
Il neigeait, le ciel était gris, la terre était grise, et la colonne humaine qui passait d’une colline enneigée à l’autre s’était déployée tout le long de l’horizon. Puis il nous fallut attendre un bon moment, jusqu’à ce que le chef eût mis toute sa brigade en rangs, comme si un général se cachait derrière la colline enneigée.
La brigade se mit en rangs par deux et quitta le petit sentier, le chemin le plus court pour aller à la maison, à la baraque ; elle s’engagea sur une autre sente toute meuble. Un tracteur y était passé récemment, la neige n’avait pas encore eu le temps de recouvrir ses marques qui ressemblaient aux traces d’un monstre préhistorique. Il était bien plus difficile de progresser sur ce chemin que sur le sentier, tout le monde se dépêchait et, à chaque instant, quelqu’un trébuchait et restait en arrière le temps d’enlever rapidement ses bourki ouatées pleines de neige, puis rattrapait ses camarades en courant. Tout à coup, après un tournant, près d’une grosse congère, nous vîmes la silhouette noire d’un homme vêtu d’une grande touloupe blanche. Mais, une fois plus près, je compris que la congère, c’était une pile de sacs de farine. Un camion s’était probablement embourbé à cet endroit, avait déchargé et avait été remorqué à vide par un tracteur.
La brigade marcha droit sur le garde en longeant la pile d’un pas rapide. Puis son allure se ralentit et elle rompit les rangs. Trébuchant dans l’obscurité, les travailleurs arrivèrent enfin à la lumière, devant la grande lampe électrique suspendue au portail du camp.
L’équipe se mit rapidement en rangs irréguliers devant le portail tout en se plaignant du froid et de la fatigue. Le surveillant s’avança, ouvrit le portail et laissa les gens pénétrer dans la zone. Même à l’intérieur du camp, tout le monde continua de marcher en rangs, et moi, je n’avais toujours rien compris.
Au matin, quand on distribua de la farine en puisant dans un sac avec une gamelle en guise d’unité de mesure, je compris enfin que j’avais participé à un vol pour la première fois de ma vie.
Cela ne me troubla guère ; je n’avais pas le temps d’y songer ; il fallait faire cuire ma part d’une façon ou d’une autre, par n’importe quel moyen alors à notre portée : sous forme de galouchki, de bouillie, de célèbres « charpies[32] » ou, tout simplement, de galettes de seigle, de blini ou de crêpes.
1967