Menu spécial *

Après 1938, Pavlov reçut une décoration et une nouvelle affectation : le Commissariat du peuple à l’Intérieur de la République tatare. Il avait montré l’exemple : des brigades entières étaient occupées à creuser des tombes. La pellagre et les truands, l’escorte et la dystrophie alimentaire avaient accompli leur œuvre. L’intervention tardive de la médecine sauvait ceux qu’on pouvait sauver ou, plutôt, ce qu’on pouvait sauver, car les survivants avaient à jamais cessé d’être des hommes. À Djelgala, à cette époque, sur un effectif de trois mille personnes, quatre-vingt-dix-huit allaient travailler, les autres étaient complètement ou provisoirement dispensées de travail, ou bien inscrites dans les innombrables OPé et OKa.

Dans les grands hôpitaux, on décréta une amélioration de la nourriture, et la formule de Traut « pour qu’un traitement réussisse, il faut nourrir les malades et les laver » connut une grande popularité. Dans les hôpitaux importants, on institua une alimentation diététique, avec différents « menus ». Il est vrai qu’il n’y avait guère de diversité dans les produits alimentaires et que, bien souvent, un menu ne se distinguait presque pas d’un autre, mais tout de même…

L’administration des hôpitaux fut autorisée à préparer pour les malades dans un état particulièrement grave des menus spéciaux, en dehors de l’ordinaire de l’hôpital. Le nombre autorisé de ces menus spéciaux n’était pas élevé, un ou deux pour trois cents lits.

Le seul malheur, c’était que le malade auquel on avait attribué un menu spécial (des crêpes, des boulettes de viande ou quelque chose d’encore plus féerique) était déjà dans un tel état qu’il ne pouvait rien avaler et, après avoir léché sur sa cuillère un peu de l’un ou l’autre de ces mets, il détournait la tête, en proie à l’épuisement de l’agonie.

Par tradition, c’était son voisin de lit qui bénéficiait de ces restes royaux, ou bien le malade volontaire qui s’occupait des plus atteints et aidait l’infirmier.

C’était un paradoxe, l’antithèse de la triade dialectique. Les menus spéciaux étaient servis quand le malade n’avait plus la force de manger quoi que ce soit. Tel était le principe, le seul possible, qui fondait la pratique des menus spéciaux : on les octroyait aux hommes les plus exténués, les plus malades.

Aussi l’attribution d’un menu spécial était-elle devenue un signe menaçant, le symbole d’une mort imminente. Les malades auraient dû redouter les menus spéciaux, mais, à ce moment-là, la conscience de ceux qui y avaient droit était déjà brouillée, et ce n’étaient pas eux qui avaient peur, mais les bénéficiaires du premier menu de l’échelle diététique, qui, eux, avaient encore un jugement et des sentiments.

Chaque jour, le responsable de service de l’hôpital se retrouvait confronté à cette question désagréable, à laquelle toutes les réponses paraissaient malhonnêtes : à qui attribuer aujourd’hui un menu spécial ?

Il y avait à côté de moi un jeune garçon de vingt ans qui se mourait de dystrophie alimentaire, que l’on appelait encore à l’époque « polyavitaminose ».

Le menu spécial devenait le mets que le condamné à mort peut commander le jour de son exécution, l’ultime vœu que l’administration carcérale est tenue d’exaucer.

Le garçon refusait la nourriture, il refusait la soupe d’avoine, la soupe d’orge perlée, les flocons d’avoine, la semoule. Lorsqu’il refusa la semoule de blé, on lui attribua un menu spécial.

Le médecin était assis sur le lit du patient.

— Tout ce que tu voudras, Micha, tout ce que tu voudras, on te le fera. Tu comprends ?

Micha esquissait un faible sourire heureux.

— Alors, qu’est-ce que tu veux ? Du bouillon de viande ?

— Non… fit Micha en secouant la tête.

— Des boulettes de viande ? Des petits pâtés farcis ? Du fromage blanc avec de la confiture ?

Micha secouait la tête.

— Alors, dis-le toi-même…

Micha laissa échapper un râle.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit ?

— Des galouchki.

— Des galouchki ?

Micha hocha la tête en signe d’assentiment et retomba sur l’oreiller en souriant. De la poussière de foin sortait de l’oreiller.

Le lendemain, on prépara les galouchki.

Micha s’anima, il prit une cuillère, attrapa une galouchka dans la gamelle fumante, la lécha.

— Non, je n’en veux pas, elle n’est pas bonne.

Le soir, il était mort.

Le second malade à bénéficier d’un menu spécial fut Viktorov : on soupçonnait qu’il avait un cancer de l’estomac. On lui attribua un menu spécial pendant un mois entier, et les malades étaient furieux qu’il tarde à mourir, car d’autres candidats attendaient le menu convoité. Viktorov ne mangeait rien, et finit par mourir. En fait, il n’avait pas de cancer, c’était l’épuisement le plus ordinaire qui soit, la dystrophie alimentaire.

Quand on attribua un menu spécial au malade Démidov après une opération de la mastoïdite, il refusa :

« Je ne suis pas le plus malade de la salle. »

Il refusa net, et pas parce que le menu spécial lui faisait peur. Non, Démidov estimait qu’il n’y avait pas droit, que d’autres étaient mieux placés pour en bénéficier. Les médecins avaient voulu aider Démidov en toute légalité.

Voilà ce qu’était le menu spécial.

1960

Récits de la Kolyma
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