La carte des diamants
En 1931, à la Vichéra, les orages étaient fréquents.
Des éclairs courts et droits transperçaient le ciel comme une épée. La cotte de mailles de la pluie étincelait et résonnait ; les rochers ressemblaient aux ruines d’un château.
— Le Moyen Âge, dit Vilemson en descendant de cheval. Des barques, des chevaux, des rochers… On se reposera chez Robin des Bois.
Un arbre puissant à deux pattes se dressait sur une colline. Le vent et la vieillesse avaient arraché l’écorce des troncs des deux peupliers entrelacés : le géant nu en culottes courtes ressemblait vraiment au héros écossais[41]. Robin des Bois grondait et secouait les bras.
— Dix verstes tout rond jusqu’à chez nous, dit Vilemson en attachant le cheval à la jambe droite de Robin des Bois.
Nous nous abritâmes de la pluie dans une petite grotte située sous le tronc et nous nous mîmes à fumer.
Vilemson, le chef du groupe géologique, n’était pas un géologue. C’était un marin de la marine militaire, un commandant de sous-marin. Le sous-marin s’était dérouté et avait fait surface près des rives de la Finlande. L’équipage avait été relâché, mais Mannerheim[42] avait gardé le commandant six mois pleins dans une cellule tapissée de miroirs. Finalement, Vilemson avait été relâché et il était rentré à Moscou. Les neurologues et les psychiatres avaient insisté pour qu’on le démobilisât, pour qu’il allât travailler quelque part au grand air, dans la forêt ou la montagne. C’est ainsi qu’il était devenu le chef d’un groupe de prospection géologique.
Depuis notre dernière halte, nous avions remonté pendant dix jours pleins un torrent de montagne en faisant progresser notre barque en tremble à coup de perches, le long des rives. Ensuite, pendant cinq jours, nous avions continué à cheval parce qu’il n’y avait plus de rivière du tout : il n’y avait plus qu’un lit pierreux. Et, pendant une journée encore, les chevaux avaient marché à travers la taïga en suivant une sente sinueuse et la route semblait interminable.
Dans la taïga, tout est surprise, tout est apparition, la lune, les étoiles, une bête sauvage, un oiseau, un homme, un poisson. La forêt s’éclaircit insensiblement, les buissons s’écartèrent, la sente se transforma en route, et un énorme bâtiment en brique rouge, recouvert de mousse et dépourvu de fenêtres, surgit brusquement devant nous. Des ouvertures rondes et vides ressemblaient à des meurtrières.
— D’où vient la brique ? demandai-je, sidéré par le caractère exceptionnel d’une vieille construction en pleine taïga.
— Bravo ! s’écria Vilemson en faisant reculer son cheval. Tu l’as remarqué ! Tu comprendras tout demain.
Mais, même le lendemain, je ne compris rien. Nous chevauchâmes le long d’un chemin de forêt d’une étrange rectitude. Une jeune boulaie coupait la route par endroits ; de chaque côté, des sapins tendaient les uns vers les autres leurs vieilles pattes velues, roussies par le temps, mais le ciel d’un bleu vif n’était jamais masqué par les branches. Un essieu de locomotive, rouge de rouille, semblait sortir de terre comme un arbre dépourvu de branches et de feuilles. Nous arrêtâmes nos chevaux.
— C’était un decauville, dit Vilemson. Il allait de l’usine à l’entrepôt, au bâtiment en brique de là-bas. Allons, écoute. Autrefois, ici, encore du temps du tsar, il y avait une concession de minerai de fer belge. Une usine, deux hauts fourneaux, le decauville, un bourg, une école et des cantatrices de Vienne. La concession rapportait gros. On expédiait le fer dans des barges au moment des grandes crues, au printemps et à l’automne. La concession expirait en 1912. Des industriels russes, à commencer par le prince Lvov, que les gains fabuleux des Belges empêchaient de dormir, demandèrent au tsar de leur remettre cette affaire. Ils y réussirent : on ne renouvela pas la concession des Belges. Ceux-ci refusèrent toute indemnisation des dépenses engagées. Ils s’en allèrent. Mais, avant de partir, ils firent tout sauter – l’usine et les hauts fourneaux – et ne laissèrent pas pierre sur pierre dans le bourg. Ils arrachèrent même le decauville, allant jusqu’à enlever le moindre boulon de rail. Il fallait tout recommencer à zéro. Ce n’était pas ce qu’avait espéré le prince Lvov. Il n’eut pas le temps de s’y remettre que ce fut la guerre. Puis la révolution, la guerre civile. Et maintenant, en 1930, nous y voilà. Voici les hauts fourneaux.
Vilemson me montra quelque chose sur la droite, mais je ne distinguai qu’une végétation luxuriante.
— Et voilà l’usine, ajouta-t-il.
Devant nous, il y avait une grande gorge peu profonde, un défilé complètement envahi par un jeune bois. Le milieu de la gorge semblait voûté, et cette voûte rappelait vaguement la charpente d’un bâtiment détruit. La taïga avait recouvert les restes de l’usine, un autour gris était perché en haut de la cheminée cassée, comme sur un rocher.
— Il faut savoir qu’il y a eu une usine ici pour la voir, dit Vilemson. Une usine sans un seul homme. Du beau travail. Il y a tout juste vingt ans. Vingt générations de plantes : de poireaux, de laiche et d’épilobe… La civilisation a disparu. Et un autour est perché sur la cheminée de l’usine.
— Chez l’homme, ce genre de cheminement est beaucoup plus long, lui dis-je.
— Beaucoup plus court, répliqua Vilemson. Il faut bien moins de générations humaines.
Et, sans frapper, il ouvrit la porte de l’isba la plus proche.
Un immense vieillard aux cheveux argentés, vêtu d’un complet noir en castorine de coupe démodée, le nez chaussé de lunettes dorées, était assis à une table de bois grossier, patiné, délavé jusqu’à en être blanc. Ses doigts bleuâtres de goutteux étreignaient la reliure sombre d’un gros livre en cuir aux fermoirs en argent. Ses yeux bleus, striés de rouge comme chez les vieillards, nous regardèrent paisiblement.
— Bonjour, Ivan Stepanovitch, dit Vilemson en s’approchant. Voilà, je vous ai amené un visiteur.
Je m’inclinai.
— Vous continuez à creuser ? demanda d’une voix enrouée le vieillard aux lunettes dorées. Ça ne sert à rien, à rien. Je vous aurais bien offert du thé, les enfants, mais tout le monde est dehors. Les femmes et les petits sont allés cueillir des baies, mes fils sont à la chasse. Veuillez donc m’excuser. Pour moi, c’est une heure particulière.
Et Ivan Stepanovitch frappa le gros livre du doigt.
— D’ailleurs, vous ne me gênez pas.
Le fermoir cliqueta et le livre s’ouvrit.
— Quel est ce livre ? fis-je involontairement.
— La Bible, fiston. Ça fait vingt ans que je n’ai plus d’autres livres chez moi… Je préfère écouter plutôt que lire, mes yeux se sont affaiblis.
Je pris la Bible. Ivan Stepanovitch eut un sourire. La Bible était en français.
— Je ne lis pas le français.
— Eh oui, répliqua Ivan Stepanovitch, et il fit craquer les pages de la Bible.
Nous sortîmes.
— Qui est-ce ? demandai-je à Vilemson.
— Un comptable qui a défié le monde. Ivan Stepanovitch Bougreïev, qui est entré en lutte contre la civilisation. Il est le seul à être resté dans ce coin perdu après 1912. Il était chef comptable chez les Belges. Il a tellement été perturbé par la destruction des usines qu’il s’est fait disciple de Rousseau. Un vrai patriarche. Il a dans les soixante-dix ans, je pense. Huit fils. Pas de filles. Une vieille épouse. Des petits-fils. Les enfants savent lire et écrire. On leur a permis d’aller à l’école. Mais, les petits-fils, le grand-père ne leur a pas laissé cette chance. La pêche, la chasse, un potager, des abeilles et une Bible en français racontée par leur grand-père : voilà leur vie. À une quarantaine de verstes, il y a un bourg, une école, un magasin. Je suis aux petits soins pour lui : d’après certaines rumeurs, il a une carte du sous-sol qui lui est restée des prospections des Belges. Il est possible que ce soit vrai. Des prospections, il y en a eu : j’ai vu de mes propres yeux de vieilles fouilles dans la taïga. Mais le vieillard ne me donne pas la carte. Il ne veut pas nous faciliter le travail. Il faudra faire sans.
Nous passâmes la nuit dans l’isba d’Andreï, le fils aîné d’Ivan Stepanovitch. Andreï Bougreïev avait dans les quarante ans.
— Pourquoi ne viens-tu pas travailler pour moi comme terrassier de fouilles ? demanda Vilemson.
— Père n’approuve pas, répondit Andreï Bougreïev.
— Tu gagnerais de l’argent !
— Mais, de l’argent, on en a bien assez. C’est qu’il y a beaucoup de bêtes sauvages, par ici. Et beaucoup d’exploitations forestières. Et puis, on a assez à faire pour notre propre exploitation : Père établit un plan de travail pour chacun de nous. Un plan triennal, dit Andreï en souriant.
— Tiens, voilà un journal.
— Non, il ne faut pas. Père l’apprendrait. D’ailleurs, j’ai pratiquement désappris à lire.
— Et ton fils ? C’est qu’il va sur sa quinzième année.
— Vaniouchka est complètement analphabète. Dites-le à Père, mais à quoi bon m’en parler, à moi ?
Et Andreï Ivanovitch commença de retirer ses bottes avec fureur.
— Au fait, c’est vrai qu’on va construire une école, ici ?
— Oui, elle sera ouverte dans un an. Et toi, tu ne veux même pas travailler aux fouilles. J’ai besoin de tout le monde.
— Et où sont tes hommes ? demanda Andreï Ivanovitch en changeant délicatement de conversation.
— À la source Rouge. On grattouille les vieilles fouilles. Mais, Ivan Stepanovitch, il a une carte, hein, Andreï ?
— Il n’y a aucune carte. C’est des bobards, tout ça. Des racontars.
Tout à coup nous vîmes surgir en pleine lumière le visage bouleversé et irrité de Maria, la femme d’Andreï.
— Si, il y en a une. Si, si, si !
— Maria !
— Si ! Si ! Je l’ai vue de mes propres yeux, il y a dix ans.
— Maria !
— Pourquoi diable gardons-nous cette maudite carte ? Pourquoi Vania est analphabète ? On vit comme des bêtes sauvages. Bientôt on habitera dans des tanières.
— Mais non, dit Vilemson… Il va y avoir un bourg. Une ville. Une usine. De la vie. Et, s’il n’y a pas de cantatrices de Vienne, il y aura au moins des écoles, des théâtres. Ton Vaniouchka pourra encore devenir ingénieur.
— Jamais, jamais, dit Maria en sanglotant. Il est déjà en âge de se marier. Mais qui voudra d’un analphabète ?
— Qu’est-ce que c’est que tout ce tapage ?
Ivan Stepanovitch se dressait sur le seuil.
— Toi, Maria, rentre chez toi. C’est l’heure de dormir. Andreï, tu surveilles mal ta femme. Et vous, mes bons messieurs, ne semez pas la discorde au sein de ma famille. J’ai la carte, mais je ne vous la donnerai pas : on n’a pas besoin de ça pour vivre.
— Nous n’avons pas non plus tellement besoin de votre carte, répondit Vilemson. Nous établirons la nôtre en un an de travail. Les richesses ont été découvertes. Demain, Vassiltchikov apportera les plans : nous allons abattre la forêt pour construire un bourg.
Ivan Stepanovitch partit en claquant la porte. Tous allèrent vite se coucher.
Je fus réveillé par la présence de nombreuses personnes. Le jour entrait dans la chambre à pas feutrés. Vilemson était assis contre le mur, à même le sol, ses jambes sales et nues étalées par terre, cerné par la respiration haletante de la famille Bougreïev au grand complet : huit fils, huit belles-filles, vingt petits-fils et quinze petites-filles. À vrai dire, les petits-fils et les petites-filles se tenaient plus près du seuil de l’isba. Ne manquaient qu’Ivan Stepanovitch lui-même et sa vieille épouse, Sérafima Ivanovna, au nez pointu.
— Ça va vraiment se passer comme ça ? demandait la voix d’Andreï.
— Oui.
— Mais qu’est-ce qu’il va devenir ?
Tous les Bougreïev soupirèrent et se figèrent.
— Eh bien, quoi ? demanda Vilemson avec fermeté.
— Le vieux en mourra, déclara plaintivement Andreï.
Tous les Bougreïev soupirèrent de nouveau.
— Peut-être qu’il n’en mourra pas, dit Vilemson d’un ton peu assuré.
— La grand-mère en mourra aussi.
Les belles-filles éclatèrent en sanglots.
— Votre mère n’en mourra pas, c’est sûr, affirma Vilemson.
Et il ajouta :
— Cela dit, c’est une femme âgée.
Soudain, tout le monde se mit à parler, à bouger. Les petits-enfants les plus jeunes se faufilèrent dans des buissons, les belles-filles se précipitèrent dans leurs isbas. Sortant de sa maison, Ivan Stepanovitch se dirigeait lentement vers nous, tenant à deux mains une énorme liasse de papiers sales qui sentait la terre.
— La voilà, la carte.
Ivan Stepanovitch tenait des feuilles de parchemin collées et ses doigts tremblaient. Derrière son dos puissant, Sérafima Ivanovna jetait des coups d’œil.
— Voilà, je vous la donne. Vingt ans. Sima[43], pardonne-moi. Andreï, Piotr, Nikolaï, tous les miens, pardonnez-moi.
Bougreïev se mit à pleurer.
— Voyons, ne pleure pas, arrête, Ivan Stepanovitch, dit Vilemson. Ne t’inquiète pas. Réjouis-toi au lieu de pleurer.
Il m’ordonna de rester le plus près possible de Bougreïev. Le vieillard ne pensait nullement à mourir. Il se calma rapidement, rajeunit et ne cessa de bavarder du matin au soir en nous attrapant par les épaules, moi, Vilemson, ou Vassiltchikov : il nous parlait constamment des Belges, nous racontant comment c’était, où se trouvaient les bâtiments et quels bénéfices faisaient ses patrons. Le vieillard avait une excellente mémoire.
Dans la liasse de parchemins qui sentait la terre, il y avait la carte du sous-sol de la région établie par les Belges. Minerais : or, fer… Pierres précieuses : topazes, turquoises, émeraudes… Pierres de couleur : agate, jaspe, cristal de roche, malachite… Seules manquaient les pierres en quête desquelles était justement Vilemson.
Ivan Stepanovitch ne donna pas la carte des diamants. On ne trouva de diamants à la Vichéra que trente ans plus tard.
1959