Débarcadère de l’enfer

Les lourdes portes de la cale s’ouvrirent au-dessus de nos têtes et nous montâmes lentement sur le pont, en file indienne, par une échelle métallique étroite. Des soldats d’escorte étaient déployés contre la rambarde de la poupe en rangs serrés, le fusil pointé sur nous. Mais personne ne leur prêtait attention. Quelqu’un criait : « Plus vite ! plus vite ! » La foule se bousculait comme sur n’importe quel quai de gare, quand on monte dans le train. On ne montrait le chemin qu’aux hommes de tête : longer les fusils jusqu’à une large passerelle, descendre dans un chaland et, de là, gagner la terre ferme en escaladant une autre passerelle. Notre voyage avait pris fin. Notre bateau avait amené douze mille hommes et, pendant qu’on les débarquait tous, nous avions le temps de jeter un coup d’œil.

Après les chaudes journées de Vladivostok, ensoleillées comme toujours en automne, après les couleurs très pures du ciel de l’Extrême-Orient au couchant, immaculées et vives, sans demi-teintes ni transitions, qui se gravent à jamais dans la mémoire… Une pluie fine et froide tombait d’un ciel lugubre, d’une seule teinte blanc sale.

Juste devant nous, il y avait des montagnes nues, sans forêts, rocheuses et vaguement vertes, et dans les trouées entre elles, à leur pied, planaient des nuages hérissés, déchiquetés, gris sale. Comme si les lambeaux d’une gigantesque couverture avaient recouvert cette triste région montagneuse. Je me souviens parfaitement que j’étais tout à fait calme et prêt à n’importe quoi, mais mon cœur se mit à cogner dans ma poitrine et se serra malgré moi. Alors, détournant les yeux, je me dis : « On nous a amenés ici pour mourir. »

Mon caban se détrempait petit à petit. J’étais assis sur la valise que j’avais emportée de chez moi, au moment de l’arrestation, obéissant à l’éternelle vanité humaine. Tous, tous avaient des affaires : des valises, des sacs à dos ou des ballots de couvertures… Bien plus tard, je compris que l’équipement idéal du prisonnier, c’était une petite musette en toile avec une cuiller en bois à l’intérieur. Tout le reste ne fait que gêner, même un bout de crayon ou une couverture. S’il y a une chose qu’on nous a inculquée, c’est bien le mépris de la propriété privée.

Je regardais le bateau qui était amarré au quai, si petit, secoué par les vagues grises et sombres.

Les silhouettes lugubres des rochers qui entouraient la baie de Nagaïev se dessinaient à travers le voile gris de la pluie ; et c’est seulement là-bas, à l’endroit d’où était venu le paquebot, qu’on voyait l’océan, infiniment voûté, comme si une énorme bête sauvage reposait sur le rivage avec de gros soupirs et que le vent soufflait dans sa fourrure qui ondulait de vagues écailleuses, étincelantes même sous la pluie.

Le froid et la peur montaient. La chaude clarté automnale des couleurs de Vladivostok l’ensoleillée était restée là-bas, quelque part, dans un autre monde, le monde réel. Ici, c’était un monde hostile et lugubre.

On ne voyait aucune maison habitable à proximité. Une seule route contournait la montagne et s’en allait quelque part, vers le haut.

Le débarquement fut enfin terminé et c’est dans l’obscurité que le convoi prit lentement la route de la montagne. On ne posait pas de questions. Une foule de gens trempés glissa sur la route avec de fréquents arrêts pour se reposer. Les valises se firent trop lourdes, les vêtements étaient mouillés.

Après deux tournants, nous vîmes des rangées de fil de fer barbelé, près de nous, mais plus haut sur le flanc de la montagne. Des gens s’étaient amassés contre le fil de fer, à l’intérieur. Ils criaient des mots indistincts et, tout à coup, des miches de pain se mirent à pleuvoir sur nous. Ils jetaient le pain par-dessus le fil de fer, nous l’attrapions, le cassions en morceaux et le partagions. Nous avions derrière nous des mois de prison, quarante-cinq jours de voyage en train et cinq en mer. Nous étions tous affamés. On n’avait donné d’argent à personne pour le voyage. Le pain fut englouti avec voracité. Celui qui avait eu la chance d’attraper une miche la partageait entre tous ceux qui en voulaient, générosité que nous désapprîmes en trois semaines, et pour toujours.

On nous emmenait toujours plus loin, toujours plus haut. Les arrêts se faisaient de plus en plus fréquents. Mais voici enfin un portail en bois, une clôture de fil de fer barbelé et, à l’intérieur, des rangées de tentes, en grosse toile, assombries par la pluie, blanches et vert pâle, énormes. On nous divisa en groupes dont on remplit une tente après l’autre. À l’intérieur, il y avait des châlits superposés de type wagonnet : un châlit pour huit. Chacun gagna sa place. La toile laissait passer la pluie, il y avait des flaques d’eau par terre et sur les châlits, mais j’étais tellement fatigué (et tous l’étaient autant que moi, par la pluie, l’air, la marche, les habits mouillés, les valises), que je me pelotonnai comme je pus sans penser à mettre mes vêtements à sécher (où d’ailleurs ?), m’étendis et m’endormis. Il faisait froid et sombre…

1967

Récits de la Kolyma
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