Les cours
Avant toute chose : l’homme n’aime pas se rappeler les mauvais moments. Ce trait de la nature humaine facilite la vie. Vous pouvez le vérifier sur vous-même. Votre mémoire s’efforce de retenir les bons moments, les moments lumineux, et d’oublier les périodes sombres et pénibles. Aucune amitié ne peut se nouer dans des conditions de vie difficiles. Il ne faut pas croire que la mémoire nous « restitue » tout notre passé dans l’ordre. Non, elle choisit au contraire les souvenirs les plus joyeux, les plus faciles à porter. C’est en quelque sorte une réaction de défense de l’organisme. Mais, sur le fond, ce trait de la nature humaine déforme la vérité. Seulement, qu’est-ce que la vérité ?
De toutes les longues années que j’ai passées à la Kolyma, la meilleure période se situe pendant les quelques mois où j’ai suivi les cours d’aide-médecin à l’hôpital du camp situé près de Magadane. Tous les détenus qui ont passé ne serait-ce qu’un ou deux mois au kilomètre 23 de la route de Magadane partagent cet avis.
Les élèves étaient venus de tous les coins de la Kolyma : du nord comme du sud, de l’ouest comme du sud-ouest. Mais le plus méridional des suds était encore bien plus au nord que le petit village du littoral où les élèves étaient arrivés.
Les élèves venus des Directions lointaines essayèrent d’occuper les châlits du bas : pas à cause du printemps qui approchait mais en raison de l’incontinence dont étaient affligés presque tous les détenus « mineurs[34] ». Sur leurs joues, les taches sombres des vieilles gelures ressemblaient à la trace du fer rouge marquant le bétail de l’État, à des stigmates laissés par la Kolyma. Sur le visage des « provinciaux[35] », il y avait un seul et même sourire maussade, fait de méfiance et de rage cachée. Tous les « mineurs » boitaient légèrement : ils avaient été tout près du pôle du froid et avaient atteint le pôle de la faim. L’inscription aux cours d’aide-médecin ressemblait à une aventure périlleuse. Ils avaient tous l’impression d’être de petites souris, de toutes petites souris à moitié mortes que le chat-destin laissait sortir de ses griffes pour s’amuser un peu. Mais, au fond, pourquoi pas ? Les souris non plus n’ont rien contre ce genre de jeu, que le chat se le tienne pour dit !
Les provinciaux finissaient avec avidité les cigarettes de gros gris des « dandys » : ils n’osaient pourtant pas se jeter sur les mégots pour les ramasser devant tout le monde, bien que dans les gisements d’or et les mines d’étain, la chasse aux « clopes » fût une conduite parfaitement respectable pour un véritable détenu. Ce n’est qu’après s’être assuré qu’il n’y avait personne alentour que le provincial attrapait en vitesse le mégot et l’enfouissait dans sa poche le broyant entre ses doigts, afin de pouvoir ensuite rouler à loisir une cigarette « personnelle ». Beaucoup de « dandys » qui venaient d’arriver d’outre-mer – en bateau, en chemin de fer – avaient gardé une chemise de libre, une cravate, une casquette.
Jenka Kats tirait à chaque instant de sa poche un minuscule miroir de soldat et coiffait soigneusement ses boucles épaisses avec un peigne édenté. Les provinciaux qui avaient la boule à zéro trouvaient que Kats se comportait comme un poseur, mais ils ne lui disaient rien, ils ne lui « apprenaient pas à vivre » : c’était interdit par la loi tacite du camp.
On installa les élèves dans une baraque proprette de type « wagonnet », c’est-à-dire avec deux niveaux de châlits où chacun avait sa place à lui. On disait que ce genre de châlit était plus hygiénique et, de plus, cela flattait le regard des chefs : pensez donc, une place individuelle pour chacun ! Mais les vétérans pleins de poux qui venaient de loin savaient qu’ils avaient trop peu de chair sur les os pour pouvoir se réchauffer en restant seuls ; quant à la lutte antipoux, elle était tout aussi difficile sur des châlits de type wagonnet que sur des châlits d’un seul tenant. Les provinciaux se rappelaient avec nostalgie les châlits communs des baraques lointaines de la taïga, la puanteur et l’intimité étouffante des prisons de transit.
On nourrissait les élèves à la cantine du personnel de l’hôpital. Les repas étaient nettement plus copieux que ceux des gisements. Les « mineurs » venaient chercher du rabiot et on leur en donnait. Ils revenaient une seconde fois, et le cuisinier remplissait de nouveau tranquillement la gamelle qu’ils lui tendaient à travers le guichet. Ils n’avaient jamais connu cela aux gisements. Des pensées commençaient à parcourir lentement leur cerveau vidé et une décision mûrissait de plus en plus clairement, impérieusement : rester à tout prix à ces cours, devenir « étudiant », faire en sorte que le lendemain ressemble à la journée écoulée. Le lendemain était un vrai lendemain. Personne ne songeait au travail d’aide-médecin, à la qualification médicale. Se projeter dans un avenir aussi lointain faisait peur. Non, on pensait simplement au lendemain, à un lendemain avec la même soupe aux choux au déjeuner, avec de la limande cuite à l’eau et de la bouillie de millet au dîner, tandis que la douleur s’apaiserait peu à peu dans les membres atteints d’ostéomyélite qu’on dissimulait sous des lambeaux de chiffons fourrés dans des bourki ouatées fabriquées à la main.
Les élèves n’en pouvaient plus d’entendre les rumeurs, tous ces « bobards » de camp. Tantôt on racontait qu’on ne laisserait pas les détenus de plus de trente ans, de plus de quarante ans, se présenter aux examens. Dans la baraque des élèves, il y avait des gens de dix-neuf et de cinquante ans. Tantôt on disait qu’il n’y aurait pas de cours du tout, qu’on avait changé d’avis, qu’on manquait de moyens, qu’on allait renvoyer dès le lendemain tous les élèves aux travaux généraux et, ce qui était le plus effroyable, qu’on les ramènerait là d’où ils étaient venus, aux gisements d’or et aux mines d’étain.
Et, de fait, le lendemain, on réveilla les élèves à six heures du matin, on les fit se mettre en rangs près du poste de garde et on les mena à une dizaine de kilomètres aplanir une route. Et ce travail de cantonnier en forêt dont rêvait tout détenu affecté à un gisement nous sembla à tous singulièrement pénible, insultant, injuste. Les élèves se montrèrent si efficaces que, le lendemain, on ne les fit pas travailler.
Le bruit courut qu’un chef avait ordonné de séparer les hommes et les femmes pendant les cours. Que les gens qui avaient l’alinéa 10 de l’article 58 (propagande antisoviétique), un alinéa jusqu’alors pleinement considéré comme de « droit commun », ne seraient pas autorisés à se présenter aux examens. Les examens ! C’était le mot capital. Il faudrait bien qu’il y ait des examens d’admission. Les dernières épreuves que j’avais passées dans ma vie, c’était lors du concours d’entrée à l’Université. Des années s’étaient écoulées depuis. Je ne me rappelais rien. Mes neurones n’avaient eu aucun entraînement pendant bon nombre d’années, ils n’avaient pas été nourris et avaient perdu à jamais la faculté d’assimiler et de restituer des connaissances. Un examen ! Mon sommeil devint agité. J’étais incapable de trouver une solution. Un examen « sur le programme des sept classes[36] ». C’était invraisemblable. Cela n’avait absolument aucun lien avec le travail que nous aurions à faire en liberté, ni avec notre vie de détenus. Un examen !
Par chance, on commençait par une épreuve de russe. C’est Borski, spécialiste local des lettres, un aide-médecin pris parmi les détenus, qui nous fit faire la dictée : une page de Tourguéniev. Il jugea ma dictée digne de la note supérieure et je fus dispensé de l’oral de russe. Vingt ans auparavant, dans la grande salle de l’université de Moscou, j’avais rendu un travail écrit, pour un examen d’admission, et j’avais été dispensé des épreuves orales. L’histoire se répète : la première fois, comme tragédie, la deuxième fois, comme une farce. Mais il était impossible de qualifier mon cas de farce.
Lentement, avec une sensation de douleur physique, j’arpentai les cachettes de ma mémoire : quelque chose d’important, d’intéressant devait m’être révélé. La joie causée par mon premier succès s’accompagna de la joie du souvenir retrouvé : j’avais depuis longtemps oublié ma vie, oublié l’Université.
Ensuite, il y eut l’examen de mathématiques : un écrit. À mon propre étonnement, je résolus rapidement le problème qui nous était proposé. Ma concentration nerveuse produisait déjà ses effets, tout ce qui me restait de forces s’était mobilisé pour trouver la solution, d’une façon à la fois miraculeuse et inexplicable. Une heure avant ou après, je n’aurais pu résoudre un tel problème.
Dans tous les établissements universitaires, il y a une matière obligatoire aux examens : « La Constitution de l’URSS ». Cependant, les chefs du KVO, tenant compte du « contingent », supprimèrent carrément cette matière dangereuse, à la satisfaction générale.
La troisième matière, c’était la chimie. C’est un ancien candidat[37] ès sciences, ancien collaborateur scientifique de l’Académie des sciences d’Ukraine, A. I. Boïtchenko, qui faisait passer l’examen. Il était alors responsable du laboratoire de l’hôpital ; c’était un hâbleur et un pédant imbu de lui-même. Mais le problème ne tenait pas aux qualités humaines de Boïtchenko. Pour moi, la chimie était une matière particulièrement insurmontable. Les études secondaires comportent un programme de chimie. Mais les miennes avaient coïncidé avec la guerre civile. Et il s’était trouvé que notre professeur de chimie, Sokolov, un ancien officier, avait été fusillé au moment de la liquidation du complot de Noulens[38] à Vologda. J’avais été à jamais privé de cours de chimie. J’ignorais la composition de l’air et ne me rappelais la formule de l’eau que grâce à un vieux couplet d’étudiant :
Mes bottes ne sont pas « jojos »
Elles laissent passer l’H2O.
Ces dernières années avaient démontré qu’on pouvait fort bien vivre sans chimie, et j’étais en train d’oublier peu à peu toute cette histoire quand, brusquement, à ma quarantième année de vie, il apparut que la chimie m’était absolument indispensable, le programme du lycée justement.
Moi qui avais marqué dans le questionnaire, à la rubrique « enseignement », « secondaire complet, supérieur interrompu », comment pourrais-je expliquer à Boïtchenko que la seule matière que j’ignorais était justement la chimie ?
Je ne demandai à personne de m’aider, ni à mes camarades ni aux autorités ; ma vie de prison et de camp m’avait appris à ne compter que sur moi-même. Et la « chimie » commença. Je me rappelle cet examen aujourd’hui encore, du début à la fin.
— Qu’est-ce que les oxydes et les acides ?
Je me mis à lui donner des explications embrouillées et fausses. Je pouvais lui parler de la fuite de Lomonossov[39] à Moscou, de l’exécution du fermier général Lavoisier, mais pour ce qui était des oxydes…
— Donnez-moi la formule de la chaux.
— Je ne la connais pas.
— Et celle de la soude ?
— Non plus.
— Pourquoi êtes-vous venu passer l’examen ? Vous savez bien que je note les questions et les réponses dans le procès-verbal.
Je ne dis rien. Mais Boïtchenko n’était pas un jeunot, il comprenait certaines choses. D’un air hargneux, il consulta la liste des notes que j’avais obtenues dans les autres matières : deux cinq[40]. Il haussa les épaules.
— Écrivez le symbole de l’oxygène.
J’écrivis un « H » majuscule.
— Que savez-vous de la classification périodique des éléments de Mendeléiev ?
Je le lui dis. Dans ma réponse, il n’y avait pas grand-chose de « chimique » mais beaucoup de Mendeléiev. Pour ce qui était de Mendeléiev, je n’étais pas complètement ignorant. Évidemment ! C’était le père de la femme de Blok.
— Vous pouvez partir, me dit Boïtchenko.
Le lendemain, j’appris que j’avais eu un trois en chimie et que j’étais reçu, admis à suivre les cours d’aide-médecin à l’hôpital central de la Direction des camps du Nord-Est du NKVD.
Je ne fis rien les deux jours suivants : je restai couché sur les châlits, à respirer la puanteur de la baraque en contemplant le plafond fuligineux. Une période importante, extraordinairement importante de ma vie commençait. Je le sentais de tout mon être. Je m’engageais sur une voie qui pouvait m’apporter le salut. Je devais me préparer, non pas à mourir, mais à vivre. Et je ne savais pas ce qui était le plus difficile des deux.
On nous distribua du papier, des feuilles gigantesques, roussies sur le côté, une trace de l’incendie survenu l’année précédente, après une explosion, et qui avait anéanti toute la petite ville de Nakhodka. Nous en fîmes des cahiers. On nous distribua des crayons et des plumes.
Seize hommes et huit femmes ! Dans la classe, on mit les femmes à gauche, le plus près de la lumière et les hommes à droite, dans le coin le plus obscur. Une allée d’un mètre séparait la classe en deux. Nous avions des tables toutes neuves, étroites, avec un casier en dessous. Exactement comme celles de mon école, jadis.
Plus tard, il m’arriva de me retrouver à Ola, un petit village de pêcheurs ; là, près d’une école pour Évenques[41], se trouvait un pupitre et je restai longtemps à contempler cette chose mystérieuse avant de comprendre qu’il s’agissait du pupitre d’Erisman[42].
Nous n’avions aucun manuel et, pour tout matériel d’enseignement, juste quelques planches d’anatomie.
Apprendre était héroïque ; enseigner, un exploit.
Parlons d’abord des héros. Aucun d’entre nous, homme ou femme, ne voulait devenir aide-médecin pour pouvoir vivre au camp sans soucis et se transformer le plus vite possible en « badigeonneur ».
Pour certains – dont je faisais partie –, ces cours, c’était la vie sauve. Et, bien que j’eusse la quarantaine, je me donnai entièrement et étudiai jusqu’à l’extrême limite de mes forces aussi bien physiques que mentales. En outre, j’escomptais pouvoir en aider certains et régler mes comptes avec d’autres – des comptes vieux de dix ans. J’espérais redevenir un homme.
Pour d’autres, les cours garantissaient une profession à vie, élargissaient leur horizon, jouaient un grand rôle en matière de culture générale, étaient une promesse de position sociale solide au camp.
Au premier rang, à la première place du côté de l’allée, il y avait Min Garipovitch Chabaïev, l’écrivain tatare Min-Chabaï, condamné pour ASSA, une victime de l’année 1937.
Chabaïev possédait bien le russe ; il prenait ses notes en russe bien que sa prose fût en tatare, comme je l’appris des années plus tard. Au camp, beaucoup de gens cachent leur passé. Et ce n’est pas seulement compréhensible et logique dans le cas des anciens juges d’instruction et procureurs. Partout, en détention, un écrivain suscite toujours la haine de ses camarades comme des autorités parce que c’est un intellectuel, un travailleur intellectuel, un monsieur à lunettes. Chabaïev l’avait compris depuis longtemps, il se faisait passer pour un agent commercial et ne se mêlait jamais aux conversations sur la littérature – c’était mieux ainsi, il était plus tranquille, selon lui. Il souriait à tout le monde et mâchonnait sans cesse quelque chose. Il fut le premier des élèves à prendre un aspect œdémateux, à « enfler » : les années de gisements n’étaient pas passées sans laisser de traces sur Min Garipovitch. Il était absolument enthousiasmé par les cours : « Tu comprends, cela fait quarante ans que je vis et je viens seulement d’apprendre que l’homme n’a qu’un foie. Je croyais qu’il en avait deux, puisque tout va par paires. »
Savoir que l’homme avait une rate le transportait de joie.
Après sa libération, Min Garipovitch ne travailla pas comme aide-médecin, mais reprit le travail d’approvisionnement cher à son cœur. Devenir un agent du ravitaillement, c’était une perspective encore plus éblouissante qu’une carrière médicale.
Près de Chabaïev, il y avait Bokis, un Letton à la carrure de géant, futur champion de ping-pong de la Kolyma. Il s’était « incrusté » à l’hôpital depuis plus d’un an, d’abord comme malade, puis comme aide-soignant pris parmi les malades. Les médecins lui avaient promis un diplôme et ils le lui assurèrent. C’est donc muni de son diplôme d’aide-médecin que Bokis partit pour la taïga et fit connaissance avec les gisements aurifères. Pour lui, la taïga était un spectre effrayant, mais il n’en craignait pas ce qu’il fallait en craindre, c’est-à-dire la pourriture de l’âme humaine. L’indifférence, ce n’est pas encore de la bassesse.
Le troisième était Bouka, un soldat borgne de la Seconde Guerre mondiale condamné pour maraudage. Le gisement avait rejeté Bouka au bout de trois mois – sur un lit d’hôpital. Son instruction de « sept classes », son caractère complaisant et sa débrouillardise d’Ukrainien, tout cela s’était additionné et Bouka avait été accepté aux cours. De son œil unique, Bouka en avait vu autant au gisement que beaucoup d’autres de leurs deux yeux, il avait vu l’essentiel : qu’il fallait forger son destin loin de l’article 58 et de ses innombrables variantes. Il n’y avait pas, aux cours, d’homme plus dissimulé que lui.
Au bout d’environ deux mois, Bouka remplaça son pansement noir par un œil artificiel. Seulement, il n’y avait pas d’œil marron dans la panoplie de l’hôpital et il dut en prendre un bleu. Cela faisait une drôle d’impression, mais tout le monde s’habitua très vite à la différence de couleur des yeux de Bouka – bien avant l’intéressé lui-même. J’essayai de le consoler en lui parlant des yeux d’Alexandre le Grand ; Bouka m’écouta poliment, marmonna quelque chose d’indistinct et se retira dans un coin : l’histoire des yeux d’Alexandre, ça ressemblait trop à « de la politique ».
Le quatrième, assis dans le coin près du mur, c’était Laboutov, un soldat de la Seconde Guerre mondiale, comme Bouka. C’était un radio, un homme dégourdi et fier qui avait fabriqué un récepteur miniature avec lequel il parvenait à capter la radio fasciste. Il l’avait dit à un camarade et avait été pris sur le fait. Le tribunal l’avait condamné à dix ans pour ASSA. Laboutov avait son baccalauréat. Il aimait dessiner des schémas en tous genres, comme des cartes d’état-major de taille gigantesque avec des flèches, des signes et le nom du cours ; par exemple, en anatomie : « Opération », « Cœur », etc. Il ne connaissait pas la Kolyma. En ce jour de printemps où on nous « chassa au travail », Laboutov voulut absolument se baigner dans une tranchée située à proximité, et nous eûmes beaucoup de mal à l’en dissuader. Il fit un excellent aide-médecin, surtout plus tard, quand il comprit les mystères de la physiothérapie, ce qui ne lui fut guère difficile à lui qui était électricien et radio, et qu’il eut trouvé un emploi fixe dans un cabinet d’électrothérapie.
Au deuxième rang, il y avait Tchernikov, Kats et Malinski. Tchernikov était un garçon satisfait de lui-même, toujours souriant ; il venait également du front, il avait été condamné comme droit commun. La Kolyma, il n’y avait pas mis les pieds ; il était arrivé aux cours directement du Maglag, du camp de Magadane. Suffisamment instruit pour étudier, il pensait à juste titre qu’on ne le renverrait pas des cours, même en cas d’« infractions », et il se lia rapidement avec une des élèves.
Jenka Kats, l’ami de Tchernikov, était un droit commun déluré, qui chérissait incroyablement ses magnifiques cheveux bouclés. Comme staroste des cours, il était débonnaire et n’avait aucune autorité. Un jour, une fois les cours terminés, alors qu’il travaillait à une consultation dans une infirmerie, le médecin qui examinait un malade lui dit : « Permanganate ! » et, au lieu de mettre sur la plaie un pansement de gaze imbibée de solution diluée de permanganate de potassium, Jenka recouvrit la plaie de cristaux violet foncé. Le malade, qui savait très bien comment on soignait les brûlures, ne retira pas le bras, ne protesta pas, ne broncha pas. C’était un ancien de la Kolyma : la négligence de Kats lui valut d’être dispensé de travail pendant presque un mois. À la Kolyma, la chance est rare : il faut la saisir fermement et s’y accrocher tant qu’on en a la force.
Malinski était le plus jeune de la classe. Il avait dix-neuf ans ; mobilisé pendant la dernière année de la guerre, élevé en temps de guerre, moralement instable, Kostia Malinski avait été condamné pour maraudage. Le hasard l’avait conduit à l’hôpital où un de ses oncles, un thérapeute de Moscou, travaillait comme médecin. Son oncle l’avait aidé à se faire affecter aux cours. Mais ceux-ci ne l’intéressaient pas. Sa nature vicieuse ou, peut-être, tout simplement sa jeunesse, le poussaient sans cesse à diverses aventures : il touchait du beurre en échange d’un faux ticket, vendait des chaussures, faisait des voyages à Magadane. Il avait sans arrêt des « explications » avec les délégués locaux mais était-ce seulement à ce sujet ? Il fallait bien que quelqu’un jouât le rôle d’informateur.
Les cours lui assurèrent une profession. Au bout de quelques années, je le rencontrai au bourg d’Ola. Kostia s’y faisait passer pour un aide-médecin ayant suivi deux années de formation pendant la guerre, et je pouvais involontairement révéler son mensonge.
En 1957, je me retrouvai un jour dans le même autobus que lui à Moscou : chapeau de velours et manteau douillet.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je suis dans la médecine, dans la médecine ! me cria Kostia au moment de l’adieu.
Les autres élèves étaient des gens venus des Directions minières, leur passé était différent.
Orlov était un siglard, condamné d’après un article « sigle », c’est-à-dire par les « troïkas » ou Conférences spéciales.
À trois reprises, sur les gisements, le mécanicien moscovite Orlov avait touché le fond. La machine de la Kolyma l’avait rejeté comme scorie à l’hôpital local et, de là, il était arrivé aux cours. L’enjeu était sa vie. Orlov ne voulait rien savoir en dehors des études, aussi incommensurablement difficile que fût pour lui la médecine. Peu à peu, il s’adapta et se mit à croire en son avenir.
Le géographe Soukhoventchenko, professeur de lycée, plus âgé qu’Orlov, avait la quarantaine passée. Il avait déjà purgé près de huit ans sur ses dix années de peine, sa libération était proche. De plus, il était de ceux qui s’en étaient sortis, qui s’étaient accrochés : il avait déjà un travail tranquille au camp et pouvait s’en tirer. Il était passé par le stade de « crevard » et était resté en vie. Il travaillait comme géologue, comme collecteur, comme adjoint du contremaître. Mais tout cela pouvait prendre fin d’un seul coup : il suffisait qu’il y eût un changement de chef, puisque Soukhoventchenko n’avait pas de diplôme. Et ses souvenirs de la vie au gisement étaient encore trop frais. Il avait eu la possibilité d’être affecté aux cours. Ceux-ci devaient en principe durer huit mois, il ne lui resterait plus grand-chose à purger avant la fin de sa peine. Et cela lui permettrait d’acquérir une bonne profession de camp. Soukhoventchenko laissa tomber le groupe de géologues et fit des études d’aide-médecin. Mais il ne travailla pas dans la profession : peut-être était-ce une question d’âge ou peut-être n’avait-il pas la force d’âme requise. Les cours terminés, Soukhoventchenko sentit qu’il était incapable de soigner, qu’il n’avait pas la force de trancher. Il avait en face de lui des êtres vivants, et non des pierres à collecter. Après avoir travaillé quelque temps comme aide-médecin, Soukhoventchenko revint à la géologie. Il fut donc un de ceux qu’on instruisit pour rien. Sa probité, sa bonté étaient indubitables. Il craignait la « politique » comme le feu, mais n’aurait jamais dénoncé quiconque.
Silaïkine n’était pas arrivé au bout de ses études secondaires, c’était déjà un homme mûr et il lui était difficile d’étudier. Si Koundouch, Orlov et moi, gagnions chaque jour en assurance, Silaïkine, lui, avait de plus en plus de difficultés. Mais il s’accrochait, tablant sur sa mémoire qui était excellente, sur sa débrouillardise, mais aussi sur sa compréhension des autres. Selon Silaïkine, en dehors des truands, il n’y avait pas de criminels. Tous les autres détenus se conduisaient comme n’importe quel individu en liberté : ils volaient le gouvernement, dupaient les autres, enfreignaient la loi tout comme ceux qui n’avaient pas été condamnés, et continuaient de faire chacun leur travail. L’année 1937 avait particulièrement souligné ce fait en privant les Russes de toute garantie juridique. Nul ne pouvait éviter la prison, d’aucune façon.
En liberté comme dans les camps, les seuls criminels étaient les truands. Silaïkine était intelligent, c’était un fin connaisseur du cœur humain et, bien que condamné pour escroquerie, un homme honnête, à sa façon. Il y a une honnêteté qui vient des sentiments, du cœur. Et il y en a une qui vient de l’esprit. Ce n’étaient pas les convictions honnêtes qui manquaient à Silaïkine, mais les « habitudes honnêtes ». Il était sincère parce qu’il comprenait qu’à ce moment-là c’était avantageux de l’être. Il ne faisait rien contre les règles, parce qu’il se rendait compte qu’il ne fallait pas le faire. Il ne croyait pas en l’homme et tenait l’intérêt personnel pour le moteur essentiel du progrès social. Il avait de l’humour. En chirurgie générale, alors que Meyerson, un professeur très expérimenté, n’arrivait pas à nous expliquer ce qu’étaient la « supination » et la « pronation », Silaïkine se leva et demanda la parole : il tendit le bras avec la paume en forme de creux tournée vers le haut et dit : « donnez-moi de la soupe » ; puis il retourna la paume en ajoutant : « tu n’en auras pas ». Tous ceux qui étaient là, y compris Meyerson, retinrent probablement à jamais la sinistre mnémotechnique de Silaïkine et estimèrent à sa juste valeur son humour d’homme de la Kolyma. Silaïkine réussit parfaitement les examens de fin d’études et travailla comme aide-médecin dans un gisement. Il le fit sans doute très bien parce qu’il était intelligent et « comprenait la vie ». « Comprendre la vie », c’était l’essentiel, selon lui.
Son voisin de table, Logvinov, Ilioucha Logvinov, avait le même niveau d’instruction. Condamné pour brigandage, Logvinov, qui n’était pas un truand, tombait de plus en plus sous l’influence des récidivistes. Il voyait bien la force des truands au camp, leur force morale et matérielle. Les autorités recherchaient les bonnes grâces des truands et les craignaient. Au camp, les truands étaient « comme chez eux ». Ils ne travaillaient presque pas, jouissaient de toutes sortes de privilèges et, bien qu’on établît en secret et dans leur dos des listes de transfert, et qu’un « corbeau noir » avec une escorte vînt de temps en temps emmener ceux des truands qui s’étaient particulièrement déchaînés, tout cela faisait partie de la vie, et les truands n’étaient pas plus mal ailleurs. Dans les zones disciplinaires aussi, les truands régnaient en maîtres.
Issu d’une famille de travailleurs, Logvinov avait commis un crime pendant la guerre. Il savait ce que l’avenir lui réservait. Le chef de camp, qui avait lu le dossier de Logvinov, l’avait convaincu d’aller aux cours. Il passa l’examen comme il put et se lança dans les études avec l’énergie du désespoir, comme un forcené. Les matières médicales étaient bien trop complexes pour Ilioucha. Mais il trouva en lui la force de ne pas renoncer, parvint au bout des études et travailla plusieurs années comme aide-médecin en chef d’un grand service thérapeutique. Il fut libéré, se maria, eut des enfants. Les études lui ouvrirent le chemin de la vie.
C’était le premier cours de chirurgie générale, le professeur énumérait les noms des sommités de l’histoire mondiale de la médecine.
— … et à notre époque, un savant a fait une découverte qui a révolutionné la chirurgie et la médecine en général…
Mon voisin se pencha en avant et dit :
— Fleming.
— Qui a dit ça ? Levez-vous ?
— Moi.
— Votre nom ?
— Koundouch.
— Rasseyez-vous.
J’éprouvai un fort sentiment de dépit. Moi, j’ignorais complètement le nom de Fleming. Depuis 1937, j’avais passé presque dix ans en prison ou dans les camps, sans journal ni livre, et je ne savais rien en dehors du fait qu’il y avait eu une guerre et qu’elle était finie, qu’il existait une certaine pénicilline, un certain « streptocide ». Fleming !
— Qui es-tu donc ? demandai-je alors à Koundouch.
Car nous venions tous deux de la Direction de l’Ouest et étions arrivés ensemble aux cours, inscrits sur la même liste de répartition de la main-d’œuvre. Notre sauveteur commun, le docteur Andreï Maximovitch Pantioukhov, nous y avait envoyés tous les deux. Nous avions eu faim ensemble – lui un peu moins, moi un peu plus – mais nous savions tous deux ce qu’était le gisement. En revanche, nous ne savions rien l’un de l’autre.
Et Koundouch me raconta une histoire étonnante.
En 1941, il avait été nommé chef du district fortifié de l’île Dikson. Les constructeurs érigeaient sans se presser blockhaus et casemates quand, par un beau matin de juillet, le brouillard s’était dissipé sur la baie et la garnison de l’île Dikson avait pu voir au milieu de la rade, juste en face, le cuirassé allemand Amiral-Scheer. Le cuirassé s’était rapproché, avait mitraillé les fortifications inachevées à bout portant, les réduisant en cendres, en un tas de pierres. Koundouch en avait pris pour dix ans. Son histoire était intéressante et instructive, un seul point restait obscur : l’article de Koundouch : l’ASSA. On ne collait pas cet article pour le genre d’incurie révélée par l’Amiral-Scheer. Quand nous nous fûmes liés davantage, j’appris que Koundouch avait été condamné dans la fameuse « affaire du NKVD », lors d’un des nombreux procès publics ou secrets du temps de Lavrenti Béria – « l’affaire de Leningrad », « l’affaire du NKVD », « le procès Rykov », « le procès Boukharine », « l’affaire Kirov » – des « étapes sur la grande voie[43] ». Koundouch était un homme vif et impétueux qui ne savait pas toujours, même au camp, réprimer ses emportements. C’était un homme incontestablement correct, surtout après qu’il eut vu de ses propres yeux la « pratique » qui régnait sur les lieux de détention. Le travail qui avait été le sien dans un passé récent – il était responsable d’un département chez Zakovski, à Leningrad – lui était apparu sous son véritable jour. Koundouch, qui n’avait pas perdu tout intérêt pour les livres, le savoir et les innovations, et qui savait apprécier une plaisanterie, était un des élèves les plus intéressants. Il travailla quelques années comme aide-médecin mais, après sa libération, il prit un poste au ravitaillement : il devint responsable du chargement et du déchargement des marchandises au port de Magadane jusqu’à sa réhabilitation et son retour à Leningrad.
Amateur de livres (surtout des notes et des commentaires, il ne sautait jamais ce qui était imprimé en petits caractères), Koundouch avait des connaissances vastes mais éparses, aimait discuter sur n’importe quel thème, et avait son opinion sur tout. Sa nature tout entière protestait contre le régime du camp, contre la violence. Plus tard, il prouva son courage en faisant un voyage audacieux pour rencontrer une jeune Espagnole détenue, la fille d’un des membres du gouvernement de Madrid[44].
Koundouch était de faible constitution. Tous, bien entendu, nous avions dû manger des chats, des chiens, des écureuils et des corbeaux, sans parler de charogne de cheval, quand nous pouvions nous en procurer. Mais, une fois aides-médecins, nous ne le faisions plus. Koundouch, alors qu’il travaillait en neurologie, fit cuire un chat dans un stérilisateur et le mangea tout entier, seul. On eut du mal à étouffer le scandale. Ayant rencontré « Sa Majesté la Faim » au gisement, Koundouch n’était pas près d’oublier son visage.
Avait-il tout dit de lui ? Allez savoir ! D’ailleurs, à quoi bon s’interroger ? « Si tu n’y crois pas, prends ça pour un bobard. » Au camp, on ne pose pas de questions, ni sur le passé ni sur l’avenir.
À ma gauche, j’avais Baratéli, un Géorgien condamné pour une faute professionnelle. Il connaissait mal le russe. Aux cours, il trouva un « pays », le professeur de pharmacologie, ce qui lui valut un soutien aussi bien matériel que moral. Aller tard le soir dans une « petite cabine » d’un service hospitalier où il fait chaud et sec comme dans une forêt de conifères en été, boire du thé avec du sucre ou manger lentement de la bouillie d’orge perlé avec de grosses gouttes d’huile de tournesol, éprouver la joie douloureuse de sentir ses muscles détendus en train de renaître – n’était-ce pas là le plus grand des miracles pour un homme venant d’un gisement ? Baratéli en venait.
Koundouch, Baratéli et moi, étions au quatrième rang. Le troisième pupitre était moins grand que les autres à cause du poêle hollandais qui prenait de la place, et il n’y avait que deux élèves à cette table : Sergueïev et Petrachkevitch. Serguéiev était un droit commun ; au camp, il travaillait comme agent de ravitaillement et n’avait pas tellement besoin des cours d’aide-médecin qu’il suivait avec nonchalance. Aux premiers travaux pratiques d’anatomie à la morgue – ce n’étaient pas les cadavres qui manquaient aux élèves – Sergueïev s’évanouit et fut renvoyé des cours.
Petrachkevitch, lui, n’était pas du genre à s’évanouir. Il venait d’un gisement et, qui plus est, c’était un « siglard », condamné selon l’article KR[45]. C’était un sigle courant en 1937 : « condamné comme membre de la famille » – un point, c’est tout. C’était ainsi que les enfants, les pères, les mères, les sœurs et autres parents proches des condamnés avaient droit à des peines. Le grand-père de Petrachkevitch – pas son père, son grand-père ! – était un nationaliste ukrainien connu. À cause de cela, le père de Petrachkevitch, un instituteur ukrainien, avait été fusillé en 1937. Quant au petit-fils qui était alors un écolier de seize ans, il en avait pris pour dix ans en tant que « membre de la famille ».
J’ai observé plus d’une fois que la détention, surtout dans le Nord, semble arrêter l’évolution des gens : leur développement spirituel, leurs facultés se figent au stade qui était le leur au moment de l’arrestation. Cette nécrobiose dure jusqu’à la libération. Un homme qui passe vingt ans en prison ou au camp n’acquiert aucune expérience de la vie courante : un écolier reste un écolier, un sage reste un sage, rien de plus.
Petrachkevitch avait vingt-quatre ans. Il courait dans la classe, criait, accrochait des cocottes en papier dans le dos de Chabaïev ou de Silaïkine, lançait des fléchettes en papier et riait à gorge déployée. Il répondait aux professeurs d’une manière tout à fait scolaire. Mais ce n’était pas un mauvais gars et il fit un bon aide-médecin. Il fuyait la « politique » comme la peste et avait peur de lire les journaux.
L’organisme de ce garçon n’était pas assez robuste pour la Kolyma. Il mourut de tuberculose quelques années plus tard sans avoir réussi à regagner la « Grande Terre ».
Il y avait huit femmes. Elles avaient pour staroste Mouza Dmitrieva, une ancienne activiste du parti, ou plutôt une syndicaliste ; ce genre d’occupation marque à tout jamais les habitudes, les manières et les intérêts de ceux qui s’y sont livrés. Dmitrieva avait dans les quarante-cinq ans et s’efforçait de justifier « la confiance des autorités ». Elle portait une sorte de caraco en velours et une robe en bonne laine. Pendant la guerre, une grande partie des lainages envoyés par les Américains avaient été attribués aux habitants de la Kolyma. Bien sûr, ces dons n’arrivèrent jamais au fin fond de la taïga, jusqu’aux gisements, ni même sur le rivage : les autorités locales s’efforcèrent de s’emparer de ces sweaters et chandails, soit en les extorquant aux détenus, soit en les leur confisquant, purement et simplement. Mais certains de ces « chiffons » étaient restés en possession de quelques habitants de Magadane. Mouza avait réussi à garder les siens.
Elle ne se mêlait pas de ce qui concernait les cours, limitant son pouvoir au groupe des femmes. Elle se lia d’amitié avec la plus jeune des élèves, Nadia Égorova, et entreprit de la protéger contre les tentations de l’univers des camps. Nadia ne se souciait guère de sa tutelle et Mouza ne put empêcher une histoire d’amour passionnée entre Nadia et le cuisinier du camp.
« Le chemin qui mène au cœur d’une femme passe par son estomac », répétait Silaïkine avec complaisance. Des plats « diététiques » commencèrent à surgir devant Nadia et sa voisine Mouza, toutes sortes de croquettes de viande, de rumstecks, de crêpes. Chaque portion était double, voire triple. Le siège ne dura pas longtemps : Nadia se rendit. Et Mouza, pleine de reconnaissance, continua de protéger Nadia, non plus contre le cuisinier, mais contre les autorités du camp.
Nadia travaillait mal. En revanche, elle se défoulait dans la brigade culturelle. La brigade culturelle, le club, les artistes amateurs, c’était le seul endroit du camp où hommes et femmes avaient le droit de se voir. Et ce, malgré l’œil vigilant des surveillants du camp qui veillaient à ce que les relations ne franchissent pas les limites autorisées ; mais, selon la coutume locale, il fallait prouver l’adultère de façon aussi incontestable que le fait le commissaire de police dans Bel-Ami de Maupassant. Les surveillants étaient aux aguets, ils prenaient les coupables sur le fait. La patience leur manquait parfois : comme le dit Stendhal, le prisonnier pense plus à ses barreaux que le geôlier à ses clés. Alors, la surveillance se relâchait.
Qu’importe si, à la brigade culturelle, on ne pouvait espérer connaître l’amour sous sa forme la plus ancienne et la plus éternelle ; les répétitions plongeaient le détenu dans un autre univers, qui ressemblait davantage à son monde passé. C’était un élément important, bien que le cynisme du camp interdît de le reconnaître. De plus, travailler au sein de la brigade culturelle entraînait des avantages bien réels, même s’ils étaient modestes : une distribution inattendue de gros gris ou de sucre ; l’autorisation de laisser repousser les cheveux rasés, ce qui n’était pas une mince affaire au camp. De véritables rixes et scandales naissaient à cause des cheveux, et ce n’étaient ni des acteurs ni des voleurs qui en venaient aux mains…
Iakov Zavodnik, un homme de cinquante ans, ex-commissaire du front de Koltchak[46] (un camarade de classe de Zélenski[47], le secrétaire du MK fusillé au procès Rykov) se défendit, le tisonnier à la main, contre les coiffeurs du camp et se retrouva à un gisement disciplinaire à cause de ses cheveux. Cela rimait à quoi ? La force de Samson n’était-elle donc pas une simple légende ? Qu’est-ce qui était à l’origine de tels affects ? Il est évident que le désir de s’affirmer, ne serait-ce qu’en une toute petite chose, insignifiante, détériorait le psychisme du détenu, c’est là un nouveau témoignage de la grande confusion des valeurs.
La monstruosité de la vie en détention – la séparation des hommes et des femmes – semble en quelque sorte atténuée à la brigade culturelle. En fin de compte, il s’agit là encore d’un leurre, mais qui est plus précieux que les « pauvres vérités ». Tous ceux qui sont capables de piailler et de chanter, tous ceux qui ont récité des vers chez eux ou joué dans des spectacles d’amateurs, tous ceux qui ont gratté la mandoline et pratiqué les claquettes – tous « ont une chance » de se retrouver à la brigade culturelle.
Nadia Egorova chantait à la chorale. Elle ne savait pas danser, bougeait gauchement sur scène, mais prenait part aux répétitions. Elle était très prise par les passions tumultueuses de sa propre vie.
Éléna Sergueïevna Mélodzé, une Géorgienne, était, elle aussi, « membre de la famille » d’un mari fusillé. Profondément bouleversée par l’arrestation de ce dernier, Mélodzé avait naïvement cru qu’il était coupable de quelque chose. Elle avait retrouvé son calme quand on l’avait emprisonnée, elle. Tout était devenu clair, simple et logique : il y avait des dizaines de milliers de personnes dans son cas.
La différence entre un salaud et un honnête homme est simple : quand un salaud innocent se retrouve en prison, il estime qu’il est le seul dans son cas et que tous les autres sont des ennemis de l’État et du peuple, des criminels et des vauriens. Alors qu’un honnête homme, dans la même situation, pense que, si on a pu le coffrer à tort, la même chose a pu arriver à ses voisins de châlit.
C’est là
Hegel, et la sagesse des livres,
Et le sens de toute philosophie
et le sens des événements de l’année 1937.
Mélodzé retrouva la paix de l’âme ainsi que son humeur égale et joyeuse. À Elguène, la « mission » de femmes dans la taïga, Mélodzé n’avait pas été affectée aux travaux lourds. Et voici qu’elle se retrouvait aux cours d’aide-médecin. Elle ne devint pas médecin. Après sa libération (sa peine prit fin au début des années cinquante), elle fut assignée à résidence à perpétuité à la Kolyma, comme tous ceux qu’on libéra à cette époque. Elle se remaria.
Près de Mélodzé, il y avait Galouchka Bazarova, une jeune fille rieuse et pleine d’allant, condamnée pour quelques délits commis en temps de guerre. Galouchka riait tout le temps, et même à gorge déployée, ce qui ne lui seyait pas du tout : elle n’avait que quelques dents rares et immenses. Cela ne la gênait pas. Les cours lui donnèrent une profession : elle devint infirmière de bloc opératoire. Après sa libération, elle travailla plusieurs années à l’hôpital de Magadane et, lorsqu’elle toucha ses premières paies, elle se fit mettre des couronnes en acier inoxydable, devenant immédiatement plus jolie.
Derrière Bazarova, il y avait Ainö, une Finlandaise aux dents blanches. Sa peine avait débuté pendant l’hiver de la guerre, l’hiver 39-40[48]. Elle avait appris le russe en détention et, comme c’était une jeune fille travailleuse et très soignée, comme tous les Finlandais, elle avait attiré l’attention d’un des médecins et s’était retrouvée aux cours. Elle avait du mal à étudier, mais elle y parvint et devint infirmière… Elle trouvait la vie d’étudiante très agréable.
À côté d’Ainö, il y avait une femme de petite taille. Je ne peux me rappeler ni son nom ni son visage. Ou il s’agissait d’une espionne, ou elle n’était plus que l’ombre d’une femme.
Au banc suivant se tenait Maroussia Dmitrieva, l’amie de Tchernikov, avec sa camarade Tamara Nikiforova. Toutes deux étaient tombées sous le coup d’articles de droit commun, aucune n’était jamais allée dans la taïga, et toutes deux étudiaient volontiers.
À côté d’elles, il y avait Valia Tsoukanova, une Kazakh du Kouban aux yeux noirs, une malade de l’hôpital. Aux premiers cours, elle arrivait encore en peignoir de malade. Elle avait connu la taïga et travaillait très bien. Les marques de la faim et de la maladie mirent longtemps à s’effacer de son visage et, quand elles disparurent, il apparut que Valia était une beauté. Lorsqu’elle eut retrouvé ses forces, elle se mit à « fréquenter » sans attendre la fin des cours. Beaucoup de gens la courtisèrent, en vain. Elle choisit le forgeron et courait à ses rendez-vous à la forge. Après sa libération, elle travailla plusieurs années comme aide-médecin dans l’annexe isolée d’un camp.
Nous avions envie d’apprendre, et nos professeurs envie d’enseigner. Ils avaient la nostalgie de la parole vivante, de la transmission de leur savoir qui leur avait été interdite et qui avait été leur raison de vivre avant leur arrestation. Professeurs et maîtres de conférences, docteurs en médecine et chargés de cours de perfectionnement pour médecins, ils trouvaient pour la première fois depuis des années un exutoire à leur énergie. Tous les enseignants des cours, à l’exception d’un seul, étaient des 58.
Les autorités s’étaient brusquement rendu compte que le fait de connaître les secrets de la circulation sanguine n’était pas nécessairement lié à de la propagande antisoviétique, et les cours furent assurés par des professeurs de haut niveau. Il est vrai que les auditeurs auraient dû être des droit commun. Mais aurait-on pu trouver autant de droit commun ayant fait des études secondaires ? De toute façon, les droit commun purgeaient leur peine à des postes privilégiés et n’avaient aucun besoin de cours. Quant à laisser des 58 y accéder, les autorités supérieures ne voulaient même pas en entendre parler. Finalement, on trouva un compromis : seuls les détenus condamnés pour ASSA et d’après l’alinéa 10 de l’article 58, eurent le droit de se présenter aux examens d’admission : en quelque sorte, c’étaient presque des droit commun.
On élabora et on afficha un emploi du temps. Un emploi du temps ! Comme dans la vie réelle. Un véhicule, semblable à un vieux camion de la taïga, lourdement chargé, plein de bric-à-brac, avait commencé de rouler péniblement sur les fondrières et les marécages de la Kolyma.
Le premier cours, ce fut l’anatomie. C’est David Oumanski, le pathologiste de l’hôpital, un vieillard de soixante-dix ans, qui nous enseigna cette matière.
Émigré du temps des tsars, Oumanski avait eu son diplôme de docteur en médecine à Bruxelles. Il avait vécu et travaillé à Odessa où la pratique de la médecine était de bon rapport : en quelques années, il était devenu propriétaire de nombreuses maisons. La révolution montra que l’immobilier n’était pas le meilleur des placements. Oumanski reprit son activité médicale. Au milieu des années trente, ayant compris d’où soufflait le vent, il décida de partir le plus loin possible et s’engagea au Dalstroï. Cela ne le sauva pas. Après plusieurs affectations au sein du Dalstroï, il fut arrêté en 1938 et condamné à quinze ans. Depuis, il travaillait comme responsable de la morgue de l’hôpital. Son mépris des gens et la conscience que sa vie était gâchée l’empêchaient de bien travailler. Il était suffisamment fin pour ne pas se disputer avec les médecins traitants – il aurait pu leur causer bien des désagréments lors des autopsies –, ou peut-être s’agissait-il non de finesse mais de dédain et, s’il cédait lors des controverses au sujet des « dissections », peut-être n’était-ce que par pur sentiment de mépris.
Le docteur Oumanski avait l’esprit clair. Il était également bon linguiste : c’était son hobby, son activité préférée. Il connaissait beaucoup de langues, avait appris des dialectes orientaux au camp et s’efforçait de trouver les règles de la formation des langues ; il y consacrait tout son temps libre, chez lui, à la morgue, où il vivait en compagnie de son assistant, l’aide-médecin Dounaïev. En même temps que l’anatomie, Oumanski enseigna aussi avec aisance et comme en s’amusant les notions de latin nécessaires aux futurs aides-médecins. J’ignore ce qu’était ce latin, mais je sais que le génitif des ordonnances devint à ma portée.
Le docteur Oumanski était un homme vivant, qui réagissait au moindre événement politique et avait son opinion bien à lui sur tous les problèmes de la vie internationale et nationale. « L’essentiel, chers amis, disait-il en privé, c’est de survivre à Staline. La mort de Staline, voilà ce qui nous rendra la liberté. » Hélas ! Oumanski mourut à Magadane en 1952 sans avoir vu se réaliser ce qu’il avait attendu pendant tant d’années.
Ses cours n’étaient pas mauvais, mais il les faisait comme à contrecœur. C’était le plus indifférent de nos professeurs. De temps en temps, il y avait des interrogations, des révisions ; on passait de l’anatomie générale à des chapitres précis. Mais lorsqu’il s’agit de traiter un point de sa science – l’anatomie des organes sexuels – Oumanski refusa net. Rien ne put le faire fléchir, et les élèves finirent leur apprentissage sans avoir abordé ce sujet, à cause de l’excessive pudibonderie du professeur de Bruxelles. Quelles étaient les raisons du refus d’Oumanski ? Il lui semblait que les élèves n’avaient pas un niveau moral et culturel ni un degré d’instruction suffisants pour que ce thème ne suscite chez eux un intérêt malsain. Cet intérêt avait toujours existé dans les lycées – à l’égard des atlas anatomiques, par exemple –, et Oumanski s’en souvenait fort bien. Il avait tort : les provinciaux, par exemple, auraient évidemment abordé la question avec tout le sérieux voulu.
C’était un homme bien, et il fut le premier à voir des êtres humains dans ses élèves, avec une bonne longueur d’avance sur de nombreux autres professeurs. Le docteur Oumanski était un weismanniste[49] convaincu. En nous parlant de la théorie de la division des chromosomes, il dit comme en passant qu’à notre époque, il y avait une autre théorie sur le sujet, semblait-il, mais qu’il ne la connaissait pas et avait donc décidé de nous parler seulement de ce qu’il savait. C’est ainsi que nous fûmes éduqués en weismannistes. Le triomphe total des weismannistes qui suivit l’invention du microscope électronique ne trouva plus Oumanski de ce monde. Ce triomphe aurait bien réjoui le vieux médecin.
Nous apprenions par cœur les noms des os et des muscles en russe, naturellement, pas en latin. Nous les potassions avec enthousiasme et passion. Il y a un principe démocratique dans le fait de bûcher : nous étions tous égaux devant la science, l’anatomie. Personne n’essayait de comprendre. Nous nous efforcions simplement de tout retenir. Bazarova et Petrachkevitch y parvenaient le mieux car ils étaient des écoliers de la veille – si l’on excluait leur période de détention, ce qui faisait presque huit ans dans le cas de Petrachkevitch.
En potassant soigneusement une leçon, je me rappelai le foyer des étudiants de la première université de Moscou, en 1926, la Tcherkaska, dont des étudiants en médecine, ivres de travail, arpentaient les couloirs sombres la nuit : ils ne faisaient qu’apprendre par cœur et répéter, en se bouchant les oreilles. La cité universitaire grondait, riait, vivait. Tout pétillant de vie, philosophes, littéraires et historiens se moquaient des malheureux tâcherons de la médecine. Nous méprisions cette science où il ne fallait pas comprendre, mais apprendre par cœur.
Vingt ans plus tard, je potassais l’anatomie. Pendant ces vingt ans, j’avais fort bien compris ce que c’était qu’une qualification – les sciences exactes, la médecine, le métier d’ingénieur. Et voilà que Dieu me donnait l’occasion de m’y mettre également.
Mon cerveau était encore capable d’assimiler et de restituer des connaissances.
Le docteur Blagorazoumov nous enseignait « les bases de l’action sanitaire et de l’hygiène ». Le sujet était ennuyeux et Blagorazoumov n’osait pas animer le cours par des plaisanteries, peut-être pour des motifs de prudence politique : il se rappelait l’année 1938 où l’on avait obligé tous les spécialistes – médecins, ingénieurs et comptables – à travailler à la brouette et au pic, selon les « directives spéciales » de Moscou. Blagorazoumov avait poussé la brouette pendant deux ans ; à trois reprises, la faim, le froid, le scorbut et les coups l’avaient transformé en crevard. La troisième année, on l’avait autorisé à soigner en qualité d’aide-médecin au poste médical, sous les ordres d’un médecin droit commun. Beaucoup de médecins périrent cette année-là. Blagorazoumov resta en vie et n’oublia jamais la leçon : aucune conversation, jamais, avec personne. De l’amitié, mais uniquement pour « manger et boire un coup ». On l’aimait bien à l’hôpital. Les beuveries des médecins étaient couvertes par les aides-médecins et, quand on ne pouvait les cacher, on traînait Blagorazoumov au cachot, au mitard. Il en ressortait et reprenait ses cours. Nul ne s’en étonnait.
Il enseignait avec application, nous obligeait à noter les choses importantes sous sa dictée, contrôlait systématiquement nos notes et nos études : en un mot, Blagorazoumov était un professeur consciencieux et raisonnable[50].
La pharmacologie nous fut enseignée par un aide-médecin de l’hôpital, Gogobéridzé, ex-directeur de l’Institut de pharmacologie de Transcaucasie. Il possédait bien le russe. Quand il le parlait, il n’avait pas plus d’accent et n’utilisait pas plus de tournures géorgiennes que Staline[51]. Dans le passé, Gogobéridzé avait été un membre éminent du parti : sa signature figure au bas de la « plate-forme des 15 » de Sapronov[52]. De 1928 à 1937, il avait passé son temps en relégation et, en 1937, il avait été de nouveau condamné : quinze ans de camp à la Kolyma. Gogobéridzé avait la soixantaine. Il souffrait d’hypertension. Il savait qu’il allait bientôt mourir et ne craignait pas la mort. Il haïssait les crapules et, quand il découvrit qu’un médecin de son service, un dénommé Krol, acceptait des pots-de-vin et commettait des exactions à l’encontre des détenus, Gogobéridzé le rossa et l’obligea à restituer des bottes en box-calf et un pantalon rayé. Gogobéridzé ne quitta jamais la Kolyma. Il fut libéré avec relégation à perpétuité à Narym, mais il obtint l’autorisation de remplacer Narym par la Kolyma. Il vécut au bourg de Iagodnoïé et y mourut au début des années cinquante.
Parmi nos enseignants, le docteur Krol de Kharkov, spécialiste en dermato-vénérologie était le seul droit commun. Tous nos professeurs s’efforçaient de nous inculquer l’honnêteté morale et, au cours de digressions lyriques, ils esquissaient un idéal de probité, essayaient de nous inculquer le sens des responsabilités dans cette grande tâche qui consiste à aider un malade et, qui plus est, un malade-détenu, un détenu de la Kolyma, nous répétant tous, chacun comme il le pouvait, ce qui leur avait été inculqué dans leur jeunesse par l’Université, les facultés de Médecine, le serment d’Hippocrate. Tous, sauf Krol. Lui, nous brossait d’autres perspectives, il abordait notre futur travail d’un autre point de vue, qu’il connaissait beaucoup mieux. Il ne cessait de nous dépeindre la prospérité matérielle des aides-médecins. « Vous gagnerez de quoi vous acheter du beurre », nous disait-il avec un sourire carnassier. Krol fricotait sans cesse avec les voleurs, ils venaient même le voir à la pause entre les cours. Il vendait, achetait, troquait sans guère se gêner devant ses élèves. Traiter l’impuissance de certains chefs lui assurait de solides revenus ainsi que leur protection pendant sa détention. Il entreprenait dans ce domaine de mystérieuses opérations de guérisseur : il n’y avait personne pour le juger, il avait des relations haut placées.
Les deux beignes qu’il reçut de l’aide-médecin Gogobéridzé n’entamèrent pas sa sérénité :
— Tu te laisses emporter, mon gars, tu te laisses emporter ! déclara-t-il à Gogobéridzé, vert de rage.
Krol était l’objet du mépris général, de ses collègues enseignants comme de ses élèves. De plus, ses cours étaient confus, car il n’avait aucun talent pédagogique. Au moment des examens, la seule matière que je dus reprendre attentivement, avec crayon et papier, fut justement la dermatologie.
Olga Stepanovna Séméniak, ex-titulaire de la chaire de thérapie diagnostique à l’Institut de médecine de Kharkov, ne nous faisait pas de cours théoriques. Mais c’est chez elle que nous fîmes notre pratique. Elle m’apprit les méthodes d’exploration clinique par percussion et auscultation. À la fin de ma pratique, elle m’offrit un vieux stéthoscope – c’est une de mes rares reliques de la Kolyma. Olga Stepanovna avait près de cinquante ans et sa peine de dix ans n’était pas encore terminée. Elle avait été condamnée pour propagande antirévolutionnaire. Son mari et ses deux enfants étaient restés en Ukraine, tous trois avaient péri pendant la guerre. Puis la guerre s’était terminée et la peine d’Olga Séméniak aussi, mais elle n’avait plus où aller. Elle était restée à Magadane après sa libération.
Olga Stepanovna avait passé quelques années dans le camp des femmes d’Elguène. Elle avait trouvé la force de surmonter son immense malheur. C’était une personne qui savait observer, et elle avait vu qu’au camp un seul groupe gardait quelque chose d’humain : les religieux, les hommes d’Église et les membres de sectes. Son propre malheur poussa Séméniak à se rapprocher de ces derniers. Dans sa « petite cabine » de l’hôpital, elle priait deux fois par jour ; elle lisait l’Évangile et s’efforçait d’accomplir de bonnes actions. Ce n’était pas difficile. Personne ne peut apporter autant de bien que le médecin du camp, mais son caractère têtu, emporté, arrogant l’en empêchait. Et sur ce plan, elle ne faisait aucun effort pour s’améliorer.
C’était une responsable de service sévère, pédante, qui menait son personnel à la baguette. Elle était toujours attentionnée envers les malades.
Après la journée de travail, on nourrissait les « étudiants » à la cantine de l’hôpital. D’ordinaire, Séméniak y était attablée, occupé à boire son thé.
— Qu’est-ce que vous lisez en ce moment ?
— Rien, à part mes cours.
— Tenez, lisez ça.
Et elle me tendit un petit livre qui ressemblait à un missel. C’était un volume de Blok, de la petite collection « La Bibliothèque du poète ».
Trois jours plus tard, je lui rendis le livre.
— Vous avez aimé ?
— Oui.
J’avais eu honte de lui dire que je connaissais bien, que j’avais très bien connu ces vers.
— Lisez-moi « La jeune fille chantait dans la chorale de l’église ».
Je lui lus les vers.
— Et maintenant « La lointaine Mary, la lumineuse Mary ».
— Bien. Et maintenant celle-ci…
Je lus « Dans la lointaine petite chambre bleue ».
— Vous comprenez que le petit garçon est mort…
— Oui, bien sûr.
— Le petit garçon est mort, répéta Olga Stepanovna, les lèvres sèches, et elle plissa son beau front blanc. Elle se tut un instant.
— Voulez-vous quelque chose d’autre à lire ?
— Oui, s’il vous plaît.
Olga Stepanovna ouvrit le tiroir de son bureau et en retira un petit livre qui ressemblait au volume de Blok. C’était l’Évangile.
— Lisez, lisez. Et surtout ça : « Aux Corinthiens », de l’apôtre Paul.
Quelques jours plus tard, je lui rendis le livre. L’irréligiosité dans laquelle j’avais passé toute ma vie consciente n’avait pas fait de moi un chrétien. Mais dans les camps je n’avais pas vu de gens plus dignes que les croyants. La dépravation s’emparait de toutes les âmes et seuls les croyants y résistaient. Quinze ans auparavant, c’était ainsi, cinq ans auparavant aussi.
Dans la « petite cabine » de Séméniak, je fis la connaissance de Vassia Chevtsov, un chef de chantier détenu. Ce beau gars d’environ vingt-cinq ans avait beaucoup de succès auprès des dames du camp. Dans le service de Séméniak, c’était Nina, la serveuse, qu’il venait voir. C’était un garçon perspicace et doué, capable de voir bien des choses et aussi de les expliquer. Mais s’il est entré dans ma mémoire, c’est pour une autre raison. Nina était enceinte, et je le lui reprochai.
— Mais c’est elle qui me court après, répondit Chevtsov. Qu’est-ce que je peux y faire ? J’ai grandi au camp. Je me suis retrouvé en prison tout gosse. J’en ai eu, des bonnes femmes, je ne sais même pas combien. Mais tu sais quoi ? Je n’ai jamais passé ne serait-ce qu’une heure au lit avec aucune d’elles. Toujours entre deux portes, ou dans un hangar, presque en marchant. Tu me crois ?
Voilà ce que me racontait Vassia Chevtsov, le plus bel homme de l’hôpital.
Nikolaï Sergueïevitch Minine, le gynécologue-chirurgien, dirigeait le service des femmes. Il ne nous faisait pas de cours, il s’occupait des travaux pratiques en dehors de tout enseignement théorique.
Lors des grandes tempêtes de neige, le bourg de l’hôpital était enfoui jusqu’aux toits et on ne pouvait s’orienter que grâce aux fumées des cheminées. Devant chaque service, on taillait des marches dans l’amas de neige, vers le bas, vers la porte d’entrée. Nous sortîmes de notre dortoir, escaladâmes la congère puis courûmes jusqu’au service des femmes ; à huit heures et demie, nous entrâmes dans le bureau de Minine ; nous enfilâmes une blouse et, après avoir entrouvert la porte, nous nous glissâmes dans la pièce. C’était la réunion d’information quotidienne, la passation des consignes à l’équipe de jour par l’infirmière de nuit. Minine, un vieillard corpulent à barbe blanche, était assis à une petite table et fronçait les sourcils. Le rapport du service de nuit prit fin et Minine fit un geste de la main. Tout le monde se mit à parler… Minine tourna la tête sur sa droite. L’infirmière-chef lui avait apporté, sur un plateau de verre, un petit gobelet plein d’un liquide bleuâtre. Je connaissais bien cette odeur. Minine prit le verre, le vida et lissa ses moustaches blanches.
— De la liqueur La Nuit bleue, dit-il en faisant un clin d’œil aux élèves.
J’ai assisté à plusieurs de ses opérations. Il était toujours « un peu parti » quand il opérait, mais il affirmait que ses mains ne trembleraient pas. Les infirmières du bloc opératoire disaient la même chose. Mais après l’opération, quand il « se lavait », se rinçant les mains dans une grande cuvette, ses gros doigts puissants tremblaient légèrement, et il considérait avec tristesse ses mains indociles et tremblantes.
« Tu as trop travaillé, Nikolaï Serguéievitch, trop travaillé », se murmurait-il à lui-même. Mais il continua d’opérer quelques années.
Avant le camp, il avait travaillé à Leningrad. Arrêté en 1937, il avait poussé la brouette à la Kolyma pendant deux ans. Il était coauteur d’un gros manuel de gynécologie. L’autre auteur s’appelait Sérébriakov. Après l’arrestation de Minine, le manuel fut édité sous le seul nom de Sérébriakov. Quand Minine fut libéré, il n’eut pas la force de se perdre dans toutes sortes de démarches et de chicaneries. Il fut libéré, comme tout le monde, avec interdiction de quitter la Kolyma. Il se mit à boire davantage et, en 1952, se pendit dans sa chambre, au bourg de Débine.
Après la révolution, le vieux bolchevik Nikolaï Serguéievitch Minine avait mené des négociations avec l’ARA au nom du gouvernement soviétique et il avait rencontré Nansen[53]. Plus tard, il avait fait des conférences à la radio sur des sujets antireligieux.
Tout le monde l’aimait beaucoup : on avait l’impression que Minine voulait le bien de tous, alors qu’il ne faisait jamais rien pour personne, ni en bien ni en mal.
Le docteur Sergueï Ivanovitch Koulikov enseignait « la tuberculose ». Dans les années trente, on serinait aux citoyens de la « Grande Terre » que le climat de la Kolyma était semblable à celui de l’Extrême-Orient. Les montagnes de la Kolyma, à ce qu’on prétendait, favorisaient la guérison de la tuberculose et permettaient en tout cas une stabilisation des maladies pulmonaires. Les partisans de cette thèse oubliaient que les monts de la Kolyma sont couverts de marécages, que les torrents des zones aurifères se fraient un chemin à travers ces marécages, que la toundra coupée de forêts de la Kolyma est la plus nuisible des contrées pour les poitrinaires. Ils oubliaient que les Évenques, les Iakoutes et les Ioukaguires[54] de la Kolyma étaient presque tous atteints de tuberculose. On n’avait pas prévu de services de tuberculose dans les hôpitaux pour détenus. Mais le bacille de Koch étant ce qu’il est, il fallut bien en créer, et même d’assez vastes.
En apparence chenu et décrépit, à l’évidence dur d’oreille, Sergueï Ivanovitch avait l’âme et le corps alertes. Il estimait que sa matière était la plus importante de toutes et se mettait en colère quand on venait à le contredire. Il gardait le silence, mais quand il entendait répéter des nouvelles importantes rapportées par les journaux, il avait un sourire moqueur et ses yeux se mettaient à étinceler.
Le docteur Koulikov avait purgé dix ans selon un alinéa de l’article 58. Libéré, il fut « relégué à perpétuité ». Sa famille vint le rejoindre à la Kolyma, sa vieille épouse et leur fille, également phtisiologue.
Boïtchenko, le chimiste, dirigeait les travaux pratiques des élèves en laboratoire. Moi, il ne m’avait pas oublié et me traita avec tout le mépris que méritait un homme ignorant tout de sa matière.
Le cours de neurologie nous était dispensé par Anna Israïlevna Ponizovskaïa. À cette époque, elle était en liberté et réussit même à soutenir sa thèse de doctorat. En détention, elle avait eu l’occasion de travailler pendant quelques années avec un grand neurologue, le professeur Skoblo, qui l’avait d’ailleurs aidée à rédiger son mémoire, du moins l’affirmait-on à l’hôpital. Elle avait rencontré le professeur Skoblo après que j’eus moi-même fait sa connaissance : au printemps 1939, nous avions lavé ensemble les planchers dans le camp de transit de Magadane. Le monde est petit. Anna Israïlevna était une dame pénétrée de son importance. Elle accepta gentiment de nous faire quelques conférences. Ses cours se passèrent de façon tellement solennelle que, de tout son enseignement, je ne retins que le bruissement noir et soyeux de sa robe et l’odeur violente de son parfum : aucune des élèves n’en avait. Il est vrai que le cuisinier avait offert à Nadia Égorova un minuscule flacon d’eau de Cologne bon marché portant le nom de Lilas, mais Nadia la humait avec une telle avidité, une telle parcimonie pendant les cours qu’on ne pouvait rien sentir deux rangs plus loin. Peut-être était-ce le rhume chronique attrapé à la Kolyma qui m’en empêchait.
Je me souviens qu’on apporta des planches illustrées dans la salle de classe – c’était un schéma des réflexes conditionnés, je crois –, mais je ne saurais dire si elles furent de quelque utilité.
On décida de ne rien nous enseigner des maladies mentales, abrégeant encore ainsi un programme déjà bien tronqué. Alors qu’il y avait des enseignants : le président de la commission d’admission aux cours, le docteur Sidkine, était un psychiatre de l’hôpital.
C’est le docteur Zader, un Hongrois pure souche, qui nous enseigna les maladies du nez, de la gorge et des oreilles. C’était un beau garçon aux yeux de veau qui connaissait très mal le russe et ne pouvait pratiquement rien nous transmettre. Il s’était proposé comme enseignant pour pratiquer le russe. Ses cours furent une véritable perte de temps.
Nous tarabustions sans cesse Meyerson, qui avait été alors nommé médecin-chef de l’hôpital, et lui demandions comment faire pour connaître la matière enseignée par Zader.
— Eh bien, si c’est la seule chose que vous ignorez, ce n’est vraiment pas grave ! nous répondait invariablement Meyerson dans son style habituel.
Zader venait tout juste de se retrouver à la Kolyma : cela se passait immédiatement après la guerre. Il fut réhabilité en 1956, mais l’affaire se passa en fin d’année et il décida de ne pas regagner la Hongrie. Comme son travail au Dalstroï lui avait rapporté beaucoup d’argent, il s’installa quelque part dans le Sud. Peu de temps après qu’il eut reçu tous les élèves aux examens, il lui arriva une curieuse histoire.
Le docteur Janos Zader, oto-rhino-laryngologiste, était un prisonnier de guerre, par conséquent un partisan de Szálasi[55]. Il avait été condamné à quinze ans. Il avait rapidement appris le russe. Il était médecin, et l’époque où l’on gardait les médecins aux travaux généraux était révolue – d’ailleurs, cette instruction s’appliquait uniquement à la lettre « T », c’est-à-dire aux trotskistes ; de plus, sa spécialité était des plus « déficitaires » à la Kolyma. Il opérait et soignait bien. Interne au service de chirurgie – travail supplémentaire par rapport à sa spécialité de base – il servait d’assistant, en général au chef de service Meyerson, lors des opérations cavitaires. En un mot, le docteur Zader avait de la chance ; il avait même une certaine clientèle parmi les libres, il portait des vêtements civils, avait les cheveux longs, mangeait à sa faim et aurait eu aussi de quoi s’enivrer, mais il ne buvait pas une goutte d’alcool. Sa réputation n’avait cessé de grandir jusqu’à cette histoire qui priva notre hôpital d’oto-rhino-laryngologiste pour un bon moment.
Tout vint du fait que les érythrocytes, c’est-à-dire les globules rouges, ont une durée de vie de vingt et un jours. Le sang humain vivant se renouvelle sans cesse. Mais, une fois hors de l’organisme humain, le sang ne peut vivre plus de vingt et un jours. Le service de chirurgie avait, comme il se doit, son propre centre de transfusion sanguine, où des libres et des détenus venaient donner leur sang ; les libres recevaient un rouble par centimètre cube, les détenus dix fois moins. Pour tout hypertendu, cela représentait un bon revenu, car on lui en prenait trois à quatre cents grammes par mois : il n’avait qu’à donner son sang – de toute façon, c’était nécessaire à son traitement –, et il touchait en outre une ration supplémentaire et de l’argent. Certains détenus faisant partie du personnel de service (aides-soignants, etc.), ne gardaient leur poste que parce qu’ils donnaient leur sang pour les malades. Ici, on avait nettement plus besoin de transfusions qu’ailleurs ; toutefois, on ne les prescrivait pas, bien entendu, conformément aux indications médicales usuelles (en cas d’épuisement, par exemple), mais uniquement quand cela s’avérait nécessaire à la suite d’une opération ou pour y préparer un malade, ou encore dans des cas extrêmement graves, dans les services thérapeutiques.
Il y avait toujours des réserves de sang au centre de transfusion. L’existence de ces réserves faisait la fierté de notre hôpital. Dans tous les autres hôpitaux, on transfusait directement d’homme à homme. On allongeait le donneur et le receveur côte à côte pendant l’opération.
On jetait le sang qui avait dépassé les délais de conservation.
Non loin de l’hôpital, il y avait un sovkhoze d’élevage de porcs où l’on recueillait de temps en temps le sang des bêtes qu’on abattait pour l’apporter à l’hôpital. Là, on y ajoutait une solution de citrate de sodium pour prévenir la coagulation et on faisait boire cette préparation aux malades : c’était une sorte de « soluté hématogène[56] » artisanal, très nourrissant et fort apprécié des malades qui n’avaient pour toute pitance que diverses soupes liquides et de la bouillie d’orge perlé. Les distributions de « soluté hématogène » aux malades n’avaient rien de nouveau. Un jour, le docteur Meyerson, responsable du service chirurgie, partit en mission, et la responsabilité du service échut au docteur Zader.
En faisant le tour du service, Zader estima qu’il devait également inspecter le centre de transfusion sanguine ; là, il s’aperçut qu’une bonne quantité de sang avait dépassé les délais de conservation, et l’infirmière lui dit qu’elle allait le jeter. Il en fut très étonné.
— Faut-il vraiment le jeter ? demanda-t-il.
L’infirmière lui répondit qu’on procédait toujours ainsi.
— Versez ce sang dans des théières et distribuez-le aux malades graves, ordonna Zader.
L’infirmière distribua le sang et les malades en furent très contents.
— À l’avenir, ajouta le Hongrois, distribuez de même tout le sang qui devient trop vieux.
C’est ainsi qu’on se mit à distribuer le sang des donneurs dans les salles. Une fois revenu, le responsable de service fit un scandale terrible en déclarant que Zader le fasciste abreuvait les malades de sang humain, ni plus ni moins. Les malades l’apprirent le jour même, car dans les hôpitaux les rumeurs se propagent encore plus vite qu’en prison, et ceux qui avaient bu de ce sang furent pris de vomissements. Zader fut suspendu de son travail sans explications, et un rapport détaillé où on l’accusait de tous les crimes possibles vola jusqu’à la Direction sanitaire. Zader, complètement démonté, essaya d’expliquer qu’il n’y avait aucune différence de principe entre une transfusion sanguine dans une veine et l’absorption par voie orale, que ce sang représentait une excellente nourriture complémentaire, mais personne ne voulut l’écouter. On lui rasa les cheveux, on lui ôta son complet de libre, on le transféra en tenue de prisonnier dans l’équipe de Lourié, à l’abattage du bois, et le nom du docteur Zader figurait déjà sur la liste des stakhanovistes du secteur forestier quand on vit arriver une commission dépêchée par la Direction sanitaire que n’inquiétait guère, d’ailleurs, le type de transfusion incriminé, mais plutôt le fait que la clientèle ORL était restée sans médecin. Par chance, le chef de cette commission était un major du service médical de l’armée qui venait d’être démobilisé et qui avait travaillé pendant toute la guerre dans des services de chirurgie du bataillon médical et sanitaire. Ayant pris connaissance du chef d’« accusation », le major eut quelque peine à comprendre de quoi il retournait, pourquoi on poursuivait Zader. Et, quand on lui eut expliqué que Zader avait distribué du sang humain aux malades – qu’« il leur avait donné du sang à boire » –, le major répliqua en haussant les épaules : « J’ai fait la même chose au front pendant quatre ans. Alors quoi, c’est interdit ici ? Je ne sais pas, moi, je débarque. »
On fit revenir Zader de la forêt et on le réintégra à son ancien poste en chirurgie, malgré une protestation écrite du chef de brigade de l’abattage forestier qui estimait qu’on lui enlevait son meilleur bûcheron pour satisfaire le caprice d’un inconnu.
Mais Zader en perdit tout intérêt pour son travail et ne fit plus d’autre projet de rationalisation.
Le docteur Doktor était un salopard fini. On disait que c’était un concussionnaire et un parasite, mais y avait-il à la Kolyma des chefs qui ne l’étaient pas ? Tous étaient des parvenus vindicatifs, et cela aussi, c’était un paradoxe.
Le docteur Doktor haïssait les détenus. On ne peut pas dire qu’il les traitait mal ou avec suspicion. Non, il les tyrannisait, les humiliait quotidiennement et à toute heure, leur cherchait noise, les injuriait et usait largement de son pouvoir illimité – dans le cadre de l’hôpital, s’entend – pour remplir les cachots et les secteurs disciplinaires. Il considérait que les anciens détenus n’étaient pas des êtres humains, et il menaça plus d’une fois le chirurgien Traut, en lui répétant, par exemple, que lui, le docteur Doktor, il n’hésiterait pas une seconde à lui coller une nouvelle peine. Tous les jours, on lui apportait dans son appartement du poisson frais qu’une équipe de « malades » avait pêché en mer au filet, des légumes de serre ou de la viande en provenance de l’élevage de porcs – le tout en quantités telles qu’elles auraient suffi à rassasier Gulliver. Le docteur Doktor avait un domestique, un homme de service pris parmi les détenus, et celui-ci l’aidait à écouler tous ses cadeaux. Des colis de gros gris, la monnaie forte de la Kolyma, arrivaient du continent à l’adresse du docteur Doktor. Il dirigea l’hôpital pendant des années, jusqu’à ce qu’un autre gangster causât sa chute. Le supérieur de Doktor avait fini par trouver que les « prélèvements » effectués sur les gains de Doktor en sa faveur étaient insuffisants.
Mais tout cela se produisit bien après et, à l’époque des cours, Doktor était tout-puissant. Des réunions avaient lieu tous les jours : Doktor y prononçait des discours qui allaient fortement dans le sens du culte de la personnalité. Il était aussi passé maître dans l’art de la rédaction de toutes sortes de « mémorandums » calomniateurs et pouvait « verbaliser » contre n’importe qui.
C’était un chef vindicatif, bassement vindicatif.
« Toi, tu ne m’as pas salué quand on s’est croisés ; alors moi, je vais faire un rapport sur toi – pas une simple dénonciation, mais un “mémorandum” officiel. Je mettrai : “trotskiste endurci et ennemi du peuple”, et tu peux être tranquille, ce sera le gisement disciplinaire, à coup sûr. »
Les cours – sa propre création – le mettaient au désespoir. Trop d’élèves avaient l’article 58 : le docteur Doktor craignait pour sa carrière. Administrateur typique de l’année 1937, le docteur Doktor quitta le Dalstroï à la fin des années quarante mais, quand il s’aperçut que tout était resté comme avant et que, sur le continent, il fallait travailler, il reprit du service à la Kolyma. Bien qu’il lui fallût de nouveau gagner le droit aux primes, il retrouva sa situation d’avant.
Avant les examens de fin d’études, le docteur Doktor fit une inspection, écouta avec bienveillance le rapport sur les succès des élèves, passa ces derniers en revue de son regard bleu pâle, vitreux, et demanda :
— Et ils sont tous capables de poser des ventouses ?
Enseignants et « étudiants » lui répondirent par un rire respectueux. Hélas ! nous n’avions justement pas appris à poser des ventouses : aucun de nous n’imaginait que cette procédure si simple pouvait avoir ses secrets.
C’est le docteur Loskoutov qui nous enseigna la pathologie oculaire. J’eus la chance de connaître Fiodor Éfimovitch Loskoutov et de travailler quelques années avec lui : c’était un des personnages les plus remarquables de la Kolyma. Commissaire de bataillon pendant la guerre civile – une balle de Koltchak s’était logée à jamais dans son poumon gauche –, Loskoutov avait fait ses études de médecine au début des années vingt, puis avait travaillé comme médecin militaire. Une malencontreuse plaisanterie à l’adresse de Staline l’avait conduit devant la cour martiale. Il était arrivé à la Kolyma avec une peine de trois ans et avait passé la première année comme serrurier au gisement Partisan. On l’avait ensuite autorisé à travailler comme médecin. Sa peine de trois ans touchait à sa fin. C’était l’époque connue à la Kolyma et dans toute la Russie sous le nom de garaninchtchina quoiqu’il eût été plus juste de l’appeler pavlovchtchina, du nom du chef du Dalstroï de l’époque. Le colonel Garanine n’était que l’adjoint de Pavlov, le chef des camps, mais il était le président de la « troïka des fusillades » et il signa d’innombrables condamnations à mort pendant toute l’année 1938. Cette année-là, il était effrayant d’être libérable quand on avait l’article 58. Tous ceux dont la peine se terminait étaient menacés d’une « nouvelle affaire » fabriquée de toutes pièces, montée, organisée. On était plus tranquille quand on avait dix ou quinze ans au lieu de trois ou cinq. On respirait mieux.
Loskoutov fut condamné une nouvelle fois – par la troïka de la Kolyma présidée par Garanine –, à dix ans. Médecin très capable, il s’était spécialisé dans la pathologie oculaire, faisait des interventions chirurgicales, et était un spécialiste d’une rare valeur. La Direction sanitaire le garda près de Magadane, au kilomètre 23 : on l’amenait à Magadane sous escorte, quand c’était nécessaire, pour des consultations ou des opérations. Loskoutov, un des derniers médecins de zemstvo[57], était polyvalent : il pouvait faire des opérations cavitaires simples, connaissait la gynécologie et était spécialiste en pathologie oculaire.
En 1947, alors que sa deuxième peine touchait à sa fin, le délégué local Simanovski monta une nouvelle affaire contre lui. On arrêta quelques aides-médecins et infirmières de l’hôpital et on les condamna à diverses peines. Loskoutov, lui, en prit de nouveau pour dix ans. Cette fois, on insista pour qu’il fût éloigné de Magadane et transféré au « Berlag », un nouveau camp « intérieur » de la Kolyma à régime sévère pour les récidivistes politiques. Pendant quelques années, les autorités de l’hôpital réussirent à éviter le Berlag à Loskoutov mais, finalement, il s’y retrouva bel et bien, et sa troisième peine se termina en 1954, grâce aux décomptes des journées de travail. En 1955, il fut complètement réhabilité pour ses trois condamnations.
Au moment de sa libération, il possédait un change de linge, une vareuse et un pantalon.
Doté des plus hautes qualités morales, le docteur Loskoutov voua toute son activité médicale, toute sa vie de médecin de camp à un seul objectif : aider activement les gens, essentiellement les détenus. Et ce ne fut pas seulement une aide médicale. Il passait son temps à résoudre les problèmes d’Untel, à recommander tel autre pour un travail à la sortie de l’hôpital, à offrir de la nourriture, à apporter des cadeaux : une pincée de gros gris à l’un, un morceau de pain à un autre. Les malades considéraient que c’était une véritable chance de se retrouver dans son service (il était en thérapeutique).
Il s’affairait, faisait des démarches, écrivait des requêtes.
Et il ne le fit pas seulement pendant un mois ou un an, non, mais vingt années durant, jour après jour, n’obtenant des autorités que des peines supplémentaires.
L’Histoire connaît d’autres personnages semblables : le médecin de prison Fiodor Pétrovitch Haas sur lequel A.F. Koni[58] a écrit un livre. Mais Haas vivait à une autre époque. Les années soixante du siècle passé étaient une période d’essor moral de la société russe. On ne peut en dire autant des années trente du XXe siècle. Dans une atmosphère de dénonciations, de calomnies, de châtiments et d’arbitraire, de condamnations tombant l’une après l’autre pour des affaires créées de toutes pièces à l’aide de provocateurs, il était bien plus difficile de faire de bonnes actions que du temps de Haas.
Pour l’un, Loskoutov obtenait un retour sur le continent à titre d’invalide, à l’autre il trouvait un travail léger : sans poser de questions au malade, il disposait de son sort de manière intelligente et efficace.
Fiodor Éfimovitch Loskoutov était peu instruit au sens scolaire du terme : il n’avait pas fait de longues études avant d’entrer à la faculté de médecine. Mais il avait beaucoup lu, beaucoup observé la vie, beaucoup réfléchi et jugeait librement des sujets les plus variés : c’était un homme d’une vaste culture.
Modeste au plus haut point, se gardant bien de juger trop vite, c’était un homme remarquable. Il avait un défaut : à mon avis, son aide n’était pas assez sélective ; c’est la raison pour laquelle les truands essayèrent de « lui passer le mors », sentant en lui le fameux « point faible ». Mais il finit par faire la part des choses.
Trois condamnations à des peines de camp, la vie angoissante de la Kolyma avec les menaces des autorités, les humiliations et l’incertitude du lendemain ne réussirent pas à faire de Loskoutov un sceptique ni un cynique.
Lorsqu’il put jouir d’une véritable liberté, qu’il fut réhabilité et toucha en même temps une grosse somme d’argent, il continua d’en donner à qui en avait besoin, d’aider les gens, et ne posséda pas un change de linge en trop, malgré son salaire mensuel de quelques milliers de roubles par mois.
Tel était notre professeur de pathologie oculaire. Après les cours, c’est chez lui que je travaillai pendant quelques semaines – mes premières semaines d’aide-médecin. Mon premier soir s’achevait à la salle de soins. On amena un malade avec un abcès à la gorge.
— Qu’est-ce que c’est ? me demanda Loskoutov.
— Un abcès à la gorge.
— Et comment on le soigne ?
— Il faut faire sortir le pus en veillant à ce que le malade n’avale pas de liquide.
— Faites bouillir les instruments.
Je mis les instruments dans le stérilisateur, les fis bouillir et appelai Loskoutov.
— C’est prêt.
— Amenez le malade.
Le malade s’assit sur un tabouret, bouche ouverte. Une lampe éclairait son larynx.
— Vous pouvez vous laver les mains, Fiodor Éfimovitch.
— Non. Vous, lavez-vous les mains, dit Loskoutov. C’est vous qui allez effectuer cette opération.
Une sueur froide me coula dans le dos. Mais je savais pertinemment que, tant qu’on n’a pas fait quelque chose de ses propres mains, on ne peut pas prétendre en être capable. Ce qui ne paraît pas trop difficile se révèle insurmontable, alors que ce qui semble complexe devient incroyablement simple.
Je me lavai les mains et m’approchai du malade d’un pas décidé. Ses yeux grands ouverts me contemplaient avec reproche et terreur.
Je calculai bien mon coup et perçai l’abcès, qui était mûr, du côté émoussé du bistouri.
— La tête, la tête, cria Fiodor Éfimovitch.
J’eus le temps d’incliner la tête du malade en avant et il cracha le pus en plein sur ma blouse.
— Et voilà, c’est tout. Allez changer de blouse.
Le lendemain, Loskoutov m’envoya au « dispensaire » de l’hôpital en m’ordonnant de prendre la tension de tous les malades. Muni de l’appareil de Riva-Rocci[59], je relevai la tension des soixante malades et notai les chiffres par écrit. C’étaient des hypertendus. Je pris les tensions au « dispensaire » pendant toute une semaine, dix fois par malade, et c’est après seulement que Loskoutov me montra leurs fiches.
J’étais heureux de pouvoir m’exercer sans témoin. Bien des années plus tard, je compris que cela avait été voulu, afin de me permettre de m’acclimater tranquillement ; rien à voir avec le premier cas, où il fallait de la rapidité dans la décision, une main sûre.
Chaque jour je découvrais quelque chose de nouveau que je connaissais déjà, en fait, pour l’avoir appris au cours.
Fiodor Éfimovitch ne démasquait pas les simulateurs ni les « aggravateurs ».
— Ce sont eux qui imaginent, disait-il avec tristesse, qu’ils simulent ou aggravent leurs symptômes. Ils sont bien plus sérieusement malades qu’ils ne le croient. La simulation et l’aggravation, sur fond de dystrophie alimentaire et de marasme psychique qui caractérise la vie de camp, est un phénomène que personne, personne, n’a décrit…
Alexandre Alexandrovitch Malinski, qui nous enseignait la médecine interne, était un farceur, un sanguin, bien propre, bien nourri, rasé de frais, avec des cheveux grisonnants, et qui commençait à prendre du poids. Il avait les lèvres rose foncé, en forme de cœur. Des grains de beauté aristocratiques en relief tremblotaient sur son dos écarlate : il apparaissait parfois ainsi devant les élèves aux bains de l’hôpital, au sauna. Il était le seul médecin de la Kolyma, le seul homme dans toute la Kolyma, je crois, à mettre, pour dormir, une longue chemise d’homme faite sur mesure, qui lui arrivait aux chevilles. On s’en aperçut à la faveur d’un incendie survenu dans son service. On réussit tout de suite à l’éteindre et on l’oublia très vite, mais, pour ce qui était de la chemise de nuit du docteur Malinski, elle alimenta les conversations de tout l’hôpital pendant des mois.
Ancien chargé de cours de perfectionnement pour médecins à Moscou, il eut du mal à s’adapter au niveau de connaissances des étudiants.
Il y avait sans cesse entre le professeur et ses auditeurs une certaine froideur, une distance. Alexandre Alexandrovitch aurait bien voulu supprimer cette barrière, mais il ne savait pas comment s’y prendre. Il inventa quelques anecdotes plus ou moins vulgaires, ce qui ne rendit pas sa discipline plus accessible.
Manquait-il de matériel ? Cependant, même aux cours d’anatomie, nous avions dû nous passer de squelette. Oumanski nous avait dessiné les os nécessaires au tableau.
Malinski s’efforçait de tout cœur de nous apporter un maximum de connaissances. Le camp n’ayant guère de secrets pour lui – il avait été arrêté en 1937 –, il nous donna pendant ses cours nombre de précieux conseils concernant l’éthique du médecin dans sa version concentrationnaire : « Apprenez à croire le malade », nous exhortait avec ardeur Alexandre Alexandrovitch en sautillant près du tableau et en le criblant de petits coups de craie. Nous parlions alors de sciatique, de lumbagos, mais nous comprenions bien que cet appel concernait des choses bien plus importantes : il s’agissait de l’attitude que devait avoir la vraie médecine au camp, la monstruosité de la vie carcérale ne devait pas détourner un médecin de sa vraie voie.
Nous devons beaucoup au docteur Malinski, pour ses informations, ses connaissances ; malgré sa tendance à se montrer distant et supérieur, qui ne nous inspirait pas de sympathie, nous reconnaissions ses mérites.
Alexandre Alexandrovitch supportait bien le climat de la Kolyma. Après sa réhabilitation, il décida de lui-même de finir sa vie à Seïmtchane, un des centres de cultures maraîchères de la Kolyma.
Alexandre Alexandrovitch lisait régulièrement les journaux, mais ne disait à personne ce qu’il en pensait : l’expérience, l’expérience… Pour ce qui était des livres, il ne lisait que des ouvrages de médecine.
La responsable des cours était la doctoresse Tatiana Mikhaïlovna Ilina, une libre, sœur de Sergueï Iline, le célèbre footballeur, comme elle avait coutume de dire en se présentant. C’était une dame qui s’efforçait d’être dans le « ton » des autorités supérieures, jusque dans les choses les plus futiles. Elle fit une brillante carrière à la Kolyma. Sa flagornerie morale ne connaissait pratiquement pas de bornes. Un jour, elle me demanda de lui trouver « quelque chose de bien » à lire. Je lui rapportai un véritable trésor : un tome d’Hemingway comprenant La Cinquième Colonne et Quarante-huit récits[60]. Ilina tourna et retourna le livre couleur cerise entre ses mains, le feuilleta et dit :
— Non, reprenez-le : c’est du luxe, nous, il nous faut du pain noir.
C’étaient à l’évidence les mots d’un autre, des paroles hypocrites qu’elle prononça avec un évident plaisir, mais pas vraiment à propos. Après cet affront, je cessai de songer à jouer un rôle de conseiller littéraire auprès de la doctoresse Ilina.
Tatiana Ilina était mariée. Elle était arrivée à la Kolyma avec ses deux enfants, en qualité d’épouse, accompagnée de son mari. Ce dernier, un officier d’active, avait signé un contrat avec le Dalstroï à la fin de la guerre et était venu dans le Nord-Est avec sa famille : on continuait d’y bénéficier des rations d’officier, des grades et des privilèges, et lui avait une famille nombreuse : deux enfants. Il fut nommé chef de la section politique d’une des Directions minières de la Kolyma, une fonction des plus importantes, qui correspondait presque à un poste de général et qui, de plus, offrait des perspectives. Mais Nikolaïev – c’était le nom de famille du mari de Tatiana Mikhaïlovna – avait du discernement, une morale et n’était pas un carriériste. Quand il vit l’arbitraire, les spéculations, les dénonciations, les vols, les mauvais tours, le parasitisme, les pots-de-vin et la dilapidation des fonds de l’État, ainsi que toutes les cruautés auxquelles se livraient les autorités de la Kolyma aux dépens des détenus, il se mit à boire. Il comprit et condamna, profondément et à jamais, l’influence délétère de la cruauté humaine. Il observa la vie sous ses couleurs les plus effroyables, bien plus terrifiantes que celles des années passées au front. Ce n’était ni un concussionnaire ni un salaud. Il sombra dans l’alcoolisme.
Il fut très vite démis de ses fonctions de chef de la section politique et, en un temps très court – deux ou trois ans, pas plus – il dégringola tous les échelons pour se retrouver au poste mal rétribué et négligeable d’inspecteur de la KVTch de l’hôpital, réservé aux détenus. La pêche devint pour lui un exutoire indispensable. Au fin fond de la taïga, au bord d’une rivière, Nikolaïev se sentait mieux, plus tranquille. Quand son contrat arriva à terme, il regagna le continent.
Tatiana Mikhaïlovna ne le suivit pas. Au contraire, elle entra au parti et commença sa carrière. Ils se partagèrent les enfants : la fille resta avec le père et le garçon avec la mère.
Mais tout cela survint beaucoup plus tard. À l’époque, Tatiana Mikhaïlovna était la responsable diligente et pleine de tact de nos cours. Craignant les détenus, elle s’efforçait d’avoir le moins de contacts possible avec eux ; apparemment, elle ne s’était même pas encore choisi de domestique parmi les détenues.
La chirurgie – générale et spécialisée – nous était enseignée par Meyerson. C’était un élève de Spassokoukotski[61], un chirurgien promis à un bel avenir et à une grande destinée scientifique. Seulement voilà, il avait épousé une parente de Zinoviev[62] ; arrêté en 1937, il fut condamné à dix ans en tant que chef d’une organisation terroriste, antisoviétique et saboteur… En 1946, quand on créa les cours d’aide-médecin, il venait juste d’être libéré. (Il avait passé moins d’un an aux travaux généraux, avait travaillé comme chirurgien pendant presque toute sa détention.) C’était l’époque où les « relégations à perpétuité » étaient à la mode, et Meyerson fut lui aussi condamné à un éternel exil. Comme il venait d’être libéré, il était excessivement prudent, officiel, inaccessible. Son bel avenir réduit à néant et son aigreur cherchaient un exutoire et le trouvaient dans des pointes, des moqueries…
Ses cours étaient excellents. Ayant été privé, pendant dix ans, de son activité d’enseignement qu’il aimait tant – les entretiens occasionnels avec les infirmières du bloc opératoire ne comptaient pas, bien entendu –, il retrouvait, pour la première fois, un auditoire, des « étudiants », des élèves qui aspiraient à acquérir des connaissances médicales. Que l’effectif des élèves fût à ce point hétérogène ne le gênait en rien. D’abord, ses cours furent brillants, captivants. La première interrogation fut une douche froide pour le fougueux Meyerson. L’auditoire était composé de gens trop simples : il fallut expliquer, et en détail, des mots comme « élément » et « forme ». Meyerson le comprit, en fut extrêmement affligé, mais ne le montra point et s’efforça de s’adapter au niveau des élèves. Il dut s’aligner sur les plus faibles, Ainö la Finlandaise, Silantiev le directeur de magasin, etc.
— Une fistule se forme, disait le professeur. Qui sait ce qu’est une fistule ?
Silence.
— C’est un trou, un trou comme ça…
Ses cours perdirent de leur éclat tout en gardant leur valeur.
En bon chirurgien, Meyerson méprisait ouvertement toutes les autres spécialités de la médecine. Dans son service, il avait imposé à son personnel des mesures de stérilisation pratiquement comparables à celles de la capitale, veillant scrupuleusement à ce que fussent respectées les exigences des cliniques chirurgicales. Mais, dans les autres services, il se conduisait avec une négligence voulue. Lorsqu’il venait en consultation dans n’importe quel service de soins, il n’ôtait jamais sa pelisse ni sa chapka et s’asseyait en manteau au chevet du malade. Il le faisait exprès et cela ressemblait à un affront. Pourtant, les salles étaient propres et, une fois le médecin parti, des aides-soignants épongeaient longuement les traces humides des bottes de feutre de Meyerson en ronchonnant. C’était un des divertissements du chirurgien. Meyerson avait la langue bien pendue et il était toujours prêt à déverser sur un thérapeute sa bile, sa colère, son mécontentement à l’égard du monde entier.
Aux cours, il ne s’amusait pas. Tout en exposant chaque chose de façon claire, précise et exhaustive, il savait trouver des exemples accessibles à tous, des illustrations vivantes, et quand il voyait qu’on assimilait bien, il était content. Chirurgien en chef de l’hôpital, il en devint plus tard le médecin-directeur et, à nos cours, son opinion était décisive pour tous les problèmes de notre vie. En présence des élèves, tous ses actes, toutes ses paroles étaient réfléchis et rationnels.
C’était Meyerson qui opérait le jour où, blottis dans un coin du bloc opératoire, vêtus de blouses stériles mises pour la première fois et affublés de fantastiques masques en gaze, nous assistâmes à notre première vraie opération. C’était toujours la même infirmière qui l’assistait : Nina Dmitrievna Khartchenko, une contractuelle, secrétaire des Jeunesses communistes de l’hôpital. Meyerson lui lançait des ordres brefs :
— Pince !
— Aiguille !
Et Khartchenko prenait les instruments sur une table pour les placer soigneusement dans la main tendue du chirurgien, revêtue d’un gant en caoutchouc jaune pâle.
À un moment, elle se trompa d’instrument et Meyerson jura grossièrement, jetant la pince à terre. La pince tinta, Nina Dmitrievna rougit et lui passa, d’un geste craintif, l’instrument demandé.
Nous étions peinés pour Khartchenko et furieux contre Meyerson. Nous estimions qu’il n’aurait pas dû se comporter ainsi. Ne serait-ce qu’à cause de nous, s’il était vraiment aussi grossier.
Après l’opération, nous adressâmes quelques mots de sympathie à Nina Dmitrievna.
— Écoutez, les gars, dit-elle d’un ton sérieux et confidentiel, le chirurgien est responsable de l’opération.
Il n’y avait ni gêne ni colère dans sa voix.
Comme s’il avait deviné tout ce qui se passait dans la tête des néophytes, Meyerson consacra le cours suivant à un sujet particulier. Ce fut un cours brillant, traitant de la responsabilité du chirurgien, de la volonté du chirurgien et de la nécessité de briser celle du malade, de la psychologie du médecin et du malade.
Ce cours suscita l’enthousiasme général et depuis lors, nous autres étudiants, nous plaçâmes Meyerson au-dessus de tous.
Son cours sur « les mains du chirurgien » fut tout aussi brillant, poétique même, et se déroula dans une grande exaltation : il parla de l’essence de la profession médicale, de la notion de stérilisation. Meyerson le fit comme pour lui-même, presque sans nous regarder. Il raconta de nombreuses histoires. Par exemple, celle de la clinique de Spassokoukotski où l’on fut pris de panique lorsque des malades eurent une mystérieuse infection après des opérations stériles, et où l’on finit par découvrir une verrue sur le doigt d’un assistant. Ce fut un cours sur la structure de la peau, sur l’irréprochabilité en chirurgie.
Ce fut également un exposé sur la raison pour laquelle aucun chirurgien, aucune infirmière de bloc opératoire ou aucun aide-médecin de chirurgie n’ont le droit de prendre part aux « travaux de choc », de faire un travail physique. Et derrière tout cela, nous vîmes se profiler la lutte passionnée que le chirurgien Meyerson menait depuis des années contre les autorités incultes du camp.
Parfois, le jour consacré à la vérification des connaissances, Meyerson réussissait à terminer son interrogation plus vite que prévu. Il consacrait alors le reste du temps à des récits passionnants « sur le sujet » : sur d’éminents chirurgiens russes, Oppel[63], Fiodorov[64], et surtout sur Spassokoukotski que Meyerson adulait. Tout cela était fin, intelligent et utile – authentique. Notre façon de considérer le monde changeait, nous devenions des hommes de médecine grâce à Meyerson. Nous apprenions à penser en médecins, nous y parvenions. Aucun de nous n’était plus le même à l’issue de ces cours où l’on nous enseigna en huit mois le programme de deux années d’école.
Plus tard, Meyerson quitta Magadane pour Neksikane et la Direction de l’Ouest. En 1952, il fut brusquement arrêté et transféré à Moscou – on voulait le « relier » à l’affaire des médecins[65] –, et il fut libéré en même temps qu’eux, en 1953. Revenu à la Kolyma, Meyerson y travailla peu de temps, car il avait peur de rester plus longtemps dans une contrée aussi « instable » et dangereuse. Il regagna le continent.
Il y avait un club à l’hôpital, mais les élèves n’y allaient pas, à l’exception des filles, de Jenka Kats et de Borissov.
Il nous semblait sacrilège de consacrer ne serait-ce qu’une heure de temps libre à autre chose qu’à l’étude. Nous travaillions jour et nuit. Au début, j’essayai de recopier mes notes au propre dans un cahier prévu pour cela, mais je n’avais ni assez de temps ni assez de papier.
L’hôpital du camp était déjà plein de gens qui revenaient de la guerre ; émigrants russes de Mandchourie, Japonais prisonniers auxquels on donnait du riz à la place du pain, et de centaines de personnes condamnées pour sabotage par des tribunaux militaires. Mais nous n’en étions pas encore arrivés au stade de répression atteint un peu plus tard, quand, à la fin de la période de navigation de 1946, en plein mois de décembre, on utilisa les pompes à incendie pour asperger d’eau les cinq mille détenus du paquebot KIM, lors d’une traversée qui s’était prolongée. Nous participâmes alors de plein droit, en tant qu’aides-médecins, au transport et à l’amputation de ces malades gelés, et ce ne fut pas à Magadane.
Tous les jours, nous étions dévorés d’inquiétude : n’allait-on pas annuler les cours ? Les rumeurs, plus effrayantes les unes que les autres, m’empêchaient de dormir. Mais nos études progressaient peu à peu, et vint enfin le jour où les pires pleurnichards et sceptiques se prirent à respirer.
Plus de trois mois s’étaient écoulés, et les cours se poursuivaient. Nous fûmes alors la proie de nouvelles inquiétudes : allions-nous réussir l’examen final ? Car ces cours étaient une institution tout à fait officielle, qui nous donnait le droit de soigner. Il est vrai qu’en 1953, le département sanitaire du Dalstroï expliqua aux organes de santé publique de Kalinine que ce diplôme n’était valable qu’à la Kolyma, mais les responsables ne tinrent pas compte d’une limitation aussi curieuse des compétences médicales.
Le plus triste, c’était que le programme, tronqué, nous donnait seulement une formation d’infirmiers. Mais cela aussi, c’était secondaire. Le pire, c’est qu’on ne nous délivra aucun diplôme. « Les certificats seront insérés dans vos dossiers pénitentiaires », nous expliqua Ilina. Or il apparut qu’il n’y avait pas trace de nos études dans nos dossiers. Après avoir été libérés, certains d’entre nous durent rassembler des témoignages certifiés par les professeurs des cours.
Après les trois premiers mois d’étude, le temps se mit à filer à une vitesse effrayante. Voir approcher le jour de l’examen ne nous réjouissait guère : il allait sonner le glas de notre vie extraordinaire au kilomètre 23. Nous qui connaissions la Kolyma, nous, les vétérans de 1937, savions qu’il ne pouvait y avoir de vie meilleure. Voilà pourquoi nous étions tristes et inquiets – modérément, d’ailleurs, car la Kolyma nous avait appris à ne pas penser au-delà du lendemain.
Le jour de l’examen était proche. On disait déjà ouvertement qu’on allait transférer notre hôpital à cinq cents kilomètres au fin fond de la taïga, sur la rive gauche de la Kolyma, au bourg de Débine.
Un mois avant la fin des cours, on nous fit passer un examen blanc portant sur toutes les matières. Je n’attachai aucune importance à cet événement, et ce n’est qu’à l’issue de l’examen final que je me rendis compte que tous les sujets tirés par les élèves au véritable examen n’étaient qu’une répétition des questions posées à l’examen « préliminaire », et ce dans toutes les matières. Bien sûr, les membres de la commission – de hautes autorités du département sanitaire du Dalstroï – pouvaient poser des questions complémentaires, et ils ne s’en privèrent pas. Mais le fait de tirer un sujet connu permit aux candidats de manifester une certaine assurance et joua un rôle important dans la première impression produite sur les examinateurs. Je me souviens encore aujourd’hui de ma question en chirurgie : « La dilatation variqueuse des veines. »
Avant l’examen, une rumeur rassurante avait circulé : tout le monde serait reçu, tout le monde sans exception, personne ne serait privé du modeste diplôme d’aide-médecin. Ce fut en effet le cas.
Peu à peu, nos connaissances s’étaient affermies, élargies. Nous avions cessé d’être des étrangers à l’hôpital : nous étions des initiés, des membres du grand corps médical. Les médecins aussi bien que les infirmières se mirent à nous considérer sous ce jour.
Nous avions cessé d’être des gens ordinaires, nous étions devenus des spécialistes.
Et, pour la première fois à la Kolyma, je me sentais indispensable – à l’hôpital, au camp, à la vie, à moi-même. J’avais le sentiment d’être un homme jouissant de tous ses droits, que personne ne pouvait insulter, dont nul ne pouvait se moquer.
Et, bien qu’il y eût ensuite beaucoup de chefs qui m’envoyèrent au cachot pour divers délits transgressant le régime du camp – délits inventés ou réels –, même au cachot, j’étais toujours un homme dont l’hôpital avait besoin. Dès que je sortais du cachot, je reprenais mon travail d’aide-médecin.
Mon amour-propre brisé en mille éclats avait trouvé la colle, le ciment indispensable qui permettait de rassembler ce qui avait été brisé.
Les cours se terminaient et les jeunes gens se trouvèrent des jeunes femmes, comme il se doit. Mais ceux qui étaient plus âgés ne permirent pas à l’amour d’intervenir dans leur destin. L’amour était une mise trop dérisoire dans le grand jeu du camp. On nous avait enseigné l’abstinence pendant des années : nous avions bien retenu la leçon.
Un amour-propre exacerbé grandissait en moi. Aux cours, je considérais toute bonne réponse émanant d’un autre comme un affront personnel, une offense. Je devais être capable de répondre à toutes les questions du professeur.
Nos connaissances augmentaient peu à peu mais, surtout, notre champ d’intérêt se faisait plus vaste, nous posions toutes sortes de questions aux médecins ; et tant pis si elles étaient stupides ou naïves. Au demeurant, les médecins ne le pensaient pas. Chaque question recevait sa réponse, ferme, catégorique. Les réponses entraînaient de nouvelles questions. Nous ne nous risquions pas encore à des discussions médicales entre nous : cela aurait été trop présomptueux.
Mais… un jour, on m’appela pour soigner une épaule démise. Le médecin fit une anesthésie à l’éther, et moi je remis l’épaule en place avec le pied, selon le procédé d’Hippocrate. Je sentis quelque chose claquer sous mon talon, et l’os de l’épaule reprit sa place habituelle. J’en fus heureux. Tatiana Mikhaïlovna Ilina, qui avait assisté à l’opération, me dit :
— Voyez comme vous avez été bien formé ! Et je ne pus qu’être d’accord avec elle.
Bien entendu, je n’allai pas une seule fois au cinéma ni aux spectacles de la brigade culturelle qui, à Magadane comme à l’hôpital, était composée de gens instruits, et se distinguait par son inventivité et son bon goût – du moins pour ce qui pouvait passer au travers de la censure de la KVTch. À la tête de la brigade culturelle de Magadane, se trouvait alors L.V. Varpakhovski qui, plus tard, devint à Moscou le metteur en scène principal du théâtre Ermolova. Je n’avais pas le temps ; d’ailleurs, les mystères de la médecine qui m’étaient peu à peu dévoilés m’intéressaient beaucoup plus.
La terminologie médicale n’était plus du chinois. Je pouvais m’attaquer à des articles et à des livres de médecine sans crainte, sans ressentir de l’impuissance.
J’avais cessé d’être un homme ordinaire. Je devais être capable de donner les premiers soins, de comprendre l’état d’un malade grave, ne serait-ce que dans les grandes lignes. Lorsque la vie d’un homme était en danger, je devais m’en rendre compte. C’était à la fois magnifique et inquiétant. J’avais peur : saurais-je remplir ce grand devoir ?
Je savais me servir d’une poire à lavement, d’un appareil de Bobrov[66], d’un scalpel, d’une seringue… Je savais refaire le lit d’un malade grave et je pouvais montrer comment le faire aux aides-soignants. Je pouvais aussi leur expliquer pourquoi il faut désinfecter, nettoyer.
J’avais appris des milliers de choses que j’ignorais auparavant – des choses nécessaires, indispensables, utiles.
Les cours sont terminés ; petit à petit les nouveaux aides-médecins sont envoyés sur leur lieu de travail. Et voici que le soldat d’escorte tient entre les mains une liste, sur laquelle mon nom figure aussi. Mais je suis le dernier à grimper dans le camion. Je conduis des malades sur la Rive Gauche. Le camion est bondé, je m’assois le dos contre le rebord de la benne. Pendant que je me frayais une place, ma chemise s’est relevée, le vent souffle à travers les ouvertures de la benne. J’ai entre les mains un paquet contenant des fioles : de la valériane, de l’extrait de muguet, de l’iode, du chlorure d’ammonium. Et, à mes pieds, j’ai un sac plein à craquer : ce sont mes cahiers de cours. Pendant des années, ces cahiers seront mon plus fidèle soutien jusqu’à ce qu’un jour, en mon absence, un ours qui s’était introduit dans ma petite infirmerie de la taïga ne réduise toutes mes notes en lambeaux après avoir cassé toutes mes boîtes et mes fioles.
1960