Alias Berdy
Une anecdote qui s’est transformée en symbole mystique… Une réalité vivante, car des personnes réelles ont bien côtoyé le lieutenant Kijé[124] comme s’il avait été un être vivant ; tout ce que Iouri Tynianov a si bien raconté, je ne l’ai pas considéré pendant longtemps, comme le récit d’un fait réel. Pour moi, l’histoire étonnante des temps de Paul n’était qu’un trait d’esprit génial, une méchante plaisanterie de quelque puissant oisif de l’époque, qui s’était transformée, à l’insu de l’auteur, en un témoignage éclatant sur les traits caractéristiques d’un règne. La sentinelle de Leskov[125] est une histoire qui se situe sur le même plan, qui atteste de la permanence des mœurs de l’autocratie. Mais le fait même du « lapsus écrit » du tsar m’avait inspiré des doutes… jusqu’en 1942.
Ce fut le lieutenant Kourchakov qui découvrit l’évasion, à la gare de Novossibirsk. On sortit tous les détenus du wagon et on les compta sous une pluie fine et froide, on les passa en revue d’après la liste des articles et des peines – en vain. Il y avait trente-huit rangs de cinq et, au trente-neuvième rang, il n’y avait qu’un homme au lieu de deux, comme au départ. Kourchakov maudit l’instant où il avait accepté de prendre le convoi sans les dossiers pénitentiaires, avec tout juste une liste, où l’évadé figurait sous le numéro soixante. La liste était froissée ; de plus, il n’y avait pas moyen de la protéger de la pluie. Kourchakov était tellement troublé qu’il arrivait à peine à déchiffrer les noms ; d’ailleurs, les lettres étaient réellement floues. Le numéro soixante n’était pas là. On avait déjà parcouru la moitié du chemin. On punissait sévèrement ce genre de bévue et Kourchakov faisait déjà son deuil des galons et de la ration d’officier. Il avait également peur d’être expédié au front. C’était la deuxième année de guerre, mais Kourchakov avait eu la chance de servir dans la garde d’escorte. Il s’était taillé une réputation d’officier consciencieux et soigneux. Des dizaines de fois, il avait escorté des convois, grands et petits, il en avait transporté par le train, il avait même été chargé de convois spéciaux et n’avait jamais eu d’évasion. Il avait reçu d’ailleurs la médaille du « mérite militaire » – on décernait aussi de telles décorations aux fins fonds de l’arrière.
Assis dans le wagon où se trouvait la garde, Kourchakov, de ses doigts tremblants, glissant à cause de la pluie, examinait le contenu de son malencontreux pli : le certificat de ravitaillement, la lettre de la prison adressée au camp où il emmenait le convoi et la liste, la liste, la liste… Or, dans tous les papiers, à toutes les lignes, il ne voyait que le chiffre 192. Cent quatre-vingt-onze détenus étaient enfermés dans des wagons hermétiquement clos. Les gens, trempés, juraient et, après avoir ôté leurs vestons et leurs manteaux, s’efforçaient de les faire sécher au vent qui passait par la fente des portes du wagon.
Kourchakov était désorienté, accablé par cette évasion. Les soldats d’escorte qui n’étaient pas de corvée se taisaient peureusement dans un coin du wagon, et le visage de l’adjoint de Kourchakov, l’adjudant-chef Lazarev, reflétait alternativement tout ce qu’exprimait le visage de son chef : l’impuissance, la peur…
— Que faire, dit Kourchakov, que faire ?
— Passe voir un peu la liste.
Kourchakov tendit à Lazarev quelques feuillets froissés et tenus par une épingle.
— Numéro soixante, dit Lazarev. Alias Berdy, article 162, peine : dix ans. Voilà, dit Lazarev en soupirant. Voilà. Un fauve.
De fréquents rapports avec le monde des truands avaient appris aux soldats d’escorte à utiliser l’argot des truands, le vocabulaire des voleurs ; on y appelle « fauves » les habitants de l’Asie centrale, du Caucase et de la Transcaucasie.
— Un fauve, confirma Kourchakov. À tous les coups, il ne sait pas parler russe. Un de ces types qui mugissent aux appels. On va nous écorcher vifs pour ça, vieux… Et Kourchakov approcha la liste de ses yeux et lut haineusement : Berdy…
— Et peut-être qu’on ne nous fera rien, dit tout à coup Lazarev d’une voix raffermie.
Ses yeux brillants et fureteurs se tournèrent vers le ciel :
— J’ai une petite idée.
Il chuchota rapidement quelque chose à l’oreille de Kourchakov.
Le lieutenant secoua la tête avec méfiance.
— Ça ne marchera pas…
— On peut toujours essayer, dit Lazarev, ou alors c’est le front, pour sûr… la guerre, pour sûr.
— Vas-y, dit Kourchakov. On va rester ici encore deux bonnes journées : je me suis renseigné à la gare.
— Donne-moi de l’argent, dit Lazarev.
Il revint dans la soirée.
— Un Turkmène, dit-il à Kourchakov.
Kourchakov alla aux wagons, ouvrit la porte du premier et demanda aux détenus s’il n’y avait pas parmi eux quelqu’un qui saurait au moins quelques mots de turkmène. Du wagon, on lui répondit que non et il n’alla pas plus loin. Il transféra un des détenus « avec ses affaires » dans le wagon d’où s’était enfui le détenu et les soldats d’escorte poussèrent dans le premier wagon un homme aux vêtements déchirés, enroué, qui criait quelque chose d’important, d’effroyable, dans une langue incompréhensible.
— Ils l’ont rattrapé, ces maudits, dit un grand détenu en faisant une place à l’évadé.
Celui-ci étreignit les jambes du grand type et se mit à pleurer.
— Arrête, tu m’entends, arrête, dit le grand d’une voix enrouée.
Le fuyard disait quelque chose très vite.
— Je ne comprends pas, mon vieux, dit le grand. Tiens, prends de la soupe, il m’en reste dans la gamelle.
Le fuyard lampa la soupe et s’endormit. Le lendemain matin, il cria et pleura de nouveau, il sauta hors du wagon et se jeta aux pieds de Kourchakov. Les soldats d’escorte le repoussèrent dans le wagon et, jusqu’à la fin du voyage, le fuyard resta étendu sous les châlits, n’en sortant que pour les distributions de nourriture. Il ne disait mot et pleurait.
La remise du convoi se passa très bien pour Kourchakov. Après avoir envoyé une bordée de jurons à l’adresse de la prison qui avait expédié le convoi sans les dossiers pénitentiaires, le commandant de service sortit pour réceptionner le convoi et commença l’appel d’après la liste. Cinquante-neuf personnes firent un pas de côté, mais la soixantième ne bougea pas.
— C’est un fuyard, dit Kourchakov. Il m’avait échappé à Novossibirsk, mais on l’a rattrapé. Au marché. Il nous a donné du fil à retordre. Je vous le montrerai. Un fauve : il ne sait pas un mot de russe.
Kourchakov fit sortir Berdy en le tenant par l’épaule. Les culasses des fusils claquèrent et Berdy pénétra dans le camp.
— Quel est son nom ?
— Eh bien, voilà, montra Kourchakov.
— Alias Berdy, lut le commandant. Article 162, peine : dix ans. Un fauve, mais combatif !
Et, d’une main ferme, le commandant inscrivit en face du nom de Berdy : « Porté à l’évasion, a tenté de s’enfuir en cours de route. »
Une heure plus tard, on convoqua Berdy. Il sauta sur ses pieds tout réjoui : il pensait que tout allait s’éclaircir et qu’on allait le libérer aussitôt. Il courut joyeusement devant l’homme d’escorte.
On l’emmena au bout de la cour, dans une baraque entourée d’une triple rangée de fils de fer barbelé, et on le poussa par la porte la plus proche dans l’obscurité puante d’où émergeaient des bruits de voix.
— Un fauve, les gars.
Je rencontrai Alias Berdy à l’hôpital. Il parlait déjà un peu le russe et me raconta que, trois ans auparavant, au marché de Novossibirsk, un soldat russe, un homme de patrouille comme il l’avait cru, avait longuement essayé de lier conversation avec lui. Le soldat avait emmené le Turkmène à la gare pour vérification d’identité. Et là, il avait déchiré ses papiers et l’avait poussé dans un wagon de détenus. Le véritable nom de Berdy était Tochaïev, c’était un paysan d’un aoul perdu situé près de Tchardjaou. En quête de nourriture et d’un travail, il avait fini par échouer à Novossibirsk en compagnie d’un gars de son village qui savait le russe ; ce dernier s’était éloigné alors qu’ils étaient au marché. Lui, Tochaïev, avait déjà adressé plusieurs réclamations, mais il n’avait pas encore obtenu de réponse. Aucun dossier pénitentiaire le concernant n’était encore arrivé et il faisait partie du groupe des « non-enregistrés », des gens qui se trouvaient en détention sans documents. Il s’était maintenant habitué à répondre au nom d’Alias ; il voulait rentrer chez lui ; ici, il faisait froid et il était souvent malade ; il avait écrit chez lui, mais n’avait pas reçu de lettres, peut-être parce qu’on le transférait si souvent d’un endroit à l’autre.
Alias Berdy avait appris à parler russe mais, en trois ans, il n’avait pas réussi à se servir d’une cuiller. Il prenait sa gamelle à deux mains : la soupe était toujours à peine tiède, la gamelle ne pouvait brûler ni les doigts ni les lèvres… Berdy buvait sa soupe et ramassait du doigt ce qui restait au fond… Il mangeait aussi la bouillie avec ses doigts, en laissant la cuiller de côté. C’était un divertissement pour toute la salle. Après avoir mâché un morceau de pain, Berdy le transformait en pâte qu’il pétrissait avec de la cendre recueillie dans le poêle. Ayant obtenu une pâte ferme, il en faisait une boule et la suçait. C’était du haschisch, de l’anacha[126], de l’opium. Personne ne se moquait de cet ersatz, chacun avait dû plus d’une fois hacher des feuilles de bouleau séchées ou des racines de groseilliers pour les fumer en guise de gros gris.
Berdy fut étonné de voir que je compris tout de suite le fond de l’affaire : l’erreur de la dactylo qui avait numéroté la liste des surnoms de l’homme portant le numéro cinquante-neuf ; le désordre et la confusion qui régnaient lors des départs hâtifs des convois de prison pendant la guerre ; la peur d’esclaves de Kourchakov et de Lazarev devant leurs supérieurs.
Mais il existait un homme : le numéro cinquante-neuf ; lui, aurait pu dire que « Berdy » c’était son surnom. Il aurait pu, bien sûr. Mais chacun s’amuse comme il peut. Chacun est heureux de semer la confusion dans les rangs des autorités. Seul un cave aurait pu mettre les autorités sur la voie de la vérité, pas un truand. Le numéro cinquante-neuf était un truand.
1959