Lida

La peine de camp, la dernière peine de camp de Krist fondait peu à peu. La glace morte de l’hiver était minée par les petits ruisseaux printaniers du temps. Krist avait appris à ne pas prêter attention au décompte des jours de travail, un procédé qui détruisait la volonté de l’homme, un mirage d’espérance qui corrompait l’âme des prisonniers. Mais la marche du temps s’accélérait : il en est toujours ainsi quand la fin de la peine approche ; heureux ceux qu’on a libérés soudainement, avant l’heure !

Krist chassait toute pensée d’éventuelle liberté, de ce qu’on appelait liberté dans son univers…

C’était très difficile, la liberté. Krist le savait par expérience. Il savait qu’il faudrait réapprendre la vie ; il savait à quel point il serait ardu d’intégrer un monde régi par d’autres échelles de valeurs, d’autres unités de mesure morales, de ressusciter les notions qui avaient été les siennes avant l’arrestation. Ces notions n’étaient pas des illusions, mais les lois d’un autre monde, le monde d’avant.

Être à la veille de sa libération était difficile, mais c’était aussi merveilleux, car il se trouvait toujours, il émergeait toujours du fin fond de l’âme des forces qui donnaient à Krist de l’assurance dans son comportement, de l’audace dans ses actions, et c’est d’un regard ferme qu’il voyait poindre l’aube de son lendemain.

Krist n’avait pas peur de la vie, mais il savait aussi qu’il ne fallait pas plaisanter avec elle : la vie est chose sérieuse.

Krist savait encore ceci : redevenu « libre », il resterait marqué à jamais, à jamais stigmatisé ; il serait toujours un gibier pour les meutes que les maîtres de la vie pouvaient à chaque instant lâcher.

Mais Krist ne craignait pas les poursuites. Il avait encore beaucoup de forces : des forces morales plus grandes même qu’auparavant et des forces physiques bien moindres…

La chasse de 1937 avait conduit Krist en prison, elle lui avait valu une seconde condamnation plus importante et, une fois cette nouvelle peine purgée, il en avait reçu une troisième, encore plus longue. Mais, avant la peine de mort, il restait quelques degrés, quelques marches de cet effrayant escalator vivant qui reliait l’homme à l’État.

Être au seuil de la liberté était dangereux. Pendant la dernière année, tout détenu dont la peine se terminait faisait l’objet d’une véritable traque, peut-être prescrite ou élaborée par Moscou, car sans la volonté de cette dernière, « pas un cheveu ne tomberait » et ainsi de suite. Une traque faite de provocations, de dénonciations et d’interrogatoires. Les sons de l’effrayant orchestre de jazz du camp, l’octuor avec « sept cafards et une mouche », retentissent de plus en plus fort, de plus en plus distinctement aux oreilles de ceux qui attendent leur libération. Le ton devient de plus en plus sinistre, et rares sont ceux qui par hasard franchissent sans problème ce casier, cette nasse, ce bolier, ce filet pour gagner la haute mer où, pour l’homme qui sort d’un camp, il n’y a nul repère, nul chemin sûr, pas de jours ni de nuits sans danger.

Tout cela, Krist le savait, il l’avait fort bien compris, il en était conscient depuis longtemps, et il se protégeait comme il pouvait. Il était impossible toutefois de se sentir complètement à l’abri.

C’était la fin de sa troisième peine, celle de dix ans, mais il était difficile de faire le compte de toutes les arrestations, des affaires intentées contre lui, des tentatives avortées pour lui coller une nouvelle peine. C’étaient là sa victoire et sa chance. Krist n’avait d’ailleurs pas essayé de les compter. Cela porte malheur au camp.

Il fut un temps où Krist, alors âgé de dix-neuf ans, avait été condamné pour la première fois. L’abnégation, l’esprit de sacrifice même, le refus de commander, le désir de tout faire de ses propres mains, tout cela avait toujours cohabité chez lui avec un refus passionné de se soumettre aux ordres, à l’opinion et à la volonté d’autrui. Au plus profond de son âme, Krist avait toujours gardé le désir de se mesurer avec l’homme qui était assis à la table de l’instruction, désir qu’avaient forgé en lui son enfance, ses lectures, les gens qu’il avait connus dans sa jeunesse ou ceux dont il avait entendu parler. Des hommes de cette trempe, il y en avait beaucoup en Russie, dans la Russie des livres à tout le moins, dans le monde dangereux des livres.

Krist avait été classé dans tous les fichiers de l’Union soviétique comme faisant partie du « mouvement », et quand on avait donné le signal de la chasse suivante, il était parti pour la Kolyma avec le sceau mortel de KRTD. Un « sigle », un « siglard » avec la lettre la plus dangereuse : T. Une feuille de papier pelure collée dans son dossier pénitentiaire : les « directives spéciales » de Moscou ; Krist avait eu l’occasion de consulter ce feuillet mortel : le texte reproduit par phototypie était illisible, ou alors c’était le dixième double d’un document tapé à la machine, mais le nom y avait été transcrit d’une main ferme, de l’écriture paisiblement nette d’un fonctionnaire, à croire que tout texte était superflu, que le nom serait marqué à la bonne place, sur la bonne ligne, sans qu’on eût besoin d’y voir. « Pendant la détention, interdire tout contact téléphonique et postal, n’utiliser qu’à des travaux physiques pénibles, faire un rapport une fois par trimestre. »

Les « directives spéciales », c’était l’ordre de tuer, de ne pas relâcher vivant, et Krist le comprenait. Seulement, il n’avait pas le temps d’y penser. Ni l’envie.

Toutes les victimes des « directives spéciales » savaient que ce papier pelure obligeait les autorités futures du camp – du soldat d’escorte au chef de la direction – à surveiller, rapporter, punir, et que le moindre petit chef qui manquerait de zèle en éliminant ceux qui en faisaient l’objet serait lui-même dénoncé par ses camarades, ses collègues de travail. Il serait mal vu des autorités supérieures. Sa carrière au camp n’irait pas loin s’il ne prenait pas une part active à l’exécution des ordres de Moscou…

Il y avait peu de détenus sur le site de prospection du charbon. Le comptable de la prospection qui était en même temps le secrétaire du chef, un droit commun nommé Ivan Bogdanov, avait souvent bavardé avec Krist. Un bon poste venait de se libérer, celui de gardien. L’ancien gardien, un vieil Estonien, était mort d’une crise cardiaque. Krist rêvait d’avoir son poste, mais il n’avait pas été pris… Bogdanov l’écoutait jurer :

— Tu as les directives spéciales, dit-il.

— Je sais.

— Et tu sais comment ça marche ?

— Non.

— Il y a deux exemplaires du dossier pénitentiaire. L’un suit l’intéressé et lui sert de passeport, l’autre doit être conservé à la direction des camps. Le second est bien sûr inaccessible, mais personne ne le consulte jamais. L’important, c’est l’exemplaire qui est ici, celui qui te suit.

On transféra bientôt Bogdanov ailleurs et il vint faire ses adieux à Krist directement au travail, au puits de prospection. Un petit feu fumigène chassait les moustiques des alentours des fouilles. Ivan Bogdanov s’assit sur le bord du puits et sortit un papier de sous sa chemise, un feuillet très fin et décoloré.

— Je pars demain. Voici tes directives spéciales.

Krist les lut. Et les retint à jamais. Ivan Bogdanov prit le feuillet et le fit brûler dans le feu, sans le lâcher tant que la dernière lettre ne fut pas consumée.

— À la bonne heure…

— Porte-toi bien.

Le chef fut remplacé. Krist avait connu d’innombrables chefs dans sa vie. Le secrétaire du chef fut remplacé.

Krist commença à se sentir très fatigué à la mine et il savait ce que cela signifiait. La fonction de conducteur de treuil devint vacante. Mais Krist n’avait jamais eu affaire à la mécanique, même un phonographe lui inspirait méfiance et crainte. Il fut rassuré par Sémionov, le truand qui quittait le poste de conducteur de treuil pour un meilleur travail.

— Toi, le cave, t’es un de ces ânes, il n’y a rien à faire ! Vous êtes tous pareils, les caves. De quoi tu as peur ? Un détenu ne doit craindre aucune mécanique. C’est le moment d’apprendre. Il n’y a aucune responsabilité. Il faut de l’audace, c’est tout. Empoigne donc les leviers et ne me retiens pas ici, ou je vais rater mon coup, moi aussi.

Bien que Krist sût parfaitement que les truands, c’était une chose, et qu’un cave, surtout avec le sigle KRTD, c’en était une autre quand il y allait de la responsabilité, il se sentit malgré tout gagné par l’assurance de Sémionov.

C’était toujours le même répartiteur qui dormait sur place, dans un coin de la baraque. Krist alla le trouver.

— Mais tu as les directives spéciales.

— Comment je peux savoir, moi ?

— Toi, évidemment tu l’ignores. Eh bien, moi aussi, supposons que je n’aie pas vu ton dossier. On va essayer.

C’est ainsi que Krist devint conducteur de treuil : il levait et baissait les manettes du treuil électrique, il déroulait le câble d’acier qui faisait descendre les wagonnets dans la mine. Il se reposa un peu. Un mois. Puis arriva un droit commun mécanicien et on renvoya Krist à la mine : il poussait les wagonnets, pelletait le charbon et se disait que le droit commun mécanicien ne resterait pas non plus à un travail aussi insignifiant, sans « bénefs », que celui de conducteur de treuil à la mine, que seul un « siglard » comme lui pouvait y voir le paradis et que, lorsque le droit commun mécanicien serait parti, lui, Krist, manipulerait de nouveau ces leviers bénis et enclencherait l’interrupteur du treuil.

Krist n’avait pas oublié un seul jour passé au camp. De là-bas, de la mine, on l’avait emmené à la zone spéciale, on l’avait jugé et on lui avait collé cette fameuse peine dont la fin était proche.

Krist avait obtenu un diplôme d’aide-médecin, il était resté en vie et surtout, il avait acquis son indépendance, important atout de la profession médicale dans l’Extrême-Nord, au camp. Maintenant, Krist dirigeait le service d’accueil d’un grand hôpital du camp.

Il était impossible de survivre. La lettre T dans le sigle de Krist était une marque, un traumatisme, un stigmate au nom duquel on l’avait persécuté pendant des années en l’obligeant à rester dans des gisements d’or par moins soixante degrés. En le tuant par un travail pénible, le travail inhumain des camps célébré comme étant l’affaire d’honneur, de gloire, de vaillance et d’héroïsme ; en le livrant aux coups des gradés, aux crosses des soldats d’escorte, aux poings des chefs de brigade, aux bourrades des coiffeurs et aux coudes des camarades… En le tuant par la faim, la lavasse du camp.

Aucun autre article du code n’était aussi dangereux pour l’État que le sien, l’article-sigle avec la lettre T : Krist le savait, l’avait vu et observé un nombre incalculable de fois. Ni la trahison de la patrie, ni le terrorisme, ni tout cet effrayant bouquet d’alinéas de l’article 58. Le sigle à quatre lettres de Krist était la marque de la bête qu’il fallait tuer, qu’on avait ordonné d’abattre.

Toutes les escortes de tous les camps du pays, aujourd’hui comme à l’avenir, pourchasseraient ce sigle : aucun chef au monde ne voudrait faire montre de faiblesse s’agissant de détruire pareil « ennemi du peuple ».

À présent, Krist était aide-médecin dans un grand hôpital, il luttait constamment contre les truands, contre cet univers du crime que l’État avait appelé à son secours en 1937 pour détruire Krist et ses camarades.

À l’hôpital, Krist travaillait beaucoup sans ménager son temps ni ses forces. Conformément aux injonctions permanentes de Moscou, les autorités supérieures avaient plus d’une fois ordonné que des gens comme Krist soient privés de leur travail, envoyés aux travaux généraux, expédiés au loin. Mais le directeur de l’hôpital était un ancien de la Kolyma et il savait ce que valait l’énergie de gens comme Krist. Il comprenait très bien que celui-ci se donnait complètement à sa tâche. Et Krist savait que le directeur le comprenait.

Et voilà : son temps de détention fondait lentement, comme la glace hivernale dans une région où il n’y a pas de pluies tièdes au printemps pour transfigurer la vie, juste le lent travail destructeur d’un soleil tantôt glacial, tantôt brûlant. La peine fondait comme la glace, elle s’amenuisait. Sa fin approchait.

L’effroyable se faisait de plus en plus proche. Tout son avenir allait être empoisonné par cet important renseignement sur sa condamnation, l’article-sigle KRTD. Ce sigle allait lui fermer toutes les portes, sa vie entière, n’importe où dans le pays, pour n’importe quel emploi. Non seulement la lettre T allait le priver de passeport, mais elle ne lui permettrait jamais d’avoir un travail, elle l’empêcherait de quitter la Kolyma. Krist avait suivi avec attention la libération de ces rares personnes qui, comme lui, avaient survécu jusque-là, bien que marquées autrefois de la lettre T : dans le verdict de Moscou, dans le formulaire-passeport du camp, dans leur dossier pénitentiaire.

Krist essayait d’évaluer la mesure exacte de cette force d’inertie qui dirigeait les gens, de la jauger en toute lucidité.

Dans le meilleur des cas, on le laisserait à son poste, à ce même travail à la fin de sa peine. On ne l’autoriserait pas à quitter la Kolyma. Et même ce travail, il n’y resterait que jusqu’au premier signal, aux premières notes de la trompe qui sonnerait la curée.

Que faire ? Peut-être que le plus simple serait la corde… Beaucoup avaient résolu le problème de cette façon. Non, Krist se battrait jusqu’au bout. Il se battrait comme une bête, comme on le lui avait appris dans cette longue traque de l’homme par l’État.

Krist resta de longues nuits sans dormir, à penser à sa peine et à l’inévitable libération. Il ne maudissait personne, il n’avait pas peur. Il cherchait.

L’inspiration lui vint brutalement, comme toujours. Brutalement, mais après une tension incroyable : pas une tension de son esprit, des forces de son cœur, mais une tension de tout son être. Elle lui vint comme surgissent les meilleurs vers, les meilleures lignes d’un récit. On y pense jour et nuit sans résultat, et puis c’est l’illumination, le bonheur du mot juste trouvé, la joie de la décision prise. Pas la joie de l’espoir : il y avait eu trop de déceptions, d’erreurs et de coups du sort sur la route de Krist.

Or l’illumination vint : Lida…

Krist travaillait depuis longtemps dans cet hôpital. Son dévouement, son ingérence permanente dans ses moindres affaires – pour le plus grand bien de l’hôpital – avaient assuré une situation particulière au détenu Krist. L’aide-médecin Krist n’était pas le responsable en titre de la salle d’accueil. C’était une fonction réservée aux travailleurs libres. Le responsable, personne ne savait qui c’était : le bulletin de paie du titulaire était toujours un casse-tête que deux hommes, le directeur de l’hôpital et le chef-comptable, avaient à résoudre tous les mois.

Pendant toute sa vie consciente, Krist avait aimé la puissance réelle et non les honneurs. Ce qui l’avait attiré dans l’activité littéraire du temps de sa jeunesse, ce n’était ni la gloire ni la célébrité, mais la conscience de ses propres forces et de sa capacité d’écrire, de créer quelque chose de nouveau, bien à lui, que personne d’autre ne pourrait faire.

Légalement, les maîtres de la salle d’accueil étaient les médecins de garde, mais il y en avait trente, et seule la mémoire de Krist était capable d’enregistrer la succession d’ordres, de politiques en cours au camp, de lois du monde des détenus et de leurs maîtres. Ces problèmes étaient complexes, ils n’étaient pas à la portée du premier venu. Mais ils exigeaient de l’attention et devaient être respectés, et les médecins de garde le comprenaient parfaitement. Dans la pratique, c’était Krist qui décidait de l’hospitalisation d’un malade. Les médecins le savaient et ils avaient même eu des ordres personnels du directeur en ce sens, tacites bien entendu.

Deux ans plus tôt, le médecin de garde, un détenu, avait pris Krist dans un coin…

— J’ai là une fille…

— Pas question.

— Attends. Moi, je ne la connais pas. Voilà de quoi il retourne.

Le médecin murmura des mots grossiers et honteux à l’oreille de Krist. Le fond de l’affaire était le suivant : le chef d’un secteur du camp, d’un département, poursuivait de ses assiduités sa secrétaire, une détenue de droit commun, bien entendu. Son mari de camp avait été envoyé depuis belle lurette pourrir dans une zone disciplinaire sur ordre de ce chef. Mais la jeune femme avait refusé de coucher avec lui. Et maintenant que son convoi passait à proximité, elle essayait de se faire hospitaliser pour lui échapper. Après guérison, on ne renvoie jamais les malades de l’hôpital Central à l’endroit d’où ils sont venus : elle se retrouverait donc ailleurs. Peut-être dans un lieu où le chef en question ne pourrait l’atteindre.

— Ah bon, dit Krist. Allons, montre-moi cette fille !

— Elle est là. Entre, Lida !

Une jeune femme blonde de petite taille se planta devant Krist et soutint résolument son regard.

Combien de gens avaient pu défiler sous les yeux de Krist, tout au long de sa vie ! Combien de milliers de regards compris et devinés ! Krist se trompait rarement, très rarement.

— Bien, dit-il, vous pouvez l’hospitaliser.

Le petit chef qui avait amené Lida se précipita à l’hôpital pour protester. Mais, pour les surveillants de l’hôpital, un sous-lieutenant n’était pas un gradé. On ne le laissa pas entrer à l’hôpital. Il n’arriva pas non plus à rencontrer le colonel, le directeur de l’hôpital, il ne fut reçu que par le commandant : le médecin-chef. Après une très longue attente, il obtint un rendez-vous et exposa son affaire. Le médecin-chef le pria de ne pas essayer d’apprendre aux médecins de l’hôpital qui était malade et qui ne l’était pas. Et puis, pourquoi le lieutenant s’intéressait-il donc tant à sa secrétaire ? Il n’aurait qu’à en demander une autre quand il serait de retour dans son secteur, et on lui en enverrait une. En un mot, le médecin-chef n’avait plus de temps à perdre. Au suivant !

Le lieutenant repartit en jurant et disparut pour toujours de la vie de Lida.

Or, Lida resta à l’hôpital : elle travaillait dans un bureau et participait aux activités du cercle artistique amateur. Krist ne sut jamais quel était son article ; il ne s’intéressait d’ailleurs pas à l’article des gens qu’il rencontrait au camp.

L’hôpital était grand. Un énorme bâtiment de deux étages. Deux fois par jour, l’escorte amenait la relève de service depuis la zone du camp. Médecins, infirmières, aides-médecins, aides-soignants et tous les employés se changeaient sans bruit au vestiaire et se dispersaient sans bruit dans les différents services de l’hôpital ; ce n’est qu’arrivés sur leur lieu de travail qu’ils se transformaient en Vassili Fiodorovitch, Anna Nikolaïevna, Katia ou Pétia, Vaska la grande perche ou Jenka le grêlé, selon leur fonction : médecin, infirmière, aide-soignant ou personnel de service[76].

Travaillant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, Krist ne retournait pas au camp. Parfois, il croisait Lida et ils échangeaient un sourire. Tout cela s’était passé deux ans auparavant. Les chefs de toutes les sections de l’hôpital avaient déjà été remplacés deux fois. Plus personne ne se souvenait des circonstances de l’hospitalisation de Lida. Restait à voir si Lida, elle, s’en souvenait.

La décision fut arrêtée et, pendant le rassemblement du personnel, Krist s’approcha de Lida.

Le camp n’aime pas le sentimentalisme ni les longues et inutiles entrées en matière ou explications : il n’aime pas les « approches ».

Lida et Krist étaient tous deux des anciens de la Kolyma.

— Écoute, Lida, tu travailles à la section de l’enregistrement ?

— Oui.

— C’est toi qui tapes les papiers pour les libérations ?

— Oui, répondit Lida. Le chef sait taper aussi. Mais il le fait mal, il gaspille les formulaires. Alors, c’est toujours moi qui tape ces papiers-là.

— Tu vas bientôt taper les miens.

— Félicitations…

Lida enleva un grain de poussière invisible de la blouse de Krist.

— Tu vas taper les anciennes condamnations ? Il y a une colonne pour ça ?…

— Oui, il y en a une.

— Dans le mot KRTD, saute la lettre T.

— J’ai compris, dit Lida.

— Si le chef le remarque à la signature, tu n’auras qu’à sourire et dire que tu t’es trompée. Que tu as gaspillé un formulaire…

— Je sais ce que j’ai à faire…

Dehors, le personnel se mettait en rangs.

Deux semaines plus tard, on appela Krist et on lui remit un certificat de libération sans la lettre T.

Deux amis ingénieurs et un médecin accompagnèrent Krist au service des passeports pour voir quel type de document on allait lui délivrer. On pouvait aussi bien lui refuser le passeport en tant que… Les papiers devaient être remis dans un petit guichet, la réponse était donnée au bout de quatre heures. Krist déjeuna sans inquiétude chez son ami médecin. Il faut savoir se forcer à absorber son déjeuner, son dîner ou son petit déjeuner dans de telles circonstances.

Quatre heures plus tard, le petit guichet cracha le papier lilas d’un passeport annuel.

— Annuel ? demanda Krist, perplexe, en donnant à sa question un sens particulier.

Un visage de militaire bien rasé se montra dans le guichet :

— Annuel. On n’a pas de formulaires de passeports pour cinq ans. Comme vous devriez en avoir. Si vous voulez attendre jusqu’à demain, on doit nous en apporter. On recopiera. Sinon, vous changerez le passeport l’année prochaine.

— Le mieux, c’est que je le change dans un an.

— Bien sûr.

Le guichet se referma.

Les amis de Krist étaient stupéfaits. Un des ingénieurs dit que Krist était un veinard, l’autre y vit un adoucissement du régime attendu depuis longtemps, la fameuse première hirondelle qui nécessairement, obligatoirement, annonce le printemps. Quant au médecin, il prit cela pour une manifestation de la volonté de Dieu.

Krist n’eut pas un mot de remerciement pour Lida. D’ailleurs, elle n’en attendait pas. Pour un tel service, on ne remercie pas. La reconnaissance n’est pas de mise.

1965

Récits de la Kolyma
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