Bogdanov

Bogdanov était un dandy. Toujours rasé de près, propre et fleurant bon le parfum (Dieu seul sait ce qu’était ce parfum !), il portait un luxueux bonnet à oreillettes en peau de jeune renne dont les noirs et larges rubans de moire formaient un nœud compliqué, une veste iakoute brodée de couleurs vives et des bottes en cuir de renne décorées. Il avait les ongles bien polis, son sous-col était amidonné et d’un blanc immaculé. Pendant toute l’année 1938, l’année des exécutions, Bogdanov travailla comme délégué du NKVD à l’une des Directions de la Kolyma. Des amis le cachèrent au Lac Noir, dans une prospection de charbon, lorsque les trônes du Commissariat du peuple à l’Intérieur se mirent à vaciller et les têtes des chefs à tomber l’une après l’autre. Le nouveau chef aux ongles polis surgit au fin fond de la taïga où il n’y avait jamais eu la moindre saleté depuis la création du monde ; il y apparut avec sa famille, une épouse et trois enfants en bas âge. Ni les enfants ni la femme de Bogdanov n’avaient le droit de sortir de leur maison, aussi ne les vis-je que deux fois : à leur arrivée et à leur départ.

Tous les jours, le magasinier devait lui livrer des vivres ; les travailleurs transportèrent jusqu’à l’appartement du chef un tonneau d’alcool de deux cents litres, en le faisant rouler sur des planches, un chemin de bois construit pour l’occasion en pleine taïga. L’alcool, c’était l’essentiel, le plus précieux, ainsi qu’on l’avait expliqué à Bogdanov à la Kolyma. Un chien ? Non, Bodganov n’en avait pas. Ni chien ni chat.

À la prospection, il y avait une baraque d’habitation et les tentes des travailleurs. Tout le monde vivait sous le même toit : travailleurs libres et zékas. Il n’y avait aucune différence entre eux, ni pour les châlits ni pour les objets dont ils se servaient, car les libres, détenus de la veille, n’avaient encore pu se procurer de ces fameuses valises fabriquées à la main que connaissait bien tout zéka.

Il n’y avait pas non plus de différence dans l’emploi du temps, le « régime », parce que le chef précédent, qui vivait à la Kolyma pratiquement depuis la création du monde et avait mis en exploitation beaucoup de gisements, ne pouvait supporter, pour on ne sait quelle raison, les « à vos ordres » et les « permettez de vous rapporter… ». Du temps de Paramonov – c’était le nom de l’ancien chef – nous n’avions jamais eu d’appels ; pourtant, nous nous levions dès l’aube et nous couchions au crépuscule. D’ailleurs, le soleil polaire ne quittait pas le ciel pendant le printemps et le début de l’été : à quoi auraient servi des appels ? La nuit dans la taïga est courte. Nous n’avions pas non plus appris à « saluer » le chef. Quant à ceux qui en avaient l’habitude, ils s’étaient empressés d’oublier avec joie ce savoir humiliant. Voilà pourquoi, lorsque Bogdanov entra dans la baraque, personne ne cria : « Attention ! » et Rybine, un des nouveaux travailleurs, continua de rapetasser son imperméable en grosse toile.

Bogdanov en fut indigné. Il cria qu’il allait mettre de l’ordre chez les fascistes. Que la politique du pouvoir soviétique avait deux fonctions : corriger et punir. Et que lui, Bogdanov, nous jurait qu’il allait essayer sur nous la deuxième sans restriction et que l’absence d’escorte ne nous aiderait en rien. Dans la baraque des zékas, nous étions cinq ou six à être concernés par son discours, cinq, plus vraisemblablement, la cinquième place étant occupée à tour de rôle par l’un des deux gardiens de nuit.

En partant, Bogdanov saisit la porte en bois de notre tente – il avait très envie de la faire claquer, mais la grosse toile souple ne fit que se balancer sans bruit. Le lendemain, on nous lut un ordre, destiné à nous, les cinq détenus, ainsi qu’au gardien absent, le premier ordre du nouveau chef.

D’une voix forte et grave, le secrétaire nous lut la première œuvre littéraire du nouveau chef : « L’ordre no 1 ». Paramonov, comme on l’apprit plus tard, n’avait même pas de registre des ordres, et on utilisa à cette fin un gros cahier neuf de la petite fille de Bogdanov, une écolière.

« J’ai constaté un relâchement chez les détenus du district houiller ; ces derniers ne respectent pas la discipline du camp, ne se lèvent pas pour les appels et ne saluent pas leur chef. »

« Estimant qu’il s’agit là d’une violation des lois fondamentales du pouvoir soviétique, je propose catégoriquement… »

Suivait un « emploi du temps » composé en fonction des souvenirs que Bogdanov avait gardés de son précédent travail.

Le même ordre instituait un staroste, nommait un homme de service qui devait cumuler cette fonction avec son travail principal. Dans la tente, on mit des rideaux en grosse toile pour séparer les purs des impurs. Les impurs prirent cela avec indifférence, mais les purs – impurs de la veille – ne pardonnèrent jamais cette disposition à Bogdanov. Cet ordre sema la discorde entre les travailleurs libres et le chef.

Totalement ignorant en matière de production, Bogdanov se déchargea sur le chef de travaux ; tout le zèle administratif de ce gradé de quarante ans qui s’ennuyait se reporta sur les six détenus. Chaque jour, il démasquait des délits, des infractions au régime du camp qui frôlaient le crime. On construisit en grande hâte un cachot dans la taïga, on commanda un verrou métallique au forgeron, Moïsseï Moïsseïevitch Kouznetsov ; la femme du chef dut sacrifier son propre cadenas. Celui-ci servit beaucoup. Tous les jours, on mettait un des détenus au cachot. Le bruit courut qu’une escorte, un détachement de la garde allait bientôt arriver.

On cessa de nous distribuer les rations polaires de vodka. Pour le sucre et le gros gris, on fixa des normes.

Tous les soirs, on convoquait un des zékas au bureau pour d’interminables entretiens avec le chef de district. Il m’arriva aussi d’être convoqué. Tout en feuilletant mon épais dossier pénitentiaire, Bogdanov me lisait des extraits d’interminables mémorandums, littéralement emballé par leur tournure et leur style. C’était à se demander s’il ne craignait pas de désapprendre à lire : il n’y avait aucun livre dans l’appartement du chef, à l’exception de quelques livres d’enfants en piteux état.

Un beau jour, je m’aperçus à mon grand étonnement que Bogdanov était tout pris de boisson. L’odeur de son parfum bon marché se mêlait à celle de son haleine, qui empestait l’alcool. Il avait les yeux troubles et ternes, mais son élocution était parfaite. D’ailleurs, tout ce qu’il disait était parfaitement banal.

Le lendemain, je demandai au travailleur libre Kartachov, au secrétaire du chef, si je ne me trompais pas…

— C’est maintenant que tu as compris ? Il est tout le temps saoul. Dès l’aube. Il ne boit pas beaucoup, mais dès qu’il sent son ivresse se dissiper, il reprend un demi-verre. À peine dessoûlé, il en reprend un autre. Il bat sa femme, le salaud, me dit Kartachov, voilà pourquoi elle ne sort jamais. Elle a honte de ses bleus.

Bogdanov ne battait pas que sa femme. Il frappa Chataline. Il frappa Klimovitch. Mon tour n’était pas encore arrivé. Un soir, je fus de nouveau convoqué au bureau.

— Qu’est-ce qu’il me veut ? demandai-je à Kartachov.

— Je ne sais pas.

Kartachov cumulait les fonctions de messager, de secrétaire et de responsable du cachot.

Je frappai et entrai dans le bureau.

Bogdanov était assis à sa table : il se coiffait, se faisait beau devant une grande glace sombre qu’il avait apportée au bureau.

— Alors, le fasciste, dit-il en se tournant vers moi – je n’avais même pas eu le temps de prononcer la formule de salutation d’usage – tu vas travailler ou non ? Un balèze comme toi.

Un balèze – un « front » – c’était une expression des truands : il s’agissait d’une formule habituelle, d’une conversation banale.

— Je travaille, citoyen-chef, lui répondis-je. Ce qui était également la réponse habituelle.

— Tiens, tu as reçu des lettres, tu vois ?

Depuis deux ans, je n’avais pas échangé de lettres avec ma femme, je n’avais pas réussi à établir de contact avec elle, j’ignorais ce qu’elle était devenue ainsi que le sort de ma fillette d’un an et demi. Tout à coup je voyais son écriture, des lettres, écrites de sa propre main. Pas une, mais plusieurs : je tendis mes mains tremblantes vers elles.

Bogdanov approcha les enveloppes de mes yeux secs sans les lâcher.

— Voilà ce que je fais de tes lettres, sale fasciste !

Bogdanov déchira en morceaux et jeta dans le poêle brûlant les lettres de ma femme, ces lettres que j’attendais depuis plus de deux ans dans le sang, les exécutions et les passages à tabac des gisements aurifères de la Kolyma.

Je fis demi-tour et sortis sans prononcer la formule habituelle : « Permettez-moi de sortir. » Aujourd’hui, après tant d’années, j’entends encore le rire d’ivrogne de Bogdanov résonner à mes oreilles.

On ne remplissait pas la norme. Bogdanov n’était pas ingénieur. Les libres le haïssaient. La goutte d’eau qui fit déborder le vase, ce fut une goutte d’alcool, car le plus gros conflit entre le chef et les travailleurs libres venait de ce qu’il avait pris chez lui le tonneau de vodka dont le contenu diminuait rapidement. On pouvait tout pardonner à Bogdanov : sa cruauté à l’égard des détenus, son incompétence, ses airs de grand seigneur. Mais là, il s’agissait du partage de la vodka, et la population du bourg déclara une guerre au chef, à la fois ouverte et secrète.

Par une nuit d’hiver baignée de lune, un homme en civil arriva au district. Il était coiffé d’un modeste bonnet à oreillettes et vêtu d’un vieux manteau d’hiver avec un col noir en agneau. Le district se trouvait à vingt kilomètres de la grand-route, et l’homme avait suivi le chemin d’hiver habituel : le cours d’une rivière gelée. Après avoir enlevé son manteau au bureau, le nouvel arrivant demanda qu’on réveille Bogdanov. La réponse de Bogdanov fut : « Demain, demain. » Mais le nouvel arrivant insista, commanda à Bogdanov de se lever, de s’habiller et de venir au bureau, après avoir expliqué que le nouveau chef du district houiller venait d’arriver et que Bogdanov devait lui passer ses pouvoirs dans les vingt-quatre heures. Qu’il le priait de lire l’ordre. Bogdanov s’habilla, sortit et invita le nouvel arrivant à passer dans son appartement. Celui-ci refusa en déclarant qu’il entamait à l’instant la passation des pouvoirs.

La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Le bureau commença à se remplir de gens à peine vêtus.

— Où gardez-vous l’alcool ?

— Chez moi.

— Qu’on l’apporte.

Le secrétaire Kartachov et l’homme de service rapportèrent un bidon.

— Et le tonneau ?

Bogdanov bafouilla quelque chose d’indistinct.

— Très bien. Mettez des scellés sur le bidon – le nouvel arrivant cacheta le bidon. Donnez-moi des papiers pour le procès-verbal.

Le lendemain soir, Bogdanov partit pour le « centre », rasé de près, parfumé, en agitant gaiement ses gants de fourrure brodés. Il était parfaitement sobre.

— Ce n’était pas le Bogdanov qui était à la Direction fluviale ?

— Non, sûrement pas. Ils changent de nom à ce travail, n’oubliez pas.

1965

Récits de la Kolyma
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