Les géologues
On réveilla Krist en pleine nuit et le surveillant de service le conduisit par de sombres couloirs interminables jusqu’au bureau du directeur de l’hôpital. Le lieutenant-colonel ne dormait pas encore. Lvov, le délégué local du MVD, assis devant le bureau du directeur, dessinait des oiseaux inexpressifs sur une feuille de papier.
— L’aide-médecin Krist, de l’accueil, à vos ordres, citoyen-chef.
Le lieutenant-colonel fit un geste de la main et le surveillant de service qui était venu avec Krist s’en alla.
— Écoute, Krist, dit le directeur, tu auras de la visite.
— Un convoi va arriver, dit le délégué local.
Krist resta muet attendant la suite.
— Tu les feras laver. Désinfection et tout le reste.
— À vos ordres.
— Personne ne doit connaître l’existence de ces gens. Pas de contacts.
— On te fait confiance, expliqua le délégué local en se mettant à tousser.
— Je n’y arriverai pas tout seul à la salle de désinfection, citoyen-chef, dit Krist. Les commandes des appareils sont loin du mélangeur d’eau. La vapeur et l’eau sont séparées.
— Ce qui veut dire…
— Qu’il faut aussi un aide-soignant, citoyen-chef.
Les chefs échangèrent un regard.
— Va pour un aide-soignant, dit le délégué local.
— Alors, tu as bien compris ? Pas un mot à qui que ce soit.
— J’ai bien compris, citoyen-chef.
Krist et le délégué local quittèrent la pièce. Le directeur se leva, éteignit le plafonnier et commença à enfiler sa capote.
— D’où vient ce convoi ? demanda Krist à voix basse au délégué local alors qu’ils franchissaient l’antichambre, très vaste : une mode de Moscou qu’on imitait partout où il y avait des bureaux de chefs, qu’ils fussent civils ou militaires.
— D’où ?
Le délégué local éclata de rire.
— Ah ! Krist, Krist, je n’aurais jamais pensé que tu pourrais me poser pareille question…
Et il déclara froidement :
— De Moscou, en avion.
— Donc ils ne connaissent pas les camps. La prison, l’instruction et le reste. C’est leur première ouverture minuscule sur le grand air, voilà ce qu’ils croient tous, ceux qui ne connaissent pas le camp. De Moscou, en avion.
La nuit suivante, des gens venus d’ailleurs envahirent le grand vestibule spacieux et sonore : des officiers, des officiers, rien que des officiers. Des commandants, des lieutenants-colonels, des colonels. Il y avait même un général : de petite taille, jeune, avec des yeux noirs. Il n’y avait aucun simple soldat dans l’escorte.
Le directeur de l’hôpital, un vieillard maigre et grand, se penchait avec peine pour faire son rapport au petit général.
— Tout est prêt pour l’accueil.
— Parfait, parfait !
— Les bains !
Le directeur fit un signe de main à Krist et les portes de l’accueil s’ouvrirent.
La foule des capotes militaires s’écarta. Les étoiles des galons se firent moins brillantes : toute l’attention des nouveaux arrivants et de ceux qui les avaient accueillis se fixa sur un petit groupe de gens sales, vêtus de guenilles usées, mais qui n’étaient pas des vêtements fournis par l’administration : non, c’étaient leurs propres affaires, des vêtements de ville, qu’ils avaient gardés pendant l’instruction, qu’ils avaient usés à force de dormir par terre, sur des chiffons, dans les cellules de prison.
Douze hommes et une femme.
— Anna Pétrovna, je vous en prie, dit un des détenus en laissant passer la femme en premier.
— Mais non, voyons, allez-y et lavez-vous. Je me reposerai en attendant.
La porte de l’accueil se referma.
Tous les douze m’entourèrent en me regardant avidement dans les yeux pour tenter de deviner quelque chose, mais sans encore oser poser de questions.
— Il y a longtemps que vous êtes à la Kolyma ? demanda le plus brave, après avoir deviné en moi un « Ivan Ivanovitch ».
— Depuis 37.
— Nous, en 37, nous étions tous encore…
— Tais-toi, intervint un autre, plus âgé.
Le surveillant Khabibouline, secrétaire de l’organisation du parti de l’hôpital, auquel le chef faisait particulièrement confiance, entra dans la pièce. Il nous surveillait, les nouveaux et moi.
— Et pour le rasage ?
— On a fait venir un coiffeur, dit Khabibouline. C’est un Perse nommé Iourka, un truand.
Iourka, le Perse truand, arriva très vite avec ses instruments. Il avait reçu des instructions au poste de garde et se contentait de grogner.
L’attention des nouveaux arrivants se reporta sur Krist.
— Nous n’allons pas vous causer du tort ?
— Comment pourriez-vous m’en causer, messieurs les ingénieurs ? Je ne me trompe pas, n’est-ce pas ?
— Géologues.
— Messieurs les géologues.
— Mais où sommes-nous ?
— À la Kolyma. À cinq cents kilomètres de Magadane.
— Eh bien, au revoir. C’est une bonne chose, les bains.
Les géologues venaient – tous ! – d’une mission à l’étranger, dans un autre pays. Leurs peines allaient de quinze à vingt-cinq ans, et c’était une Direction particulière qui décidait de leur sort, une Direction où il y avait si peu de soldats, et tant d’officiers et de généraux.
Ces généraux n’avaient rien à voir avec la Kolyma ni le Dalstroï. La Kolyma fournissait simplement de l’air de la montagne par des fenêtres munies de barreaux, une grosse ration, des bains trois fois par mois, un lit, du linge exempt de poux et un toit au-dessus de leurs têtes. Il n’était pas encore question de promenades ni de cinéma. Moscou avait choisi la datcha polaire des géologues.
Ces géologues avaient proposé aux autorités d’accomplir un travail important dans leur domaine : une nouvelle variante de la chaudière à flux continu de Ramzine[3].
On peut obtenir une étincelle de génie créateur à coups de bâton : on le sait parfaitement depuis la « refonte » et les innombrables Biélomorkanal. L’échelle des récompenses et des sanctions alimentaires, les décomptes des jours de travail et l’espoir peuvent métamorphoser un travail d’esclave en travail salvateur.
Au bout d’un mois arriva le petit général. Les géologues demandèrent à se rendre au cinéma pour les détenus et les libres. Le petit général obtint l’aval de Moscou et donna son autorisation. On cloisonna le balcon où s’installaient auparavant les gradés, on le renforça avec des barreaux de prison. Et on plaça les géologues aux côtés des gradés pour les séances de cinéma.
On ne leur donnait pas de livres de la bibliothèque. Juste de la littérature technique.
Pour la première fois de sa vie de surveillant, le secrétaire de l’organisation du parti, Khabibouline, un ancien du Dalstroï, traîna des ballots de linge appartenant aux géologues à la buanderie. Ce fut pour lui la pire des humiliations.
Un autre mois s’écoula, le petit général revint et les géologues demandèrent des rideaux pour leurs fenêtres.
— Des rideaux, dit tristement Khabibouline, il leur faut des rideaux.
Le petit général était satisfait. Le travail des géologues progressait. Tous les dix jours, la nuit, on ouvrait les portes de l’accueil et les géologues se lavaient aux bains.
Krist leur parlait peu. D’ailleurs, qu’auraient bien pu raconter ces géologues, arrivés directement de la prison d’instruction, que Krist ignorât après toute sa vie de camp ?
L’attention des géologues se reporta sur le coiffeur perse.
— Ne parle pas trop avec eux, Iourka, lui dit un jour Krist.
— C’est pas un cave qui va m’apprendre à vivre !
Et le Perse proféra un juron.
Lors du bain suivant, le Perse arriva, visiblement éméché, et peut-être s’était-il « tchifirisé » ou « bourré de codéine ». En tout cas, il était trop agité, pressé de rentrer : il quitta le poste de garde sans attendre l’accompagnateur qui devait le ramener au camp ; par la fenêtre ouverte, Krist entendit le claquement sec d’un coup de revolver. Le Perse fut tué par le surveillant, ce même surveillant qu’il venait de raser. Son corps recroquevillé resta par terre, près de l’entrée. Le médecin de service arriva, lui prit le pouls et dressa un procès-verbal. Il fut remplacé par un autre coiffeur, Achote, un terroriste arménien du fameux groupe de combat de SR arméniens qui avait abattu trois ministres turcs en 1926, en commençant par Talaat Bey[4], le responsable du massacre de 1915 qui avait fait un million de morts… La section d’instruction vérifia le dossier pénitentiaire d’Achote et il n’eut plus l’occasion de raser les géologues. On trouva un coiffeur parmi les truands, et on modifia le principe : chaque fois, ce fut un nouveau coiffeur. On estimait que c’était moins dangereux, qu’il ne se créerait pas de liens. C’est au nom du même principe qu’on change les sentinelles à la prison des Boutyrki, grâce au système des postes tournants.
Les géologues ne surent rien du Perse ni d’Achote. Leur travail progressait bien, et le petit général, qui était revenu encore une fois, les autorisa à faire une promenade d’une demi-heure. Ce fut une nouvelle humiliation pour le surveillant-chef Khabibouline. Dans un camp peuplé de gens dociles, peureux et privés de tous les droits, un surveillant est un grand chef. Là, le travail de surveillant, réduit à sa plus simple expression, déplaisait à Khabibouline.
Ses yeux devinrent de plus en plus tristes et son nez de plus en plus rouge. Khabibouline se mit résolument à boire. Et un jour, il tomba du haut d’un pont dans la Kolyma, la tête la première, mais on le sauva et il poursuivit son importante tâche de surveillance. Il traîna docilement les ballots de linge à la buanderie, balaya docilement la pièce et changea les rideaux des fenêtres.
— Alors, comment va la vie ? demanda Krist à Khabibouline.
Ils avaient quand même été de garde ensemble pendant près d’un an.
— La vie est moche, soupira Khabibouline.
Le petit général revint. Le travail des géologues avançait à la perfection. Tout réjoui, tout souriant, le général arpenta la prison des géologues. Il allait être récompensé pour leur travail.
Le général s’apprêta à partir, et Khabibouline se mit au garde-à-vous.
— Bon, c’est bien, très bien. Je vois qu’on peut compter sur vous, dit gaiement le général. Quant à vous, et le général tourna les yeux vers les surveillants debout à l’entrée, quant à vous, soyez très polis avec eux. Sinon, mes salauds, je vous ferai passer le goût du pain.
Et le général s’en alla.
Khabibouline marcha en chancelant jusqu’à l’accueil, prit chez Krist une double dose de valériane et fit un rapport demandant son transfert immédiat n’importe où. En quête de compassion, il montra son rapport à Krist. Celui-ci tenta de lui expliquer que, pour le général, ces géologues étaient plus importants que cent Khabibouline, mais, atteint dans ses sentiments les meilleurs, le surveillant-chef ne voulut pas admettre cette vérité évidente.
Une nuit, les géologues disparurent.
1965