Cherry-Brandy
Le poète se mourait[21]. Ses grandes mains gonflées par la faim, aux doigts blancs, exsangues et aux ongles sales, longs et recourbés, reposaient sur sa poitrine sans qu’il les protégeât du froid. Avant, il les cachait sous son caban, contre sa peau nue ; mais, à présent, son corps ne gardait plus assez de chaleur. Ses moufles, on les lui avait volées depuis longtemps : les vols se faisaient en plein jour, pour peu que le voleur ait du toupet. Un soleil électrique blafard, souillé par les mouches et encastré dans un treillis métallique, était fixé au plafond, très haut. La lumière tombait aux pieds du poète : il était couché comme dans un tiroir, dans la profondeur obscure des châlits communs à deux étages, sur la rangée inférieure. De temps à autre, ses doigts bougeaient, claquaient comme des castagnettes, palpaient un bouton, une boutonnière ou un repli de son caban, époussetaient une saleté et s’immobilisaient à nouveau. Le poète se mourait depuis si longtemps qu’il avait cessé de comprendre que c’était la mort. Parfois, une idée simple et forte se frayait un chemin à travers son cerveau, douloureuse et presque palpable : qu’on lui avait volé le pain qu’il avait mis sous sa tête. Cette idée effroyable le brûlait, au point qu’il était prêt à se disputer, à jurer, à se battre, à chercher, à démontrer. Mais il n’avait pas de force pour le faire et l’idée du pain s’effaçait… Et, immédiatement, il pensait à autre chose. Il pensait qu’on devait leur faire traverser la mer, mais que le bateau était en retard, allez savoir pourquoi, et que c’était bien d’être là. Et, toujours aussi légère et changeante, sa pensée se fixait sur le grand grain de beauté que le chef de baraque avait au milieu de la figure. La plupart du temps, il songeait aux événements qui emplissaient sa vie d’ici. Les visions qui lui apparaissaient n’étaient pas des images de son enfance, de sa jeunesse ou de ses succès. Toute sa vie, il s’était hâté vers quelque but. Et c’était merveilleux de ne pas avoir à se dépêcher, de pouvoir réfléchir lentement. Alors, sans hâte, il pensait à l’auguste uniformité des mouvements d’un moribond, à cette chose que les médecins ont comprise et décrite avant les peintres et les poètes. Le moindre étudiant en médecine connaît la « face hippocratique[22] », le masque du moribond. Cette énigmatique uniformité des mouvements réflexes des moribonds a permis à Freud d’énoncer ses hypothèses les plus audacieuses. L’uniformité, la répétition, tel est le fondement obligatoire de la science. Quant à ce qui ne se répète pas dans la mort, ce sont les poètes qui l’ont cherché, non les médecins. Il lui était agréable de savoir qu’il pouvait encore penser. Il s’était depuis longtemps accoutumé à l’état de nausée provoqué par la faim. Et tout avait valeur égale : Hippocrate, le chef de baraque avec son grain de beauté et son propre ongle noir.
La vie entrait en lui puis se retirait, et il se mourait. Mais la vie revenait encore, ses yeux s’ouvraient, des pensées jaillissaient. Seuls les désirs ne venaient pas. Il avait longtemps vécu dans un monde où il fallait souvent rappeler les gens à la vie : au moyen de la respiration artificielle, du glucose, du camphre, de la caféine. Un mort redevenait vivant. Et pourquoi pas ? Il croyait à l’immortalité, à une véritable immortalité de l’homme. Il lui arrivait souvent de penser qu’il n’y avait tout simplement aucune raison biologique pour que l’homme ne vive pas éternellement… La vieillesse n’était qu’une maladie guérissable, et s’il n’y avait pas eu ce tragique malentendu non éclairci jusqu’alors, il aurait pu vivre éternellement. Ou jusqu’à ce qu’il en eût assez. Il n’était pas du tout fatigué de vivre. Même pas maintenant, dans cette baraque d’étape, le « transit », comme disaient affectueusement les habitants d’ici. C’était l’antichambre de l’horreur, mais ce n’était pas l’horreur. Au contraire, il y régnait un esprit de liberté que tous ressentaient. L’avenir, c’était le camp, et le passé, la prison. C’était un monde de transition et le poète le comprenait.
Il y avait encore une voie vers l’immortalité, celle de Tiouttchev[23] :
Heureux qui a connu du monde
Les fatidiques instants.
Mais s’il ne lui était pas donné, apparemment, d’être immortel sous sa forme humaine, comme entité physique, du moins avait-il déjà mérité l’immortalité du créateur. On l’appelait le premier poète russe du XXe siècle et il pensait souvent qu’il en était réellement ainsi. Il croyait en l’immortalité de ses vers. Il n’avait pas de disciples, mais les poètes peuvent-ils les souffrir ? Il avait aussi fait de la mauvaise prose, il avait écrit des articles. Mais c’est seulement dans les vers qu’il avait trouvé quelque chose de neuf pour la poésie, quelque chose d’important, comme il lui avait toujours semblé. Toute sa vie passée était littérature, livre, conte, rêve, et seul le jour présent était la véritable vie.
Il pensait tout cela sans esprit polémique, mais en secret, au plus profond de lui-même. Ces réflexions manquaient de passion. L’indifférence le dominait depuis longtemps. Tout cela n’était que futilité, agitation stérile en regard de la pesanteur maléfique de la vie ! Il s’étonna : comment pouvait-il penser ainsi à la poésie alors que tout était décidé et qu’il le savait fort bien, mieux que quiconque ? D’ailleurs, qui se posait la question ? À qui était-il nécessaire ici, et de qui était-il l’égal[24] ? Pourquoi avait-il fallu comprendre tout cela ? Et il avait attendu… et compris.
En ces instants où la vie regagnait son corps et où ses yeux troubles, mi-clos, se mettaient de nouveau à voir, ses paupières à tressauter et ses doigts à remuer, il avait aussi des pensées qui lui revenaient, dont il ne croyait pas que c’étaient les dernières.
La vie entrait toute seule en lui, comme une hôtesse tyrannique ; il ne l’appelait pas, mais elle n’en pénétrait pas moins son corps, son cerveau, elle entrait comme la poésie, comme l’inspiration. Et, pour la première fois, la signification de ce mot lui fut révélée dans toute sa plénitude. La poésie était la force créatrice dont il vivait. Il en était littéralement ainsi. Il ne vivait pas pour la poésie, il vivait par elle.
Et maintenant il était évident, il était clair de façon perceptible que l’inspiration, c’était la vie : il lui était donné de savoir avant de mourir que la vie, c’était l’inspiration, oui, l’inspiration.
Et il se réjouissait qu’il lui eût été donné de connaître cette ultime vérité.
Tout, l’univers tout entier était poésie : le travail, le galop d’un cheval, une maison, un oiseau, un rocher, l’amour : toute la vie entrait facilement dans les vers et s’y installait à son aise. Et il devait en être ainsi, car la poésie c’est le verbe.
Même maintenant, les strophes venaient facilement, l’une après l’autre, et bien qu’il ne notât plus depuis longtemps ses vers, qu’il en fût depuis longtemps incapable, les mots n’en venaient pas moins avec aisance, dans un rythme donné et à chaque fois extraordinaire : la rime était exploratrice, c’était l’instrument d’une quête aimantée des mots et des concepts. Chaque mot était un morceau d’univers, il répondait à la rime, et l’univers entier défilait avec la rapidité d’une machine électronique. Tout criait « prends-moi ! », « non, plutôt moi ! ». Il n’était pas besoin de chercher. Il fallait simplement sélectionner. C’était comme s’il y avait là deux hommes à la fois : celui qui composait, qui avait lancé sa toupie à toute volée ; et un autre qui choisissait et qui, de temps en temps, arrêtait la machine emballée. Et lorsqu’il vit qu’il était deux hommes à la fois, le poète comprit qu’il était en train de créer de véritables poèmes. Et quelle importance qu’ils ne fussent pas notés ? Transcrire, publier, tout cela n’était que vanité. Tout ce qui se crée de manière non désintéressée n’est pas le meilleur. Le meilleur est ce qui n’est pas noté, ce qui a été créé et qui a disparu, qui s’est dilué sans trace aucune, et seule cette joie de la création qu’il ressent et qu’on ne peut confondre avec rien prouve qu’un poème a été composé, que le merveilleux a été créé. Mais ne se trompait-il pas ? Sa joie créatrice était-elle infaillible ?
Il se rappela combien les derniers poèmes de Blok[25] étaient mauvais et faibles du point de vue poétique et il pensa qu’apparemment, Blok ne s’en était pas rendu compte.
Le poète se contraignit à s’arrêter. C’était plus facile à faire ici que n’importe où, à Leningrad ou à Moscou.
Et là, il se surprit à n’avoir pas réfléchi depuis un long moment. La vie le quittait de nouveau.
Il resta immobile pendant de longues heures et, tout à coup, il aperçut non loin de lui quelque chose qui ressemblait à une cible ou à une carte géologique. La carte était muette et il chercha à identifier ce qu’on avait représenté. Il s’écoula un bon moment avant qu’il ne comprît qu’il s’agissait là de ses propres doigts. Sur les ongles, il y avait encore les traces marron des cigarettes de gros gris qu’il avait fumées, sucées jusqu’au bout, et sur le bout des doigts on voyait nettement le dessin dactyloscopique, semblable au schéma d’un relief montagneux. Le dessin était le même sur chacun des dix doigts : c’était des ronds concentriques semblables à la coupe d’un arbre. Il se rappela qu’autrefois, quand il était petit, le Chinois de la blanchisserie située dans la cave de la maison où il avait grandi l’avait abordé un jour sur le boulevard. Soudain, le Chinois lui avait pris une main, puis l’autre, les avait retournées paumes en l’air et s’était mis à crier quelque chose dans sa langue sur un ton excité. Il apparut plus tard qu’il avait lu la chance dans les mains du garçonnet qui en avait la marque authentique. Le poète avait souvent repensé à ce signe de chance, plus particulièrement quand on avait publié son premier ouvrage. Maintenant, il songeait au Chinois sans animosité et sans ironie : tout lui était indifférent.
Le plus important, c’était de ne pas être encore mort. À ce propos, que signifiait « mourir en poète » ? Il devait y avoir quelque chose de la naïveté enfantine dans une telle mort. Ou quelque chose de prémédité, de théâtral, comme pour Essénine ou Maïakovski[26].
« Il est mort en acteur » : oui, cela, on pouvait encore le comprendre. Mais mourir en poète ?
Il pouvait deviner une partie de ce qui l’attendait. Pendant le transfert, il avait eu le temps de comprendre et de deviner beaucoup de choses. Et il se réjouissait, il se réjouissait paisiblement d’être aussi faible, et il espérait qu’il allait mourir. Il se souvint d’une très vieille dispute de prison : qu’est-ce qui était le pire et le plus effroyable, le camp ou la prison ? Personne ne le savait vraiment, les arguments étaient théoriques. Et il se rappela le sourire féroce d’un homme qui venait du camp et qu’on avait amené dans cette prison. Le sourire de cet homme s’était gravé en lui pour toujours au point qu’il en appréhendait le souvenir.
Ah ! comme il allait les berner habilement, ceux qui l’avaient amené là, s’il mourait maintenant. Il les tromperait de dix ans. Quelques années auparavant, on l’avait envoyé en relégation et il savait qu’il était inscrit sur les listes spéciales pour toujours. Pour toujours ? Les valeurs avaient changé, les mots n’avaient plus le même sens.
De nouveau, il sentit ses forces affluer. C’était littéralement le flux, comme pour la mer. Un flux qui durerait quelques heures, et puis ce serait le reflux. Mais la mer ne s’en va pas pour toujours. Il allait encore se remettre.
Brusquement, il eut envie de manger. Mais il n’avait pas la force de bouger. Il se souvint avec lenteur et difficulté qu’il avait donné sa part de soupe de la journée à son voisin et qu’il n’avait rien pris depuis la veille, si ce n’est un gobelet d’eau chaude. À part le pain, bien entendu. Mais on avait distribué le pain il y avait très, très longtemps. Quant à celui d’hier, on le lui avait volé. Quelqu’un avait encore suffisamment de forces pour voler.
Et il resta couché ainsi, léger et indifférent, jusqu’au matin. La lumière électrique prit une teinte jaune à peine plus soutenue et on apporta le pain sur de grands plateaux en contre-plaqué, comme tous les jours.
Mais il n’avait plus aucune inquiétude : il ne guettait plus le croûton et il ne pleurait plus si ce n’était pas lui qui l’obtenait ; il ne fourrait plus dans sa bouche, de ses doigts tremblants, sa ration, cette tranche de pain qui fondait instantanément alors que ses narines se gonflaient et que tout son être savourait le goût et l’odeur du pain de seigle frais. Et il n’avait déjà plus de pain dans la bouche, alors qu’il n’avait même pas eu le temps d’avaler ou de bouger la mâchoire. Le morceau de pain avait fondu, disparu, et c’était là une chose extraordinaire, l’un des nombreux prodiges d’ici. Non, désormais il n’avait plus d’inquiétude. Mais quand on lui mit dans la main sa ration de la journée, il la saisit de ses doigts exsangues et pressa le pain contre ses lèvres. Il y planta ses dents de scorbutique : ses gencives saignaient, ses dents branlaient, mais il ne sentait pas la douleur. De toutes ses forces, il pressait le pain contre sa bouche, le fourrait à l’intérieur, le suçait, le déchirait et le rongeait.
Ses voisins essayèrent de l’arrêter :
— Ne mange pas tout. Tu en mangeras plus tard, plus tard…
Et le poète comprit. Il ouvrit grand les yeux sans lâcher le pain ensanglanté qu’étreignaient ses doigts sales et bleuâtres.
— Quand ça, plus tard ? articula-t-il clairement et distinctement, et il ferma les yeux.
Il mourut vers le soir.
Mais on ne le raya des listes que deux jours plus tard. Pendant deux jours, ses ingénieux voisins parvinrent à toucher la ration du mort lors de la distribution quotidienne de pain ; le mort levait le bras comme une marionnette. C’est ainsi qu’il mourut avant la date de sa mort, détail de la plus haute importance pour ses futurs biographes.
1958