Pendu à l’étrier
L’homme était vieux, fort, avec de longs bras. Dans sa jeunesse, il avait subi un traumatisme psychique, il avait été condamné à dix ans comme saboteur et on l’avait emmené dans l’Oural du nord, à la construction du combinat papetier dans la Vichéra. Une fois là-bas, il s’était avéré que le pays avait besoin de ses connaissances d’ingénieur : on ne l’avait pas envoyé creuser la terre, mais diriger la construction. Il commandait l’une des trois sections du chantier : il était l’égal des autres détenus-ingénieurs, Mordoukhaï-Boltovski et Boudzko. Piotr Pétrovitch Boudzko n’était pas un saboteur. C’était un ivrogne, condamné d’après l’article 109[50]. Mais, pour les autorités, un « droit commun », convenait encore plus tandis que pour ses camarades, Boudzko passait pour un vrai 58, alinéa sept[51]. L’ingénieur Pokrovski voulait aller à la Kolyma. Berzine, le directeur de l’usine chimique de la Vichéra, partait pour l’or, faisait la passation des pouvoirs et recrutait ses hommes. À la Kolyma, les gens pensaient trouver un pays de cocagne et gagner une libération anticipée presque tout de suite. Pokrovski en avait fait la demande et, ne comprenant pas pourquoi on avait pris Boudzko, et pas lui, tourmenté par l’incertitude, il décida d’obtenir une entrevue avec Berzine en personne.
Trente-cinq ans plus tard, j’ai noté l’histoire de Pokrovski.
Dans ce récit, j’ai respecté l’esprit auquel ce grand ingénieur russe resta fidèle toute sa vie.
— Notre chef était un grand démocrate russe.
— Un démocrate ?
— Oui. Vous savez comme il est difficile d’arriver jusqu’aux autorités supérieures, jusqu’au directeur du trust, secrétaire du comité régional du parti. On te fait remplir des papiers au secrétariat. Pourquoi ? Dans quel but ? Où ? Qui tu es ? Tandis que là, on est un détenu, sans droit aucun, et voilà qu’il est si simple de voir un chef de si haut rang, un militaire de surcroît. Et qui a eu un de ces parcours, en plus : l’affaire Lockhart, sa collaboration avec Dzerjinski. Un miracle.
— Tu parles du général-gouverneur ?
— Exactement. Moi-même, je peux vous le dire sans dissimuler, sans rougir, j’ai pas mal œuvré pour la Russie. Et, dans ma spécialité, je suis connu du monde entier, il me semble. Ma spécialité, c’est l’alimentation en eau. Je m’appelle Pokrovski. Vous connaissez ?
— Non, jamais entendu.
— Hum, on ne peut qu’en rire. C’est un sujet à la Tchekhov ou, comme on dit aujourd’hui, un modèle. Un modèle tchékhovien inspiré par le récit Un passager de première classe[52]. Enfin, oublions qui vous êtes et qui je suis. Ma carrière d’ingénieur a commencé avec mon arrestation, la prison et la condamnation à dix ans de camp pour sabotage.
Je suis passé dans la deuxième vague des procès pour sabotage : les accusés de l’affaire des Chakhty, nous les avions stigmatisés, condamnés. Notre tour est venu en second : l’année trente. Je me suis retrouvé dans les camps au printemps 1931. Qu’était-ce que l’affaire des Chakhty ? Une bagatelle. Un entraînement, pour préparer la population et les cadres du NKVD à quelques innovations qui sont devenues évidentes en 1937. Mais à l’époque, en 1930, dix ans, ça vous assommait. Une peine pour quoi ? L’arbitraire assomme. Mais je suis à la Vichéra, je construis, j’édifie. Et je peux avoir une entrevue avec le chef suprême.
Berzine n’avait pas de jours fixes pour recevoir. Tous les jours, on lui amenait un cheval à son bureau, un cheval de monte, d’habitude, et, quelquefois, une calèche. Et pendant qu’il se mettait en selle, il recevait n’importe quel visiteur détenu. Dix personnes par jour, sans bureaucratie, que ce soit un truand, un membre de secte ou un intellectuel russe. D’ailleurs, ni les truands ni les membres des sectes ne venaient lui soumettre de demandes. Il y avait une file d’attente. Le premier jour, je suis arrivé en retard, j’étais le onzième et, au bout de dix personnes, Berzine a fait partir son cheval et s’en est allé au chantier.
Je pensais lui parler au travail, mes camarades me le déconseillèrent, pour ne pas gâter mon affaire. L’ordre, c’est l’ordre. Dix personnes par jour, pendant que le chef se met en selle. Le lendemain, je vins plus tôt et j’eus mon tour. Je lui demandai de m’emmener à la Kolyma.
Je me souviens de cette conversation, au mot près :
— Qui es-tu ? me demanda Berzine en repoussant la tête du cheval pour mieux entendre.
— Ingénieur Pokrovski, citoyen chef. Je suis chef de section à l’usine chimique de la Vichéra. Je construis le bâtiment principal, citoyen chef.
— Et qu’est-ce que tu veux ?
— Emmenez-moi à la Kolyma, citoyen chef.
— Quelle est ta peine ?
— Dix ans, citoyen chef.
— Dix ? Je ne te prends pas. Si tu avais eu trois ou cinq ans, ce serait différent. Mais dix ? Ça veut dire qu’il y a quelque chose. Il y a quelque chose.
— Je vous jure, citoyen chef…
— Bon, d’accord. Je vais t’inscrire dans mon carnet. Comment tu t’appelles ? Pokrovski. J’inscris. On te répondra.
Berzine fit partir son cheval. On ne m’emmena pas à la Kolyma. J’obtins ma libération anticipée sur ce même chantier et je gagnai la haute mer. J’ai travaillé partout. Mais jamais je n’ai mieux travaillé qu’à la Vichéra, avec Berzine. C’était le seul chantier où tout se faisait dans les délais : Berzine donnait un ordre et tout surgissait comme par magie. Les ingénieurs (des détenus, vous vous rendez compte !) avaient le droit de garder les gens au travail pour dépasser la norme. Nous touchions tous des primes, on nous proposait pour des libérations anticipées. Il n’y avait pas alors de décomptes des journées de travail.
Et les chefs nous disaient : « Travaillez consciencieusement, ceux qui travailleront mal, on les expédiera. Dans le Nord. » Et ils faisaient un geste vers le haut, le long de la Vichéra. Mais moi, je ne sais pas ce qu’est le Nord.
J’avais connu Berzine. À la Vichéra. Je ne l’ai pas connu à la Kolyma, où il est mort – on m’y a emmené trop tard.
Le général Groves[53] manifestait un mépris total à l’égard des savants du projet Manhattan. Et il ne se gênait pas pour l’exprimer ouvertement. Ne serait-ce qu’à propos du dossier de Robert Oppenheimer[54]. Dans ses Mémoires, Groves explique pourquoi il souhaitait être nommé au grade de général avant de devenir le chef du projet Manhattan : « Il m’est souvent arrivé d’observer que les symboles du pouvoir et les grades produisent plus d’effets sur les scientifiques que sur les militaires. »
Berzine manifestait un mépris total à l’égard des ingénieurs. Tous ces saboteurs, Mordoukhaï-Boltovski, Pokrovski, Boudzko. Des ingénieurs détenus qui bâtissaient la Vichéra. « On le fera dans les délais ! En un éclair ! Le plan ! » Ces gens ne lui inspiraient que du mépris. Quant à s’étonner, s’étonner sur le plan philosophique du caractère insondable et illimité de l’abaissement, de la désintégration de l’homme, il n’en avait pas le temps. La force qui en avait fait un chef connaissait mieux les hommes que lui.
Les héros des premiers procès de saboteurs, l’ingénieur Boïarchinov, Inozemtsev, Dolgov, Miller, Findikaki, travaillèrent allègrement pour une « ration », dans le vague espoir d’être proposés pour une libération anticipée.
Il n’y avait pas alors de décomptes des journées de travail, mais il était déjà clair qu’il fallait absolument une « échelle du ventre » pour diriger facilement la conscience humaine.
Berzine entreprit la construction du combinat de la Vichéra en 1928. Il le quitta pour la Kolyma fin 1931.
Comme j’ai été à la Vichéra d’avril 1929 à octobre 1931, je n’ai trouvé et connu que l’ère Berzine.
Le pilote particulier de Berzine (sur hydravion) était le détenu Volodia Guintsé, un aviateur moscovite condamné à trois ans pour sabotage dans l’aviation. Sa position si proche du chef lui permettait d’espérer une libération anticipée et, dans son mépris des hommes, Berzine le comprenait fort bien.
En déplacement, Berzine dormait toujours là où il se trouvait, chez les gradés, bien sûr, mais sans chercher à s’assurer une garde particulière. Son expérience lui soufflait qu’au sein du peuple russe, le moindre complot serait trahi, vendu et que des mouchards bénévoles iraient jusqu’à dénoncer une ombre de complot. Ces mouchards étaient habituellement d’anciens communistes, des saboteurs, des intellectuels de naissance, ou des truands héréditaires. Ils allaient dénoncer, soyez sans crainte. Dormez en paix, citoyen chef. Berzine comprenait fort bien cet aspect de la vie des camps, il voyageait tranquillement sur terre ou par les airs, dormait en paix et fut tué par ses propres supérieurs, quand l’heure fut venue.
Ce fameux Nord dont on avait menacé le jeune Pokrovski existait bel et bien. Et comment ! Le Nord prenait des forces, de la vitesse. La Direction du Nord était à Oust-Oulse, au confluent de l’Oulse et de la Vichéra : aujourd’hui, on y a trouvé des diamants. Berzine les avait également cherchés, sans succès. Dans le Nord, il y avait des chantiers d’abattage forestiers, c’était le travail le plus dur pour les détenus à la Vichéra. Les « tailles » de la Kolyma, le pic des carrières et le travail par un froid de moins soixante degrés, tout cela était encore à venir. La Vichéra a beaucoup fait pour l’avènement de la Kolyma. La Vichéra, ce sont les années vingt, la fin des années vingt.
Dans le Nord, sur les sections forestières de Piela, Myka, Vaïa et Vietrianka, pendant le « parcours » – les détenus ne marchaient pas, on leur « faisait parcourir » des distances, selon la terminologie officielle –, les prisonniers demandaient à avoir les mains liées dans le dos pour que l’escorte ne pût les tuer en route « lors d’une tentative d’évasion ». « Liez-moi les mains et j’irai. Notez-le dans le procès-verbal. » Ceux qui n’avaient pas eu l’idée de supplier les autorités de leur attacher les mains s’exposaient à un péril mortel. Il y avait beaucoup de « tués lors d’une tentative d’évasion ».
Dans un des secteurs du camp, les truands confisquaient les colis des caves. Le chef n’y tint plus et fit fusiller trois truands. Et il fit exposer les corps dans des cercueils, au poste de garde. Ils y restèrent trois jours et trois nuits. Les vols cessèrent. Le chef fut démis de ses fonctions et transféré ailleurs.
Les arrestations, les affaires dues aux provocations, les interrogatoires au sein du camp et les instructions battaient leur plein. La troisième section, énorme en effectifs, était composée de tchékistes condamnés, pénalisés et amenés à Berzine sous escorte spéciale, pour prendre immédiatement place derrière un bureau de juge d’instruction. Aucun ancien tchékiste n’avait un travail en dehors de sa spécialité. Le colonel Ouchakov, chef du département des recherches du Dalstroï, qui survécut tranquillement à Berzine, avait été condamné à trois ans pour avoir outrepassé ses pouvoirs, en vertu de l’article 110[55]. Il purgea sa peine en un an, resta au service de Berzine et partit avec lui bâtir la Kolyma. Et bien des gens furent emprisonnés « à cause d’Ouchakov » par mesure de coercition, par arrestation préventive. Ouchakov, il est vrai, n’était pas un « politique ». Son affaire, c’était la poursuite, la chasse aux fuyards. Il fut aussi le chef des camps à régime sévère de la Kolyma, il est même le signataire des « droits des zékas » ou, plus exactement, des « Règles de détention des prisonniers » qui étaient composées de deux parties : I. Devoirs : le détenu doit, le détenu ne doit pas. II. Droits : le droit de se plaindre, d’écrire des lettres, de dormir un peu, de manger un peu. Mais, dans sa jeunesse, Ouchakov avait été un agent de la Criminelle de Moscou, avait commis une faute, avait été condamné à trois ans et emmené à la Vichéra.
Jigalov, Ouspenski et Pesniakevitch montèrent une grosse affaire de camp contre le chef de la 3e section (Bérezniki). Cette affaire – pots-de-vin et falsification de chiffres – ne déboucha sur rien grâce à la fermeté de quelques détenus qui restèrent enfermés pour instruction, sous menace constante, pendant trois à quatre mois dans les isolateurs du camp.
Avoir une peine complémentaire n’était pas chose rare à la Vichéra. Ce fut le cas de Lazarenko, de Gloukhariov.
À cette époque, on ne rallongeait pas la peine pour les évasions : c’étaient trois mois d’isolateur, un isolateur au sol métallique dont le froid était mortel pour des gens nus, en simple linge de corps.
J’y fus arrêté deux fois par les Organes locaux, et deux fois envoyé sous escorte spéciale de Bérezniki à Vijaïkha pour y subir deux fois une instruction, des interrogatoires.
Cet isolateur terrifiait ceux qui en avaient fait l’expérience. Les fuyards, les truands suppliaient Nésterov, le commandant du premier département, de ne pas les y envoyer. Ils ne s’enfuiraient plus jamais, promis juré. Alors, montrant son poing velu, Nésterov disait : « Bon, choisis, une raclée ou l’isolateur ! » « Une raclée ! » répondait plaintivement le fuyard. Nésterov balançait son poing et le fuyard s’effondrait, ensanglanté.
En avril 1929, dans notre convoi, chaque nuit, l’escorte saoulait la dentiste Zoïa Vassilievna, condamnée d’après l’article 58 dans l’affaire du Don paisible[56], et la violait en groupe. Dans le même convoi, il y avait un membre de secte nommé Zaïats. Il refusait de répondre à l’appel. À chaque appel, le soldat d’escorte le frappait à coups de pied. J’avais quitté les rangs, j’avais protesté et, dans la nuit, j’avais été sorti dans le froid, complètement déshabillé et laissé debout dans la neige aussi longtemps qu’il avait plu à l’escorte. C’était en avril 1929.
Durant l’été 1930, près de trois cents hommes furent regroupés au camp de Bérezniki : ils faisaient l’objet d’un procès-verbal selon l’article 458, « à libérer pour cause de maladie ». C’étaient exclusivement des hommes venus du Nord, avec des taches bleu-noir, des contractures dues au scorbut et des moignons des gelures. On ne libérait pas les automutilés. Ces derniers continuaient de vivre dans des camps jusqu’à leur libération ou leur mort accidentelle.
Stoukov, le chef du département du camp, avait donné l’ordre d’emmener ces détenus en transit à la promenade, dans un but thérapeutique, mais ceux-ci refusèrent tous : qui sait, ils allaient peut-être guérir et se retrouver de nouveau dans le Nord.
Ce n’était pas pour rien qu’on avait menacé Pokrovski du Nord. Durant l’été 1929, je vis pour la première fois un convoi en provenance du Nord : un grand serpent de poussière qui glissait du haut de la montagne et qu’on pouvait apercevoir de loin. Puis, à travers la poussière, on vit d’abord briller les baïonnettes et, ensuite, les yeux. Les dents, elles, ne brillaient pas : elles étaient tombées à cause du scorbut. Lèvres sèches et craquelées, chapkas grises des Solovki, bonnets à oreillettes en drap, cabans, pantalons également en drap – ce convoi se grava à jamais dans ma mémoire.
Tout cela ne se passait-il pas du temps de Berzine, devant lequel l’ingénieur Pokrovski entrait en transe, pendu à son étrier ?
C’est un effroyable trait du caractère russe, cette servilité humiliante, cette vénération à l’égard de tous les chefs du camp. L’ingénieur Pokrovski n’est qu’un exemple parmi ces milliers de gens prêts à aduler un « grand » chef, à lui lécher les bottes.
— Qu’est-ce qui vous a tellement plu à Vijaïkha ?
— Comment ça ? On nous a laissé laver notre linge dans la rivière. Après la prison, le convoi, c’était quelque chose. Et la confiance, avec ça, une confiance étonnante. On a carrément lavé notre linge dans la rivière, tout au bord, les soldats de la garde nous ont vus et ils n’ont pas tiré ! Ils nous ont vus et ils n’ont pas tiré !
— La rivière où vous vous êtes baignés est à l’intérieur de la zone de la garde, dans la ceinture circulaire des miradors situés dans la taïga. Quel risque prenait donc Berzine en vous laissant laver votre linge ? Et derrière le cercle des miradors, il y a un deuxième cercle de « postes secrets » de la taïga, avec des patrouilles et des opérationnels. Et il y a encore des patrouilles volantes de contrôle qui se surveillent les unes les autres.
— Oui.
— Et savez-vous quelle est la dernière phrase dont la Vichéra, la vôtre et la mienne, m’a gratifié quand j’ai été libéré à l’automne 1931 ? À cette époque, vous étiez déjà en train de laver votre linge dans la rivière.
— Laquelle ?
— « Au revoir. Vous avez goûté à une petite mission, vous en connaîtrez une grande. »
À cause de ses débuts, exotiques pour l’homme du commun (le complot de Lockhart, Lénine, Dzerjinski) et de sa fin tragique (fusillé par Iéjov et Staline à la fin 1937), la légende de Berzine ne cesse de grandir sous le feu coloré des exagérations.
Dans le cas de l’affaire Lockhart, tous les gens de Russie durent faire leur choix, jouer à pile ou face. Berzine décida de trahir, de vendre Lockhart. De telles conduites sont souvent dictées par le hasard : on a mal dormi et un orchestre à vent a joué trop fort dans le jardin. Ou bien la tête de l’émissaire de Lockhart ne lui revenait pas. Ou bien l’officier tsariste voyait dans son acte une preuve tangible de sa fidélité à un pouvoir encore embryonnaire.
Berzine fut un chef de camp des plus ordinaires, un exécutant zélé de la « volonté du mandant ». À la Kolyma, il garda à son service tous les agents de l’Oguépéou de Leningrad du temps de l’affaire Kirov. Ils furent simplement transférés dans d’autres services, là-bas, à la Kolyma, et conservèrent leur ancienneté, les primes, etc. F. Medved, le chef du département de Leningrad de l’Oguépéou, fut, à la Kolyma, chef de la Direction minière du Sud et on le fusilla dans le cadre de l’affaire Berzine, après l’exécution de ce dernier qui, rappelé à Moscou, fut arrêté dans le train, près d’Alexandrov.
Ni Medved, ni Berzine, ni Iéjov, ni Bermane, ni Prokofiev n’étaient des gens tant soit peu doués ou remarquables.
Ils tirèrent leur gloire de l’uniforme, de leur titre, de leur tenue militaire, de leurs fonctions.
En 1936, Berzine a tué comme les autres, sur ordre d’en haut. Le journal La Kolyma soviétique est plein d’informations et d’articles sur les procès, d’appels à la vigilance, d’aveux, d’invites à la cruauté et à l’absence de pitié.
Pendant les années 1936 et 1937, Berzine a lui-même prononcé de tels discours, sans cesse, avec zèle, craignant de laisser passer quelque chose, de manquer de vigilance. Il y a également eu des exécutions d’ennemis du peuple à la Kolyma en 1936.
L’un des principes fondamentaux des meurtres du temps de Staline était de faire anéantir des membres du parti par d’autres membres du parti. Et ces derniers périssaient à leur tour tués par la nouvelle vague, la troisième série d’assassins.
Je ne sais de quel côté était la chance, dans cette affaire. Ni dans quelle conduite on trouvait certitude et légalité. Mais était-ce tellement important ?
On fusilla Berzine en décembre 1937. Il périt, après avoir tué pour le même Staline.
Il n’est pas difficile de détruire la légende de Berzine : il suffit simplement de lire les journaux de l’époque, de l’année 1936 ! Et 1937, bien entendu. La Serpentine, la prison d’instruction de la Direction minière du Nord, où on fusilla en masse sur l’ordre du colonel Garanine en 1938, cette mission fut créée du temps de Berzine.
Ce qui est difficile, c’est de comprendre : pourquoi un homme de talent ne trouve-t-il pas suffisamment de force en lui, suffisamment de fermeté morale pour se respecter, pour ne pas révérer l’uniforme, le grade ? Pourquoi un sculpteur doué représente-t-il avec ivresse, abnégation et vénération un chef du Goulag ? Qu’est-ce qui attire aussi impérieusement un artiste chez un chef du Goulag ? Ovide Naso, lui-même, il est vrai, fut chef d’un Goulag, mais ce n’est pas pour son travail dans les camps qu’il est devenu célèbre !
Supposons qu’un peintre, un sculpteur, un poète ou un compositeur trouve l’inspiration dans l’illusion qui le submerge, porté par une vague d’émotion ; il crée une symphonie, s’abandonne au flot des couleurs, au flot des sons. Cela dit, pourquoi ce flot est-il suscité par la personne d’un chef du Goulag ?
Pourquoi un scientifique écrit-il des formules au tableau devant ce même chef du Goulag et trouve justement dans son image l’inspiration nécessaire à ses recherches pratiques d’ingénieur ? Pourquoi un savant éprouve-t-il la même vénération à l’égard de n’importe quel chef d’un poste isolé du camp ? Uniquement parce que c’est un chef ?
Les scientifiques, les ingénieurs et les écrivains, les intellectuels qui se retrouvent enchaînés sont prêts à se mettre à plat ventre devant n’importe quel crétin semi-analphabète.
« Épargnez-moi, citoyen chef », a dit en 1930, en ma présence, au délégué local de l’Oguépéou, l’économe du département du camp qu’on venait d’arrêter. Il s’appelait Ossipenko. Mais, avant 1917, Ossipenko avait été secrétaire du métropolite Pitirime, il avait participé aux orgies de Raspoutine.
Mais pourquoi parler d’Ossipenko ? Tous ces Ramzine, Otchkine, Boïarchine se sont conduits de la même façon.
Un certain Maïssouradzé, cameraman de son état, fit une carrière de camp aux côtés de Berzine et arriva jusqu’au poste de chef de l’OuRO. Il savait qu’il était « pendu à l’étrier ».
« Oui, nous sommes en enfer, disait-il, nous sommes dans l’autre monde. En liberté, nous étions les derniers. Ici, nous serons les premiers. » Et n’importe quel « Ivan Ivanovitch » devra en tenir compte.
« Ivan Ivanovitch », c’est ainsi que les truands surnommaient les intellectuels.
J’ai longtemps pensé que cela ne venait que de la Russie, de l’abîme insondable de l’âme russe.
Mais dans les Mémoires de Groves sur la bombe atomique, j’ai vu que l’obséquiosité à l’égard du général est tout aussi courante dans le monde des savants, dans l’univers de la science.
Qu’est-ce que l’art ? La science ? Ennoblissent-ils l’homme ? Non, non, trois fois non. Ce n’est ni dans l’art ni dans la science que l’homme acquiert ses insignifiantes qualités. Quelque chose d’autre que le métier et le talent lui donne une force morale.
Toute ma vie, j’ai vu l’obséquiosité, la servilité, l’abaissement volontaire de l’intelligentsia, et il vaut mieux ne rien dire des autres couches de la société.
Dans ma prime jeunesse, je disais en face à tout salaud qu’il était un salaud. À l’âge mûr, je voyais le même spectacle. Mes malédictions n’avaient rien changé. Moi seul avais changé : j’étais devenu plus prudent, plus peureux. Je connais le secret des gens « pendus à l’étrier ». C’est un des secrets que j’emporterai dans la tombe. J’ai beau le connaître, je ne dirai rien.
À la Kolyma, j’avais un bon ami, Moïsséi Moïsseïevitch Kouznetsov. Pas vraiment un ami – il n’y a pas d’amitié là-bas –, simplement un homme pour qui j’éprouvais du respect. Un forgeron du camp. J’ai travaillé chez lui comme marteleur. Il m’a raconté une parabole biélorusse : trois seigneurs, encore du temps de Nicolas, bien entendu, ont fouetté trois jours et trois nuits, sans interruption, un moujik biélorusse, un malchanceux. Le moujik pleurait et criait : « Mais je n’ai même pas mangé ! »
Pourquoi cette parabole ? Pour rien. C’est une parabole, voilà tout.
1967