Le dernier combat
du commandant Pougatchov

Du début à la fin de ces événements, il a dû se passer beaucoup de temps, puisqu’on considère que des mois dans l’Extrême-Nord valent des années tant est grande l’expérience, l’expérience humaine qu’on y acquiert. L’État lui-même le reconnaît en augmentant les salaires des travailleurs du Nord, en multipliant leurs avantages. Dans ce pays de l’espérance, et par conséquent des rumeurs, des conjectures, des suppositions et des hypothèses, le moindre événement se transforme en légende avant même que le rapport du chef local envoyé par courrier d’État urgent n’ait eu le temps d’atteindre les « hautes sphères ».

On se mit à raconter l’anecdote suivante : quand une huile de passage avait déploré que le travail culturel fût plutôt bancal au camp, le responsable de la culture, le commandant Pougatchov, avait répliqué : « Ne vous inquiétez pas, citoyen-chef, nous préparons un de ces concerts, toute la Kolyma en parlera. »

On pourrait commencer le récit par le rapport du médecin-chirurgien Braude envoyé par l’hôpital Central sur le terrain où avaient lieu les opérations militaires.

On pourrait aussi le commencer par la lettre de Iachka Koutchène, un détenu-infirmier hospitalisé. Cette lettre avait été écrite de la main gauche : l’épaule de Koutchène avait été transpercée par une balle de fusil.

Ou bien encore par le récit de la doctoresse Potanina qui n’avait rien vu ni entendu, qui était absente pendant ces événements extraordinaires. C’est précisément cette absence que le juge d’instruction avait qualifiée d’alibi fabriqué, d’inaction criminelle ou d’un autre terme juridique approprié.

Pendant les années trente, on avait arrêté des gens au hasard. Ce furent les victimes de la théorie mensongère et effrayante de l’exacerbation de la lutte des classes en période de stabilisation du socialisme. Les professeurs, travailleurs du parti, militaires, ingénieurs, paysans et ouvriers qui ont rempli à foison les prisons de cette époque n’avaient rien de positif derrière eux, hormis peut-être leur honnêteté, une sorte de naïveté en fait : en un mot, des qualités qui facilitaient plutôt la tâche punitive de la « Justice » au lieu de la compliquer. L’absence de la moindre idée susceptible de les unir affaiblissait considérablement la fermeté morale des prisonniers. Ils n’étaient ni des ennemis du pouvoir ni des criminels d’État et, en mourant, ils ne savaient pas pourquoi il leur fallait mourir. Leur amour-propre et leur rage ne trouvaient pas d’exutoire. Solitaires, ils sont morts dans le désert blanc de la Kolyma, tués par la faim, le froid, le travail harassant, les coups et la maladie. Ils avaient immédiatement appris à ne pas intercéder les uns pour les autres, à ne pas se soutenir mutuellement. C’était aussi le but des autorités. Les âmes des survivants subirent une décomposition totale, quant à leurs corps, ils étaient inaptes au travail physique.

Après la guerre, on achemina leur relève bateau après bateau : des rapatriés venant d’Italie, de France ou d’Allemagne et expédiés tout droit dans l’Extrême-Nord.

Il y avait là beaucoup de gens avec une autre expérience, des habitudes acquises pendant la guerre : des hommes audacieux, capables de prendre des risques et ne jurant que par les armes. Des commandants et des soldats, des aviateurs et des éclaireurs…

L’administration du camp, habituée à la patience angélique et à la soumission d’esclave des « trotskistes », ne s’inquiétait pas le moins du monde et ne s’attendait à rien de nouveau.

Les novices demandaient aux « aborigènes » épargnés :

« Pourquoi mangez-vous la soupe et la bouillie à la cantine et emportez-vous le pain à la baraque ? Pourquoi ne pas manger la soupe avec du pain comme on le fait partout ? »

Souriant de toutes les crevasses de leurs lèvres bleuies et exhibant leurs dents déchaussées par le scorbut, les anciens de la Kolyma répondaient à ces novices pleins de naïveté : « Vous l’aurez tous compris dans deux semaines et chacun de vous en fera autant. »

Comment leur dire qu’ils n’avaient jamais connu de ces famines véritables, qui durent plusieurs années et détruisent la volonté ? Qu’il est alors impossible de surmonter le désir passionné qui vous envahit, de faire durer le plus possible le processus de la nourriture : d’emporter sa ration de pain à la baraque pour la grignoter, la sucer avec une gamelle d’eau chaude et insipide faite avec de la neige fondue, et ce, en baignant dans la plus grande félicité ?

Les novices hochaient la tête avec mépris, se détournaient. Mais pas tous.

Le commandant Pougatchov avait aussi compris autre chose. Pour lui, il était clair qu’on les avait amenés ici pour mourir, pour remplacer ces morts-vivants. On les avait amenés à l’automne ; à l’approche de l’hiver, on ne pouvait pas s’enfuir ; mais l’été, même si l’on ne parvenait pas à s’évader pour de bon, au moins pourrait-on mourir libre.

Et pendant cet hiver fut ourdi un complot presque unique en vingt ans.

Pougatchov avait compris que seuls ceux qui auraient échappé aux travaux généraux, au front de taille, pourraient survivre à l’hiver et s’enfuir ensuite. Après quelques semaines de travail en brigade, aucune évasion n’est possible.

Les membres du complot se casèrent peu à peu l’un après l’autre dans les services : Soldatov devint cuisinier, et Pougatchov lui-même responsable de la culture ; il y avait encore un aide-médecin, un chef de brigade ; quant à Ivachtchenko, l’ex-mécanicien, il réparait les armes du détachement de la garde.

Mais on n’en laissait sortir aucun sans escorte « au-delà des barbelés ».

Puis ce fut l’aveuglant printemps de la Kolyma, sans une goutte de pluie, sans débâcle, sans un chant d’oiseau. La neige disparut peu à peu, brûlée par le soleil. Là où les rayons du soleil ne tombaient pas, il y avait toujours de la neige : dans les gorges et les ravins, de longues coulées d’argent qui demeuraient jusqu’à l’année prochaine.

Le jour fixé arriva.

On frappa à la porte du petit poste de garde situé près du portail du camp où, selon le règlement il devait toujours y avoir deux surveillants. Il y avait deux portes : l’une donnait sur l’intérieur du camp, l’autre s’ouvrait vers l’extérieur. Le planton bâilla et regarda sa montre. Il était cinq heures du matin. « Seulement », pensa-t-il.

Le planton enleva le crochet et laissa entrer l’homme qui avait frappé. C’était le cuisinier du camp, le détenu Soldatov, qui venait chercher les clés du garde-manger. On gardait les clés au poste et le cuisinier venait les prendre trois fois par jour. Puis il les rapportait.

Le planton aurait dû ouvrir lui-même l’armoire dans la cuisine, mais il savait qu’il était inutile de surveiller le cuisinier, qu’aucun verrou ne servirait à rien s’il était décidé à voler ; alors il lui confiait les clés. Surtout à cinq heures du matin.

Le planton avait travaillé plus de dix ans à la Kolyma, il touchait depuis longtemps double salaire et avait confié les clés aux cuisiniers des milliers de fois.

— Sers-toi ! et le planton prit une règle et se pencha sur son rapport du matin.

Soldatov passa derrière le planton, décrocha la clé du clou, la mit dans sa poche et saisit le planton à la gorge. Au même instant, la porte s’ouvrit et Ivachtchenko, le mécanicien, entra dans le poste de garde du côté du camp. Il aida Soldatov à étrangler le surveillant et à traîner son cadavre derrière l’armoire. Il mit le revolver du surveillant dans sa poche. Par la fenêtre donnant sur l’extérieur, on pouvait voir le deuxième planton revenir au poste par un sentier. Ivachtchenko endossa en toute hâte la capote militaire du garde, coiffa sa casquette, agrafa son ceinturon et s’assit à la table comme s’il était le surveillant. Le second planton ouvrit la porte et pénétra dans le sombre réduit du poste. Il fut saisi à l’instant, étranglé et jeté derrière l’armoire.

Soldatov enfila ses vêtements. Deux des conspirateurs avaient déjà une arme et un uniforme militaire. Tout se passait comme prévu dans le plan du commandant Pougatchov. Mais, soudain, la femme du second surveillant arriva au poste en quête de clés que son mari avait emportées par hasard.

— On ne va pas étrangler une bonne femme, dit Soldatov. Ils l’attachèrent, lui fourrèrent une serviette dans la bouche et la laissèrent dans un coin.

Une des brigades revint du travail. Le cas avait été prévu. Le soldat d’escorte qui entra dans le poste fut immédiatement désarmé et ligoté par les deux « surveillants ». Un fusil tomba aux mains des fugitifs. Dès lors, le commandant Pougatchov prit le commandement.

La zone devant le portail était sous le feu de deux miradors où se tenaient des sentinelles. Celles-ci ne remarquèrent rien de suspect.

Une brigade se mit en rangs pour aller au travail, à peine avant l’heure, mais qui peut dire dans le Nord ce qui est tôt ou tard ? Un peu avant, leur sembla-t-il. Mais peut-être était-ce un peu plus tard.

La brigade, une dizaine d’hommes en rangs par deux, s’en fut par le chemin qui menait aux fronts de taille. Devant et derrière les détenus, à six mètres de distance, conformément au règlement, il y avait deux soldats d’escorte en capote et l’un d’eux avait un fusil.

La sentinelle du mirador vit l’équipe quitter le chemin pour suivre un sentier qui passait près du bâtiment de la garde : là où vivaient les soldats, un détachement entier composé de soixante hommes.

Leur dortoir était tout au fond du bâtiment, mais juste près de la porte se trouvait le local du planton de service et une pyramide d’armes. Le planton sommeillait à sa table ; il vit dans son demi-sommeil qu’un soldat d’escorte emmenait une équipe de détenus par la sente qui passait devant sa fenêtre.

— C’est sûrement Tchernenko, pensa le planton qui ri avait pas reconnu le soldat. Je vais faire un rapport sur lui, à coup sûr.

Ce planton était très doué pour les chicanes et n’aurait jamais laissé passer une occasion de faire une saloperie à quelqu’un sur une base légale.

Ce fut sa dernière pensée. La porte s’ouvrit, trois soldats firent irruption dans la caserne. Deux coururent vers la porte du dortoir, le troisième abattit le planton à bout portant. Les prisonniers entrèrent derrière les soldats, tous se jetèrent sur la pyramide d’armes : les fusils et les mitraillettes étaient entre leurs mains. D’un coup de pied, le commandant Pougatchov ouvrit la porte du dortoir. Les soldats étaient encore en sous-vêtements ; pieds nus, ils voulurent se précipiter vers la porte, mais deux rafales de mitraillette tirées en l’air les stoppèrent net.

— Couché ! ordonna Pougatchov, et les soldats se mirent sous leurs couchettes. Des hommes armés de mitraillettes restèrent sur le seuil pour faire le guet. Sans se presser, l’« équipe » revêtit les uniformes, prit de la nourriture et s’approvisionna en armes et en munitions.

Pougatchov ordonna de n’emporter aucune nourriture sauf des galettes et du chocolat. En revanche, ils prirent autant d’armes et de munitions qu’ils pouvaient.

L’aide-médecin mit une trousse de secours d’urgence en bandoulière.

Les fugitifs se sentirent à nouveau des soldats.

Devant eux, il y avait la taïga. Mais la taïga était-elle plus effrayante que les marais du Stokhod[93] ?

Ils sortirent sur la grand-route ; là, Pougatchov leva le bras et arrêta un camion :

— Descends ! dit-il en ouvrant la porte de la cabine.

— Mais je…

— Descends, on te dit !

Le chauffeur obéit. Guéorgadzé, lieutenant d’un régiment de blindés, prit le volant. Pougatchov à ses côtés. Les fugitifs-soldats grimpèrent dans le camion qui s’en fut.

— On dirait qu’il y a un tournant.

Le camion tourna.

— Panne sèche…

Pougatchov jura.

Ils pénétrèrent dans la taïga comme on se jette à l’eau : ils disparurent instantanément dans l’immense forêt silencieuse. Ils se guidaient d’après une carte et ne perdaient pas le chemin qui menait vers la liberté, se dirigeant en ligne droite à travers le stupéfiant entremêlement de troncs couchés.

Dans le Nord, les arbres meurent couchés, comme les hommes. Leurs racines puissantes ressemblent aux griffes géantes d’un oiseau de proie cramponnées au rocher. Ces énormes griffes ont des milliers de pousses-tentacules qui s’enfoncent vers le bas dans le permafrost. Tous les étés, le permafrost cède très légèrement et, sur le moindre pouce de terrain dégelé, une racine-tentacule brune rampe et se fixe immédiatement.

Ici, les arbres arrivent à maturité en trois cents ans, érigeant lentement leur corps lourd et puissant sur leurs faibles racines.

Les arbres déracinés par la tempête tombent à la renverse, tous les faîtes du même côté, et meurent couchés sur un lit épais et moelleux de mousse rose vif ou verte.

Ils commencèrent à s’installer pour la nuit, rapidement, rompus aux bivouacs.

Seuls Achote et Malinine n’arrivaient pas à se calmer :

— Qu’est-ce que vous avez, vous, là-bas ? demanda Pougatchov.

— Eh ben, c’est Achote, il veut à tout prix me démontrer que, quand on a chassé Adam du paradis, on l’a relégué à Ceylan.

— Comment ça, à Ceylan ?

— C’est ce qu’on dit chez les musulmans, affirma Achote.

— Tu es Tatar ou quoi ?

— Moi non, mais ma femme l’est.

— Je n’ai jamais entendu dire ça, dit Pougatchov en souriant.

— Eh bien, justement, moi non plus, reprit Malinine au vol.

— Allez, dormez !

Il faisait froid et le commandant Pougatchov se réveilla. Soldatov était assis, une mitraillette sur les genoux : il n’était que vigilance. Pougatchov se coucha sur le dos et chercha du regard l’étoile polaire, l’étoile préférée des marcheurs. Ici, les constellations n’étaient pas disposées comme en Europe, en Russie : la carte des étoiles était un peu décalée et la Grande Ourse fuyait en rampant vers l’horizon. Dans la taïga, tout était silencieux et sévère, les grands mélèzes noueux se dressaient loin les uns des autres. La forêt était pleine du calme inquiétant que connaissent tous les chasseurs. Cette fois, Pougatchov n’était pas le chasseur, mais le fauve traqué : le silence de la forêt était trois fois plus inquiétant pour lui.

C’était sa première nuit en liberté, sa première nuit libre après les longs mois et années de son chemin de croix. Allongé, il se remémorait comment avait commencé ce qui se déroulait maintenant devant ses yeux comme un film à suspense. Comme si Pougatchov faisait lui-même défiler la pellicule de leurs douze vies et que les événements, au lieu de se succéder à un rythme normal, quotidien, passaient en accéléré, à une vitesse incroyable. Et voici qu’apparut le mot « fin » : ils sont libres. C’est le début de la lutte, du jeu, de la vie…

Le commandant Pougatchov se souvint du camp allemand d’où il s’était évadé en 1944. Le front se rapprochait de la ville. Il travaillait au nettoyage, comme conducteur de camion à l’intérieur d’un camp immense. Il se rappela comment il avait lancé le camion à toute vitesse, renversant l’unique rangée de barbelés, arrachant les poteaux qui avaient été plantés trop hâtivement. Les tirs des sentinelles, les cris, la course folle dans la ville en différentes directions, le camion abandonné, la progression de nuit vers la ligne du front et la rencontre-interrogatoire à la section spéciale. L’accusation d’espionnage et le verdict : vingt-cinq ans de prison.

Le commandant Pougatchov se souvint que des émissaires de Vlassov étaient venus avec son « manifeste » trouver les soldats russes affamés, fourbus, torturés.

« Votre pouvoir vous a reniés depuis longtemps. Tout prisonnier est un traître au regard de votre gouvernement », disaient les partisans de Vlassov. Et ils leur avaient montré des journaux de Moscou avec des ordres et des discours. Les prisonniers le savaient avant eux. Ce n’était pas par hasard que les seuls soldats à ne pas recevoir de colis étaient les Russes. Les Français, les Américains, les Anglais, les prisonniers de toutes nationalités avaient des colis et des lettres, des amicales et des associations. Les Russes, eux, n’avaient que la faim et la haine de tout ce qu’il y avait au monde. Il n’y a rien d’étonnant à ce que de nombreux prisonniers de guerre des camps allemands soient entrés dans l’« Armée de libération russe ».

Le commandant Pougatchov n’avait pas cru les officiers de Vlassov jusqu’à ce que lui-même eût gagné les lignes de l’armée rouge. Tout ce qu’avaient dit les partisans de Vlassov était vrai. Le pouvoir n’avait pas besoin de lui. Le pouvoir le craignait.

Puis, ce furent les wagons de marchandises avec des barreaux et une escorte : un voyage de plusieurs jours vers l’Extrême-Orient, la mer, la cale du bateau, les gisements aurifères du Grand Nord. Et l’hiver de famine.

Pougatchov se redressa et s’assit. Soldatov lui fit un signe de la main. Soldatov avait eu justement l’honneur de commencer cette affaire, bien qu’il fût l’un des derniers à rejoindre le complot. Il n’avait pas eu peur, n’avait pas perdu la tête et ne les avait pas vendus. Un sacré type, Soldatov.

À ses pieds, il avait le capitaine d’aviation Khroustaliov qui avait eu un sort semblable au sien. Un avion abattu par les Allemands, la captivité, la faim, l’évasion… puis, le tribunal et le camp. Le voici qui se retourne dans son sommeil, une joue plus rouge que l’autre : il a dormi dessus. C’est avec lui que Pougatchov avait parlé en premier d’évasion, quelques mois auparavant. Tous les deux pensaient que la mort était préférable à une vie de prisonnier, qu’il valait mieux mourir les armes à la main qu’épuisé par le travail et la faim, sous la crosse et les bottes des hommes d’escorte.

Khroustaliov et le commandant étaient tous deux des hommes d’action ; ils avaient examiné en détail l’unique chance de réussite sur laquelle ils misaient la vie de douze personnes. Le plan consistait à s’emparer d’un aéroport et d’un avion. Il y avait plusieurs aéroports dans la région et ils se dirigeaient vers le plus proche en coupant par la taïga.

Khroustaliov était justement le chef de brigade que les fugitifs avaient envoyé chercher après leur attaque contre le détachement : Pougatchov ne voulait pas partir sans son ami le plus proche. Et Khroustaliov était là, tranquillement et profondément endormi.

Et, près de lui, il y avait Ivachtchenko, l’armurier qui réparait les revolvers et les fusils de la garde. Ivachtchenko avait réuni les renseignements nécessaires à la réussite du projet : sur le dépôt des armes, les horaires des gardes au détachement, les réserves en munitions. Ivachtchenko était un ancien éclaireur.

Serrés l’un contre l’autre, Levitski et Ignatovitch dormaient profondément : c’étaient deux aviateurs amis de Khroustaliov.

Poliakov, un conducteur de char, avait étalé ses deux bras sur le dos de ses voisins, le géant Guéorgadzé et Achote, le joyeux loustic chauve dont le commandant n’arrivait pas à se rappeler le nom de famille sur le moment. Sacha Malinine dormait avec la trousse d’urgence sous la tête : aide-médecin à l’armée puis au camp, le voici maintenant infirmier du groupe spécial de Pougatchov.

Pougatchov sourit. Chacun s’était sûrement représenté l’évasion à sa façon. Mais Pougatchov ne voyait pas seulement la confirmation de son bon droit dans le fait que tout s’était passé comme sur des roulettes et que tous se comprenaient à demi-mot. Chacun savait que les événements se déroulaient comme prévu. Il y avait un commandant, un objectif. Un commandant résolu, un objectif difficile. Des armes. La liberté. On pouvait dormir du sommeil tranquille du soldat, même dans cette nuit polaire couleur lilas, pâle et désertique, dans cette lumière étrange, sans soleil, où les arbres n’ont pas d’ombre.

Il leur avait promis la liberté, ils l’avaient eue. Il les conduisait à la mort, ils ne la craignaient pas.

« Personne n’a mouchardé, pensait Pougatchov, et ce jusqu’au dernier jour. » Bien sûr, beaucoup au camp avaient entendu parler de l’évasion qui se préparait. Il avait fallu plusieurs mois pour composer le groupe. Nombre de ceux à qui Pougatchov s’était ouvert du projet avaient préféré refuser, mais aucun n’était allé les dénoncer au poste de garde. Ça le réconciliait avec la vie.

« En voilà de braves gars, de bien braves gars ! » chuchota-t-il en souriant.

Ils mangèrent des galettes, du chocolat, et s’en furent en silence. Ils suivaient une sente à peine visible. « Une sente d’ours », dit Sélivanov, un chasseur sibérien.

Pougatchov et Khroustaliov escaladèrent un col, arrivèrent à une mire et examinèrent à la jumelle les bandes grises qu’on voyait en bas : la rivière et la route. La rivière avait bien l’air d’une rivière, mais la route grouillait de camions remplis de gens, sur une distance longue de plusieurs dizaines de kilomètres.

— Des détenus sans doute, suggéra Khroustaliov.

Pougatchov regarda attentivement.

— Non. Ce sont des soldats. C’est pour nous. Il va falloir nous séparer. Que huit hommes passent la nuit cachés dans les meules de foin, et nous quatre, nous allons explorer cette gorge. Si tout va bien, nous serons de retour à l’aube.

Ils pénétrèrent dans le lit du ruisseau sous le couvert de la forêt. Ils eurent juste le temps de revenir en arrière.

— Attention, il y en a trop. On va remonter le ruisseau.

Le souffle court, ils repartirent rapidement en amont en faisant dégringoler des pierres directement dans les jambes des soldats ; les pierres roulaient en claquant et grondant.

Levitski se retourna, tira et s’écroula. Une balle l’avait atteint dans l’œil.

Guéorgadzé s’arrêta près d’une grande pierre, se retourna et d’une rafale de mitraillette abattit l’un après l’autre les soldats qui montaient à l’assaut de la gorge. Pas pour longtemps. Sa mitraillette se tut et on n’entendit plus que le tir d’un fusil.

Khroustaliov et Pougatchov avaient réussi à monter bien plus haut, jusqu’au sommet du col.

— Pars tout seul, dit le commandant à Khroustaliov, je vais les retarder.

Il tira sans se presser, abattant tous ceux qui se montraient. Khroustaliov revint en criant :

— Ils arrivent !

Et il tomba. Des gens sortirent de l’abri d’un gros rocher.

Pougatchov se précipita, tira sur les hommes qui couraient et se jeta du haut plateau formé par le col dans le lit étroit du ruisseau. Il attrapa au vol une branche de saule, s’y accrocha et rampa sur le côté. Les pierres dérangées par sa chute roulèrent longtemps encore avant d’atteindre le fond.

Il coupa à travers la taïga, sans suivre de chemin, jusqu’à ce qu’il fût à bout de forces.

Le soleil se leva sur la clairière, et ceux qui s’étaient cachés dans les meules de foin purent voir les silhouettes en uniforme cerner la clairière.

— C’est la fin, non ? dit Ivachtchenko, et il donna un coup de coude à Khatchatourian.

— Pourquoi la fin ? dit Achote en visant.

Le fusil claqua et un soldat tomba sur le sentier.

Immédiatement, on se mit à tirer de tous côtés sur les meules.

Sur un ordre, les soldats se jetèrent dans le marais à l’assaut des meules ; des coups de feu claquèrent, on entendit des gémissements.

L’attaque fut repoussée. Quelques blessés gisaient sur les collines marécageuses.

— Hé, l’infirmier ! À plat ventre et vas-y, ordonna un chef.

On avait emmené par précaution un infirmier-détenu, Iachka Koutchène, originaire de Biélorussie occidentale. Sans un mot, le prisonnier Koutchène rampa vers un blessé en brandissant sa trousse d’infirmier. Une balle dans l’épaule l’arrêta à mi-chemin.

Le chef du détachement de la garde s’élança sans crainte ; c’était celui que les fugitifs avaient désarmé. Il cria :

— Ivachtchenko, Soldatov, Pougatchov, rendez-vous ! Vous êtes cernés ! Vous ne pouvez aller nulle part !

— Viens chercher les armes ! cria Ivachtchenko de sa meule.

Et Bobyliov, le chef de la garde, s’élança vers les meules en pataugeant dans le marais. Quand il fut à mi-chemin, un coup de feu claqua et la balle d’Ivachtchenko le frappa en plein front.

— Bravo ! dit Soldatov à son camarade. Le chef était courageux parce qu’il n’avait plus rien à perdre : on allait le fusiller ou le condamner à cause de notre évasion. Bon, accrochez-vous !

On tirait de partout. Les mitrailleuses amenées jusqu’à la clairière firent entendre leur tir saccadé.

Soldatov sentit une brûlure aux deux jambes et la tête d’Ivachtchenko mort heurta son épaule.

La deuxième meule s’était tue. Une dizaine de cadavres jonchaient le marais.

Soldatov tira jusqu’à ce que quelque chose l’atteigne à la tête et qu’il perde connaissance.

Sur ordre téléphonique du général de brigade Artemiev, l’un des quatre généraux de la Kolyma, chef de la garde de tous les camps de la région, on fit venir au bourg de Litchan Nikolaï Sergueïevitch Braude, le chirurgien-chef du grand hôpital, avec « deux aides-médecins, des pansements et des instruments de chirurgie », comme le précisait le message.

Braude se prépara en hâte sans se perdre en d’inutiles conjectures, et le camion d’une tonne et demie de l’hôpital, qui en avait vu bien d’autres, prit la route indiquée. Là, de puissants Studebaker pleins de soldats en armes ne cessaient de le dépasser. La distance était de quarante kilomètres seulement, mais Braude mit trois heures à les parcourir en raison des arrêts fréquents, des bouchons et d’incessants contrôles d’identité.

Le général de brigade Artemiev attendait le chirurgien dans l’appartement du chef du camp de la région. Braude et Artemiev étaient tous deux des anciens de la Kolyma et le Destin les avait réunis plus d’une fois.

— Qu’est-ce qui se passe, ici ? C’est la guerre ? demanda Braude au général quand ils se saluèrent.

— Jugez vous-même : rien qu’au cours du premier affrontement, vingt-huit morts ; quant aux blessés, vous allez voir…

Et pendant que Braude se lavait les mains dans le petit lavabo près de la porte, le général lui raconta l’évasion.

— Vous n’aviez qu’à faire venir des avions, dit Braude en allumant une cigarette. Deux ou trois escadrilles, et vous auriez pilonné… Ou alors, carrément, une bombe atomique.

— Ça vous fait rire, dit le général de brigade, moi je ne plaisante pas et j’attends un ordre. Je pourrai m’estimer heureux s’ils se contentent de me renvoyer de la garde : ils peuvent aussi bien me traduire devant un tribunal. Tout peut arriver.

Oui, Braude savait que tout pouvait arriver. Quelques années auparavant, on avait envoyé trois mille hommes à pied, en plein hiver, dans un des ports où des dépôts avaient été emportés par la tempête. Sur trois mille hommes, il en était resté trois cents. Et l’adjoint du chef de la direction, qui avait signé l’ordre de sortie du convoi avait été sacrifié : il était passé devant un tribunal.

Jusqu’au soir, Braude et les aides-médecins ne firent qu’extraire des balles, amputer et panser. Les blessés étaient tous des soldats de la garde, il n’y avait aucun évadé parmi eux.

Le lendemain soir, on achemina encore des blessés. Entourés par des soldats de la garde, deux soldats transportèrent sur un brancard le seul et unique fugitif que Braude put voir. Il portait un uniforme et ne se distinguait des autres soldats que parce qu’il n’était pas rasé. Il avait les deux genoux et l’épaule gauche fracassés par des balles et une plaie à la tête avec l’os pariétal endommagé. Il était dans le coma.

Braude lui administra les premiers soins, puis, sur ordre d’Artemiev, il le fit transporter, escorté de deux soldats jusqu’à son grand hôpital où il y avait tout ce qu’il fallait pour une grosse intervention.

Tout était terminé. Un camion militaire bâché se trouvait à proximité : il contenait les corps des évadés. À côté, se tenait un autre camion avec les corps des soldats.

Après cette victoire, on aurait pu renvoyer l’armée dans ses casernements, mais pendant des jours des camions pleins de soldats sillonnèrent tous les secteurs de la grand-route longue de deux mille kilomètres.

Il manquait le douzième : le commandant Pougatchov.

On soigna longuement Soldatov et on finit par le guérir pour le fusiller. Ce fut d’ailleurs la seule condamnation à mort sur soixante peines prononcées à l’encontre des connaissances et amis des fugitifs. Le chef du camp fut condamné à dix ans. Le chef de la section sanitaire, la doctoresse Potanina, fut acquittée par le tribunal et elle changea de lieu de travail dès la fin du procès. Quant au général Artemiev, il avait vu juste : il fut démis de ses fonctions et renvoyé de la garde.

Pougatchov se faufila à grand-peine dans l’orifice étroit d’une grotte. C’était une tanière d’ours, les quartiers d’hiver de la bête qui était partie depuis longtemps et rôdait dans la taïga. Sur les murs et au fond de la caverne, il y avait des poils d’ours.

« Comme tout s’est vite terminé, pensa Pougatchov. Ils vont amener des chiens et me trouver. Et me prendre. »

Alors, couché dans la caverne, il se remémora sa vie : une vie d’homme, difficile, une vie qui allait se terminer maintenant, sur une sente d’ours dans la taïga. Il évoqua des gens, tous ceux qu’il avait aimés et respectés, en commençant par sa mère. Il se rappela son institutrice, Maria Ivanovna, qui portait une sorte de jaquette ouatinée recouverte d’un velours noir roussi et râpé. Il pensa à beaucoup d’autres encore, qu’il avait eu l’occasion de connaître.

Mais les meilleurs, les plus dignes, c’étaient ses onze camarades morts. Personne parmi tous ceux qu’il avait connus n’avait subi autant de désillusions, de tromperies et de mensonges. Et, dans cet enfer du Nord, ils avaient trouvé la force de lui faire confiance, à lui, Pougatchov, de tendre leurs mains vers la liberté. Et de mourir en combattant. Oui, ils étaient les meilleurs.

Pougatchov arracha une airelle qui poussait sur un buisson accroché au roc, juste à l’entrée de la caverne. La baie bleuâtre et ridée de l’année précédente creva entre ses doigts et il les lécha. Trop mûre, elle n’avait aucun goût, comme la neige fondue. La peau de la baie se colla à sa langue desséchée.

Oui, c’étaient les meilleurs. Et, maintenant, il se souvenait même du nom de famille d’Achote : Khatchatourian.

Le commandant les évoqua tous, les uns après les autres, et sourit à chacun d’eux. Puis il mit le canon de son revolver dans sa bouche et, pour la dernière fois de sa vie, il fit feu.

1959

Récits de la Kolyma
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