Le gant

À Irina Pavlovna Sirotinskaïa

Quelque part dans la glace reposent mes gants de chevalier qui, pendant trente-six ans, ont enserré mes doigts plus étroitement que le cuir mégissé, que la peau de chamois d’Else Koch[1].

Ces gants vivent dans un musée de glace, témoignage, document, échantillon du réalisme fantastique de mon existence d’alors ; tels des tritons ou des cœlacanthes, ils attendent de redevenir des poissons vivants.

Je fais confiance aux constats écrits, étant moi-même un factographe, un chasseur de faits professionnel, mais que faire si ces constats n’existent pas ? Pas de dossier pénitentiaire, pas d’archives ni de fiche médicale…

Les documents de notre passé sont anéantis, les miradors abattus, les baraques rasées de la surface de la terre, le fil de fer barbelé rouillé a été enroulé et transporté ailleurs. Sur les décombres de la Serpentine fleurit l’épilobe, fleur des incendies et de l’oubli, ennemie des archives et de la mémoire humaine.

Avons-nous jamais été ?

Je réponds : oui. Avec toute l’éloquence d’un procès-verbal, toute la responsabilité et la rigueur d’un document.

Ceci est un récit sur mon gant de la Kolyma, une pièce de collection pour un musée de la santé ou un musée d’ethnographie, peut-être.

Où es-tu à présent, toi, mon défi au temps, mon gant de chevalier lancé sur la neige au visage de la glace de la Kolyma, en 1943 ?

Je suis un crevard, un invalide patenté voué à l’hôpital, sauvé, arraché aux griffes de la mort par les médecins. Mais je ne vois aucun bien dans cette survie, ni pour moi ni pour l’État. Notre échelle des valeurs a changé, nous avons franchi les frontières du Bien et du Mal. Être resté en vie est peut-être un bien, peut-être pas, c’est une question que je n’ai pas tranchée à ce jour.

Peut-on tenir une plume avec un gant pareil, qui devrait être conservé dans le formol ou l’alcool d’un musée, et qui repose dans la glace anonyme ?

Un gant qui, en trente-six ans, était devenu part de ma chair, part et symbole de mon âme.

Tout s’est terminé sans trop de dommage, et la peau s’est reformée. Les muscles se sont reconstitués sur le squelette, les os, déformés par l’ostéomyélite due aux gelures, ont juste un peu souffert. Apparemment, même l’âme a repoussé autour de ces os abîmés. Même les empreintes digitales de ce gant mort sont identiques à celles du gant vivant qui, en cet instant, tient le crayon. Voilà un authentique miracle de la criminologie. Ces gants jumeaux. Un jour, j’écrirai un roman policier sur ce gant, j’apporterai mon tribut à ce genre littéraire. Mais ce n’est pas mon propos du moment. Mes gants appartiennent à deux êtres humains, des doubles, qui ont les mêmes empreintes digitales, un miracle de la science. Un objet digne de réflexion pour tous les criminologues du monde, tous les philosophes, les historiens et les médecins.

Je ne suis pas le seul à connaître le secret de mes mains. L’aide-médecin Lesniak et le médecin Savoïéva ont tenu ce gant entre leurs doigts.

Mais la peau qui a repoussé, cette peau neuve, ces muscles sur mes os, ont-ils vraiment le droit d’écrire ? S’ils le font, que ce soient les mots qu’aurait pu tracer l’autre gant, celui de la Kolyma, le gant du forçat à la paume calleuse entamée jusqu’au sang par la rivelaine, aux doigts crispés sur le manche de la pelle. Seulement cette main-là n’aurait pas écrit ce récit. Ces doigts-là sont incapables de se déplier pour prendre la plume et raconter leur histoire.

Le feu de ma peau neuve, flamme rose du chandelier à dix branches de mes mains gelées, n’est-ce pas un miracle ?

Dans ce gant joint à mon dossier médical, ne trouve-t-on pas l’histoire, non seulement de mon corps, de mon destin et de mon âme, mais aussi celle d’un État, d’une époque et d’un monde ?

Avec ce gant-là, on pouvait écrire l’Histoire.

Tandis que maintenant, bien que les empreintes digitales soient les mêmes, ce que je regarde à la lumière, c’est une peau fine et rose, non des paumes sales et ensanglantées. Aujourd’hui, je suis plus loin de la mort qu’en 1943 ou en 1938, quand mes doigts étaient des doigts de cadavre. Comme un serpent, j’ai laissé ma vieille peau dans la neige. Mais, aujourd’hui encore, ma nouvelle main réagit à l’eau froide. Les coups du gel sont irrémédiables, éternels. Pourtant ma main n’est pas celle du crevard de la Kolyma. Cette peau-là, arrachée à ma chair, s’est détachée de mes muscles comme un gant, et on l’a jointe à mon dossier médical.

Les empreintes digitales des deux gants sont identiques : c’est le dessin de mes gènes, des gènes de victime et de résistant. Comme mon groupe sanguin. Des érythrocytes de victime et non de conquérant. Le premier gant est resté au musée de Magadane, le musée de la Direction sanitaire, le second, je l’ai rapporté sur la Grande Terre, dans le monde humain, pour laisser tout ce qu’il y avait d’inhumain par-delà l’océan, par-delà les monts Iablonov.

À la Kolyma, on tranchait les mains des évadés que l’on rattrapait pour ne pas s’encombrer des corps, des cadavres. Des mains coupées se transportent dans une serviette ou dans un sac à dos. Car, à la Kolyma, le passeport d’un homme, qu’il s’agisse d’un travailleur libre ou d’un détenu en fuite, c’est l’empreinte de ses doigts. Tout ce dont on a besoin pour identifier un homme peut être transporté dans une serviette ou un sac à dos, et non dans un camion, un pick-up ou une Willis.

Mais mon gant, où est-il ? Où le conserve-t-on ? Car je n’ai pas eu la main coupée.

Au cœur de l’automne 1943, peu après avoir été condamné à une nouvelle peine de dix ans, n’ayant plus ni la force ni l’espoir de vivre (je n’avais pas assez de muscles ni de chair sur les os pour nourrir ce genre de sentiment oublié, abandonné depuis longtemps et inutile à l’homme), moi qui n’étais plus qu’un crevard chassé de toutes les infirmeries de la Kolyma, j’eus la chance de profiter d’une vague de lutte officielle contre la dysenterie. Habitué depuis longtemps à la diarrhée, je disposais à présent d’un argument de poids pour me faire hospitaliser : j’étais fier de pouvoir exhiber devant n’importe quel médecin (et, plus important encore, devant n’importe quel non-médecin), un derrière capable de cracher un paquet de glaires salvatrices, de présenter au monde une émeraude vert-de-gris aux nervures sanguinolentes : la gemme de la dysenterie.

C’était mon sauf-conduit pour un paradis où je n’étais jamais allé en trente-huit ans de vie.

Je fus admis à l’hôpital, intégré à des listes sans fin sous forme de trou dans une carte perforée, entraîné, emporté par la roue du salut. Il est vrai qu’à l’époque, je ne songeais guère au salut ; quant à l’hôpital, je ne savais même pas ce que c’était. Je me contentais de me plier à la loi séculaire de l’automatisme carcéral : lever, appel, petit déjeuner, déjeuner, travail, dîner, sommeil ou convocation chez le délégué.

J’ai ressuscité et replongé bien des fois, j’ai été ballotté de mines en hôpitaux pendant des années, pas des jours ni des mois, mais des années, des années de Kolyma. On m’a soigné jusqu’à ce que je soigne moi-même les autres, puis la roue de la vie, toujours cette même roue automatique, m’a rejeté sur la Grande Terre.

J’étais un crevard et j’attendais un convoi, mais pas pour le gisement d’or, où l’on venait de me condamner à une peine supplémentaire de dix ans. J’étais trop exténué pour l’or. Les missions de vitamines, tel était désormais mon lot.

J’attendais un convoi à la garnison de l’OLP de Iagodnoïé. On connaît la règle dans les camps de transit : tous les crevards sont expédiés au travail sous escorte avec des chiens. Pourvu qu’il y ait des gardes, on trouve toujours des travailleurs. Leur travail n’est enregistré nulle part, on les envoie de force, ne serait-ce que jusqu’au repas, creuser à la pioche des fosses dans la terre gelée, transporter des bûches pour les réserves du camp, ou, au moins, scier des souches et les empiler à une dizaine de kilomètres du village.

On refuse ? C’est le cachot, trois cents grammes de pain et une écuelle d’eau. Procès-verbal. En 1938, au bout de trois refus, on vous passait par les armes à la Serpentine, la prison d’instruction du Nord. Connaissant bien cette pratique, je ne songeais même pas à me dérober ou à refuser, où que l’on nous envoie.

Au cours d’une de ces expéditions, on nous emmena dans un atelier de couture. Derrière une palissade, il y avait une baraque où l’on fabriquait des moufles à partir de vieux pantalons, et des semelles, elles aussi à partir de morceaux de cotonnade.

Les moufles neuves en grosse toile avec des pièces en cuir résistent à un pic de forage environ une demi-heure, et je m’y connais en forage à la main. Les moufles en coton, cinq minutes. La différence n’était pas assez grande pour que l’on puisse compter sur des livraisons de gants spéciaux venant de la Grande Terre.

Dans l’atelier de couture de Iagodnoïé, une soixantaine de personnes cousaient des moufles. Il y avait des poêles et une palissade qui protégeait du vent. J’avais très envie que l’on me prenne dans cet atelier. Malheureusement, les doigts d’un haveur de gisement d’or, déformés par les manches de pic et de pelle, étaient incapables de tenir une aiguille correctement ; même pour ravauder des moufles, on choisissait des hommes plus vigoureux que moi. Après m’avoir observé aux prises avec mon aiguille, le tailleur a fait un geste négatif. J’avais échoué à l’examen de couture, et j’ai commencé à me préparer pour un long voyage. Long ou court, du reste, cela m’était complètement égal. La nouvelle peine que l’on venait de m’infliger ne me faisait pas peur du tout. Prévoir sa vie plus d’un jour à l’avance n’avait aucun sens. La notion même de sens est sans doute inconcevable dans cet univers fantastique. Cette solution (vivre au jour le jour), ce n’était pas le cerveau qui l’avait trouvée, mais une sorte d’instinct animal propre aux détenus, l’instinct des muscles. C’est lui qui avait trouvé cet axiome irréfutable.

Les routes les plus longues, les chemins les plus obscurs et les plus perdus, je les avais, me semble-t-il, parcourus. Les coins les plus obscurs de mon cerveau s’étaient éclairés ; j’avais éprouvé les limites de l’humiliation, les coups, les outrages, les sévices, les raclées quotidiennes. Toutes ces expériences, je les avais faites. L’essentiel, c’était mon corps qui me le soufflait.

Dès qu’un soldat, un chef de brigade, un surveillant, un truand, n’importe quel supérieur, me donnait une bourrade, je perdais l’équilibre, et ce n’était pas de la comédie. Oh non ! La Kolyma avait plus d’une fois soumis mon appareil vestibulaire à rude épreuve, et provoqué non seulement un « syndrome de Ménière », mais aussi une apesanteur au sens absolu, c’est-à-dire au sens concentrationnaire du terme.

Comme un cosmonaute avant un vol spatial, j’avais subi un entraînement dans les centrifugeuses glacées de la Kolyma.

J’avais confusément conscience d’être frappé, jeté à terre, piétiné… Mes lèvres se craquellent, le sang coule de mes gencives abîmées par le scorbut. Il faut se recroqueviller, se coucher, se blottir contre la Terre-Mère humide[2]. Mais la terre était neige, glace et, en été, pierre – elle n’était pas maternelle.

On me battait souvent. Pour n’importe quoi. Parce que j’étais un trotskiste, parce que j’étais un « Ivan Ivanovitch ». Mes flancs répondaient de tous les péchés du monde, j’étais devenu l’objet d’une vengeance officiellement autorisée. Et ce n’était jamais le dernier coup, jamais la dernière douleur.

À l’époque, je ne pensais pas à l’hôpital. Douleur et hôpital sont deux notions distinctes[3], surtout à la Kolyma.

J’avais été pris de court par le coup que m’avait asséné le docteur Mokhnatch, directeur du poste médical de Djelgala, où l’on m’avait fait passer en jugement quelques mois plus tôt. Je m’étais présenté tous les jours à la consultation de l’infirmerie où il exerçait, essayant de me faire dispenser de travail ne fût-ce qu’une journée.

Lorsque j’avais été arrêté en mai 1943, j’avais réclamé un examen médical, ainsi qu’un certificat pour les soins reçus à l’infirmerie.

Le juge d’instruction avait noté ma requête et, la nuit suivante, les portes du cachot où j’étais enfermé depuis une semaine sans lumière, avec une écuelle d’eau et trois cents grammes de pain (j’étais couché à même le sol, car il n’y avait ni paillasse ni châlit), ces portes s’étaient ouvertes, et un homme en blouse blanche était apparu sur le seuil. C’était Mokhnatch, le médecin. Sans s’approcher, il m’avait regardé (on m’avait tiré, poussé hors du cachot), m’avait éclairé le visage avec une lampe et, sans perdre de temps, s’était assis à une table pour écrire quelque chose. Et il était parti. Ce papier, je l’avais vu le 23 juin 1943, lors de mon procès au tribunal révolutionnaire. On l’avait produit à titre de document. Voici ce qu’il contenait mot pour mot, je me souviens du texte par cœur : « Certificat : le détenu Chalamov ne s’est pas présenté à l’infirmerie numéro 1 de la zone spéciale de Djelgala. Docteur Mokhnatch, directeur du poste médical ».

Ce certificat avait été lu à voix haute lors de mon procès, pour la plus grande gloire du délégué Fiodorov qui instruisait mon affaire. Tout était faux dans ce procès : l’accusation, les témoins, l’expertise… Seule la bassesse humaine était authentique.

Je n’avais même pas eu le loisir, en ce mois de juin 1943, de me réjouir de cette peine de dix ans reçue le jour de mon anniversaire. « Un vrai cadeau ! me disaient tous les spécialistes de ce genre de situation. Tu n’as pas été fusillé. On ne t’a pas collé une peine “en plomb” – une balle de sept grammes ! »

Tout cela me semblait dérisoire devant la réalité de cette aiguille que je n’arrivais pas à manier comme un tailleur.

Mais cela aussi, c’était une broutille.

Quelque part (en haut ou en bas, je n’en sais toujours rien au bout de toute une vie), tournaient des roues propulsant le navire du destin, ou, pour s’exprimer avec élégance, un pendule oscillait de la vie à la mort.

Quelque part, des circulaires étaient rédigées, les appareils d’un central téléphonique crépitaient. Quelqu’un, quelque part, prenait des responsabilités. Et l’infime conséquence de la lutte bureaucratique du corps médical contre la mort face au glaive vengeur de l’État était un pullulement d’instructions, d’ordres, d’échappatoires trouvés par les autorités. Les vagues d’une mer de papier déferlant sur les rives de destins qui, eux, n’étaient pas en papier. Les crevards, les dystrophiques de la Kolyma, n’avaient pas droit à l’aide médicale ni à l’hôpital pour leurs véritables maladies. Même à la morgue, même après le décès, le médecin légiste dénaturait la vérité avec aplomb et mentait en établissant un faux diagnostic. Le véritable diagnostic de dystrophie alimentaire n’est apparu dans les documents médicaux des camps qu’après le blocus de Leningrad. Pendant la guerre, on reçut l’autorisation d’appeler la faim par son nom, mais jusque-là, on avait laissé mourir les crevards avec des diagnostics de polyavitaminose, de grippe à complications pulmonaires et, plus rarement, de RFI (Épuisement Physique Intense). Même le scorbut avait son quota au-delà duquel il n’était pas recommandé aux médecins de distribuer des journées d’hôpital du groupe B ou C. Un taux élevé d’hospitalisation, et les autorités poussaient les hauts cris, le médecin cessait d’être médecin.

La dysenterie, voilà au nom de quoi on avait le droit d’hospitaliser les détenus. Le flot des dysentériques balayait tous les obstacles officiels. Le crevard possède un flair très subtil pour déceler les failles, les portes ouvrant sur un répit qui lui permettra de souffler ne fût-ce qu’un jour, une heure. Le corps et l’estomac d’un détenu ne sont pas des baromètres. Le ventre ne prévient pas. Mais son instinct de conservation incite le crevard à lorgner la porte de l’infirmerie qui mène peut-être à la mort, mais peut-être aussi à la vie.

« Avoir un millier de maladies. » Cette expression qui fait sourire tout le monde, les malades comme les autorités médicales, est profonde, juste, exacte et très sérieuse.

Le crevard arrachera au moins au destin une journée de repos avant de repartir sur ses chemins terrestres qui ressemblent fort aux voies du Seigneur.

Le plus important, c’est le quota, le plan. S’insérer dans ce plan est une tâche difficile. Quel que soit le flot de diarrhéiques, les portes de l’hôpital sont étroites.

Le combinat de vitamines où je vivais n’avait droit qu’à deux places pour dysenterie à l’hôpital du district, deux précieuses feuilles de route, et encore avaient-elles été conquises de haute lutte pour les « vitamineux », car une dysenterie de gisement d’or, de mine d’étain ou de chantier de construction routière vaut plus cher que les diarrhées du combinat de vitamines.

Ce combinat de vitamines était tout bonnement un hangar où l’on cuisait dans des chaudrons de l’extrait de pin nain, une mixture vénéneuse et répugnante d’un goût âcre et d’une teinte brune que l’on faisait bouillir plusieurs jours pour la transformer en une soupe pâteuse. Cette mixture était fabriquée avec des aiguilles de pins plumés dans toute la Kolyma par des détenus, des crevards ayant perdu leurs forces dans les mines d’or. On faisait mourir les rescapés des gisements aurifères en les obligeant à fabriquer ce produit vitaminé, cet extrait de conifères. Le nom de ce combinat était en lui-même le plus amer des sarcasmes. Dans l’esprit des autorités et d’après l’expérience séculaire des expéditions nordiques du monde entier, les conifères étaient le seul remède local contre le scorbut, maladie des régions polaires et des prisons.

Cet extrait avait été introduit dans la panoplie de la médecine concentrationnaire à titre d’unique remède salvateur : si le pin nain n’agissait pas, c’est qu’il n’y avait plus rien à faire.

Nous avions droit à cette mixture vomitive trois fois par jour. Sans elle, on ne servait pas à manger à la cantine. Quelle que fût l’impatience avec laquelle l’estomac des détenus attendait n’importe quelle lavasse, prêt à honorer n’importe quelle nourriture, ce moment capital qui revenait trois fois par jour, l’administration le gâchait irrémédiablement en nous obligeant à avaler au préalable une gorgée d’extrait de pin nain. Cette mixture amère déclenche le hoquet et des spasmes de l’estomac pendant quelques minutes, elle coupe définitivement l’appétit. Le pin nain était aussi un élément de la punition, du châtiment.

À la cantine, des baïonnettes montaient la garde le long de l’étroit passage menant à la table où siégeait un badigeonneur, un préparateur en pharmacie muni d’un seau et d’une minuscule louche en fer blanc fabriquée avec une boîte de conserve. Il versait dans chaque bouche la dose curative de poison.

La singularité de cette torture au pin nain qui dura des années, de ce châtiment à la louche exercé dans toute l’Union soviétique, était que cet extrait de pin nain, cuit et recuit dans sept chaudrons, ne contenait pas la vitamine C susceptible de guérir du scorbut. Cette vitamine est extrêmement fragile et disparaît au bout d’un quart d’heure de cuisson.

On établissait pourtant des statistiques médicales absolument irréfutables, grâce auxquelles on démontrait de façon probante, « chiffres en main », que le gisement donnait davantage d’or, et que le taux d’hospitalisation baissait. Que les hommes, ou plutôt les crevards, qui mouraient du scorbut, mouraient uniquement parce qu’ils recrachaient la mixture salvatrice. On dressait même des procès-verbaux à ceux qui la recrachaient, on les envoyait au cachot où à la ROuR. Ce genre de palmarès était très répandu.

La lutte contre le scorbut était une farce sanglante et tragique, là encore, tout à fait dans l’esprit du réalisme fantastique de notre vie d’alors.

Après la guerre, lorsque cette substance meurtrière eut été examinée en haut lieu, le pin nain fut purement et simplement interdit partout.

On se mit alors à récolter en grande quantité les fruits de l’églantier, qui contiennent réellement de la vitamine C.

Des églantiers, il y en a à profusion à la Kolyma, des églantiers nains des montagnes, avec leurs baies à chair mauve. Mais, de mon temps, il était interdit de s’en approcher pendant le travail, on tirait même sur ceux qui voulaient manger cette baie, ce fruit, sans rien savoir de ses vertus curatives. L’escorte protégeait l’églantier contre les détenus.

Et il pourrissait, il se desséchait, il disparaissait sous la neige pour ressurgir au printemps et pointer sous la glace, tel un appât tendre et friand, alléchant pour la langue uniquement par sa saveur et en raison d’une croyance mystérieuse, non d’un savoir scientifique exposé dans des circulaires qui ne recommandaient que le pin nain, l’extrait du combinat de vitamines. Le crevard ensorcelé par l’églantier quittait la zone, le cercle magique délimité par les miradors, et recevait une balle dans la nuque.

Pour conquérir la feuille de route des dysentériques, il fallait produire des selles, une boule de glaires sortie du rectum. Dans les conditions normales d’un camp, un détenu-crevard ne va à la selle qu’une fois tous les cinq jours, pas plus. Encore un miracle physiologique. On dirait que chaque miette est absorbée par toutes les cellules du corps, pas seulement par les intestins et l’estomac. La peau aussi en voudrait bien, elle est prête à s’imprégner de nourriture. Ce que l’intestin rejette, élimine, est quelque chose d’indéfinissable, il est même difficile de comprendre ce que c’est.

Le détenu ne peut pas toujours obliger son rectum à cracher dans les mains du médecin cette pièce à conviction qu’est la boule de ces glaires salvatrices. Bien entendu, il n’est pas question ici de pudeur ou de honte. La honte est un concept bien trop humain.

Voilà que surgit une chance de salut, mais l’intestin ne fonctionne pas, il ne rejette pas la boule de glaires.

Le médecin attend patiemment. Pas de boulette, pas d’hôpital. La feuille de route sera pour quelqu’un d’autre, et ces autres ne manquent pas. Mais le veinard, c’est toi. Seulement ton derrière, ton intestin, n’arrivent pas à produire la secousse, le crachat, le signal de départ vers la vie.

Puis quelque chose finit par tomber, expulsé du labyrinthe de l’intestin, de ce tube de douze mètres dont les ondes péristaltiques refusaient soudain leurs services.

J’étais assis derrière une cloison et j’appuyais sur mon ventre de toutes mes forces, suppliant mon rectum de cracher la fameuse quantité de glaires.

Le médecin restait assis et fumait patiemment sa cigarette de gros gris. Sur la table, le vent jouait avec la précieuse feuille de route coincée sous une kolymka à pétrole. Seul un médecin répondant personnellement de son diagnostic avait le droit de signer ces certificats.

Je fis appel à toute ma rage. Et mon intestin fonctionna. Mon rectum rejeta une sorte de crachat, un embrun (si l’on peut se permettre d’employer ce mot), un paquet de mucosités vert-de-gris avec le précieux filet rouge, alluvion d’une valeur fabuleuse.

Le tas d’excréments tenait au creux d’une feuille d’aulne, et je crus d’abord qu’il n’y avait pas de sang dans mes glaires.

Mais le médecin était plus averti que moi. Il approcha de son visage le crachat de mon intestin, le renifla, mit la feuille d’aulne de côté et, sans se laver les mains, signa ma feuille de route.

La nuit même, une nuit blanche du Nord, je fus conduit à l’hôpital de district Bélitchia. Sur le tampon de l’hôpital on lisait : « hôpital Central de district de la Direction Minière du Nord ». Une formule que l’on utilisait tant dans les conversations de la vie courante que sur les documents officiels. Comment cela avait-il commencé ? Était-ce le quotidien qui avait légitimé cette arabesque bureaucratique, ou bien cette formule était-elle seulement l’expression d’une âme de bureaucrate ? Je n’en sais rien. « Si tu n’y crois pas, prends ça pour un bobard », dit le proverbe truand.

De fait, outre les districts de l’Ouest, du Sud-ouest et du Sud de Kolyma, Bélitchia desservait celui du Nord, c’était vraiment un hôpital de district. L’hôpital Central pour détenus, lui, était un énorme hôpital de mille lits érigé près de Magadane, au kilomètre 23 de la route Magadane-Soussoumane-Néri. Il fut transféré par la suite sur la rive gauche de la Kolyma.

Un gigantesque complexe hospitalier avec des installations annexes, une pêcherie et un sovkhoze, un hôpital d’un millier de lits, un millier de morts par jour, les mois les plus terribles pour les crevards de la Kolyma. Là, au kilomètre 23, on délivrait des certificats, c’était la dernière étape avant la mer, avant la liberté ou la mort quelque part dans un camp pour invalides, près de Komsomolsk. Au kilomètre 23, les dents du dragon se desserraient une dernière fois pour relâcher vers la liberté – j’entends, bien sûr, ceux qui avaient survécu aux offensives et aux froids de la Kolyma.

Bélitchia, lui, se trouvait au kilomètre 501, à six kilomètres à peine de Iagodnoïé, le chef-lieu du Nord, qui était devenu depuis longtemps une ville, alors qu’en 1937, j’avais traversé la rivière à gué, et notre soldat d’escorte avait tué là un gros coq de bruyère, comme ça, sans dévier de sa route et sans même faire asseoir le convoi.

C’était à Iagodnoïé que l’on m’avait fait passer en jugement quelques mois plus tôt.

Bélitchia était un hôpital pour détenus de cent lits, avec une modeste brigade de soignants : quatre médecins, quatre aides-médecins et un infirmier, tous des détenus. Seule le médecin-chef, Nina Vladimirovna Savoïéva, une Ossète surnommée « la Maman noire », était une libre, membre du parti.

Outre ce personnel, l’hôpital pouvait disposer de tous les OPé et OKa qu’il voulait. Nous n’étions plus en 1938, au temps des fusillades de Garanine, où il n’était question ni d’OPé, ni d’OKa à l’hôpital du gisement Partisan.

À l’époque, les pertes, les dégâts humains étaient aisément compensés par le continent, et l’on ne cessait de précipiter de nouveaux convois dans le carrousel de la mort. En 1938, on les acheminait même à pied jusqu’à Iagodnoïé. Sur une colonne de trois cents personnes, huit seulement parvenaient à destination, les autres s’effondraient en route, leurs pieds gelaient et ils mouraient. Il n’y avait pas d’OKa pour les ennemis du peuple.

Pendant la guerre, c’était différent. Moscou ne pouvait assurer la relève en hommes. Les autorités des camps avaient pour instruction de ménager les effectifs déjà enregistrés sur place. La médecine s’est alors vu reconnaître certains droits. À l’époque, au gisement Spokoïny, j’ai eu accès à des chiffres stupéfiants. Sur un effectif de trois mille personnes, quatre-vingt-dix-huit travaillaient dans la première brigade. Les autres se trouvaient, soit en arrêt de travail complet ou partiel, soit à l’hôpital, soit en convalescence à l’infirmerie.

Bélitchia aussi avait le droit d’entretenir des brigades de convalescents, des OKa, ou des OPé, des postes de convalescence.

Une grande quantité de main-d’œuvre gratuite était alors concentrée dans les hôpitaux, des détenus prêts, pour une ration de pain ou une journée d’hôpital supplémentaire, à soulever n’importe quelle montagne, pourvu que ce ne fût pas la rocaille des mines d’or.

Les convalescents de Bélitchia pouvaient et savaient soulever des montagnes d’or, ils l’avaient déjà fait, les fronts de taille des mines d’or du Nord étaient là pour en témoigner. Et pourtant, ils n’arrivaient pas à bout de l’assainissement de Bélitchia, le rêve bleu du médecin-chef, la « Maman noire ». Ils ne parvenaient pas à combler le marécage entourant l’hôpital. Bélitchia est situé sur une hauteur, à un kilomètre de la route principale Magadane-Soussoumane. En hiver, ce kilomètre ne posait aucun problème ni aux piétons, ni aux chevaux, ni aux véhicules. Les chemins d’hiver sont le point fort du réseau routier de la Kolyma. Mais l’été, le marécage gargouille et clapote, et les gardes escortent les malades un par un en les faisant sauter de motte en motte, de pierre en pierre, d’un sentier à l’autre, malgré le chemin taillé en hiver dans le permafrost d’après un tracé idéal dû à la main compétente d’un malade ingénieur.

L’été, le permafrost commence à s’affaisser, et nul ne connaît les limites de cet affaissement. Un mètre ? Mille mètres ? Personne n’en sait rien. Ni les hydrographes venus de Moscou en Douglas, ni les Yakoutes, dont les pères et les ancêtres sont nés ici même, sur cette terre marécageuse.

On comble les fondrières avec de la pierre. Des montagnes de calcaire entassé là, tout près, des secousses telluriques, des éboulements, des glissements de terrain mortels, tout cela sous un ciel d’une clarté aveuglante : il ne pleut jamais à la Kolyma, la pluie et le brouillard ne se forment que le long des côtes.

Le soleil qui ne se couche jamais se charge de la bonification.

Ce chemin marécageux d’un kilomètre, de Bélitchia à la grand-route, a englouti quarante mille journées de travail de convalescents, des millions d’heures. Chacun devait jeter sa pierre dans les profondeurs insondables du marécage. Chaque jour, les employés lançaient des pierres dans ce marais. Il avalait ces offrandes en gargouillant.

Les marécages de la Kolyma sont une sépulture autrement plus sérieuse que les tumulus des peuplades slaves, ou que l’isthme édifié par l’armée de Xerxès.

Tout malade quittant Bélitchia devait jeter une pierre dans le marécage, un bloc de calcaire préparé par d’autres malades ou par le personnel au moment des travaux de choc. Des milliers de gens l’ont fait. Des milliers de blocs de calcaire ont été ainsi engloutis.

Trois saisons d’un travail énergique n’avaient donné aucun résultat. L’hiver, il fallait de nouveau frayer une route, et ce combat peu glorieux contre la nature était suspendu jusqu’au printemps. Là, tout recommençait. En trois étés, on n’avait toujours pas réussi à construire une route carrossable. Il fallait toujours accompagner les malades qui entraient en les faisant sauter de motte en motte. Même chose pour ceux qui sortaient.

Au bout de trois années d’efforts incessants, on était seulement parvenu à tracer un pointillé, une sorte de chemin en zigzag peu fiable allant de la grand-route à Bélitchia, un sentier sur lequel on ne pouvait ni courir, ni marcher, ni rouler en voiture, mais seulement sauter de bloc en bloc, de motte en motte, comme il y a mille ans.

Ce duel avec la nature mettait en rage le médecin-chef, la « Maman noire ».

Le marécage triomphait.

Je suis arrivé à l’hôpital en sautillant. Le chauffeur, un vieil habitué, était resté sur la chaussée avec son véhicule, de peur que des passants n’emmènent son camion ou ne démontent son moteur. Pendant les nuits blanches, les voleurs surgissent d’on ne sait où, et les conducteurs n’abandonnent jamais leur véhicule, même une heure. Cela fait partie du quotidien.

Mon soldat d’escorte m’a fait sauter sur des blocs de pierre blanche jusqu’à l’hôpital et, me laissant assis par terre près du perron, il est allé porter mon dossier dans une petite isba.

Derrière deux baraques en bois s’alignaient des rangées d’énormes tentes en toile du même gris que la taïga. Elles étaient reliées entre elles par un plancher formé de perches, un trottoir en branches de saule rehaussé, posé sur des pierres. Bélitchia, situé à l’embouchure d’une rivière, redoute les inondations, les pluies d’orage et les crues de la Kolyma.

Ces tentes en toile goudronnée ne suggéraient pas seulement la précarité de toutes choses, elles annonçaient avec la plus grande sévérité à toi, crevard, que tu n’étais ici qu’un hôte indésirable, bien que légitime. Ici, on n’allait pas faire grand cas de ta vie. Bélitchia ne donnait pas une impression de sécurité, mais plutôt de branle-bas de combat.

Le firmament de toile de l’hôpital ne se distinguait en rien de celui des tentes du gisement Partisan de l’année 1937, en loques, ouvert à tous les vents. C’était le même que celui des cabanes à doubles châlits du combinat de vitamines, protégées par un revêtement de tourbe qui ne garantissait que du vent, et non du froid. Mais pour des crevards, être protégé du vent, c’est très important.

Les étoiles que l’on voyait par les trous des plafonds de toile étaient partout les mêmes, carte gauchie du ciel de l’Extrême-Nord.

Il n’y avait pas de différence, ni entre les étoiles ni entre les espoirs, mais personne n’avait besoin ni d’étoiles ni d’espoirs.

À Bélitchia, le vent rôdait à travers toutes les tentes baptisées « Sections de l’hôpital Central de district », ouvrant les portes des bureaux et les claquant au nez des malades.

Cela ne me troublait guère. Le confort des murs en bois m’était tout simplement inaccessible, je n’avais pas l’occasion de le comparer à celui des bâches. Mes murs étaient en toile, mon ciel aussi. Les nuits de transit que j’avais passées par hasard dans du bois ne m’avaient pas laissé de souvenirs heureux, ni l’espoir d’un bonheur à ma portée.

La mine de charbon d’Arkagala. Il y avait surtout du bois, là-bas. Mais il y avait aussi beaucoup de souffrances, et c’était justement de là que j’étais parti pour Djelgala où une nouvelle condamnation m’attendait. À Arkagala, j’étais une victime toute désignée, je figurais déjà sur les listes des provocateurs de la zone spéciale, j’étais un jouet entre leurs mains expertes.

Les bâches de l’hôpital étaient une déception pour le corps, pas pour l’âme. Mon corps grelottait au moindre courant d’air, je me recroquevillais et je n’arrivais pas à maîtriser le frisson de toute ma peau, depuis le bout des doigts jusqu’à la nuque.

Il n’y avait même pas de poêle dans cette tente toute sombre. Ma place, pour aujourd’hui et pour demain, se trouvait quelque part parmi d’innombrables lits fraîchement équarris, des châssis avec des appuis-tête en bois. Ni matelas ni oreiller, juste un châssis, un appui-tête, et une vieille couverture élimée dans laquelle on pouvait se draper comme dans une toge romaine ou un manteau de sadducéen. On peut voir les étoiles de Rome à travers une couverture en loques. Mais les étoiles de la Kolyma n’étaient pas les étoiles de Rome. Le dessin du ciel étoilé de l’Extrême-Nord n’est pas le même que celui des contrées de l’Évangile.

Je me suis enveloppé de la couverture comme d’un ciel en me couvrant la tête, sachant par expérience que c’était la seule façon de me réchauffer.

Quelqu’un m’a pris par les épaules et m’a conduit le long d’un chemin de terre. Pieds nus, je trébuchais, je butais sur n’importe quoi. Mes orteils gelés suppuraient, ils étaient à vif depuis 1938.

Avant de m’étendre sur mon lit, je devais être lavé. C’était un certain Alexandre Ivanovitch qui allait s’en charger, un homme vêtu de deux blouses blanches sur sa veste matelassée, un infirmier recruté parmi les détenus et qui plus est, un siglard, c’est-à-dire un 58. Il s’occupait de l’accueil des malades et ne faisait pas partie du personnel, car seuls les droit commun peuvent être titularisés.

Un baquet en bois, une cuve remplie d’eau, une louche et une armoire à linge occupaient le coin de la baraque où se trouvait son châlit.

Alexandre Ivanovitch remplit le baquet avec de l’eau de la cuve, mais depuis des années, je m’étais habitué à prendre des bains symboliques, à économiser au maximum une eau que l’on recueille l’été dans des ruisseaux à sec et que l’on se procure l’hiver en chauffant de la neige. Je pouvais et je savais me laver avec n’importe quelle quantité d’eau, depuis une cuillère à café jusqu’à une citerne. Avec une cuillère à café, je me serais juste nettoyé les yeux, voilà tout. Cette fois, je ne disposais pas d’une cuillère, mais d’un baquet entier !

Ce n’était pas la peine de me couper les cheveux, j’avais été convenablement rasé à la tondeuse par le coiffeur Roudenko, ex-colonel de l’État-major général.

Cette eau, l’eau symbolique de l’hôpital, était froide, bien entendu. Mais pas glacée, comme l’est toujours l’eau de la Kolyma, en toute saison. D’ailleurs, cela n’avait pas d’importance. Même de l’eau bouillante n’aurait pu réchauffer mon corps. Même une pelletée de charbons incandescents, même le feu de l’enfer n’auraient pu réchauffer l’intérieur de mon corps. Sans parler de l’enfer, quand je collais mon ventre nu contre le tuyau bouillant de la chaudière, sur un front de taille du gisement Partisan, je ne songeais pas aux brûlures. C’était en hiver 1938, il y avait mille ans de cela. Depuis le gisement d’or, j’étais insensible aux charbons de l’enfer. Mais on n’en utilisait pas à Bélitchia. À vue d’œil, ou plutôt au toucher, selon l’avis du doigt d’Alexandre Ivanovitch, l’eau du baquet ne pouvait être chaude ou tiède. Elle n’était pas glacée et, d’après lui, c’était bien suffisant. Quant à moi, cela m’était parfaitement indifférent, c’était l’avis de mon corps, et un corps, c’est plus sérieux, plus capricieux qu’une âme humaine, cela possède plus de qualités, de droits et de devoirs moraux.

Avant de me laver, Alexandre Ivanovitch me rasa lui-même le bas-ventre avec une lame de rasoir qu’il passa aussi autour de mes aisselles. Puis il me conduisit dans le bureau d’un médecin après m’avoir revêtu d’une blouse d’hôpital usée, reprisée, mais propre. Ce bureau était isolé par les mêmes murs de toile.

La bâche faisant office de porte s’écarta, et un ange en blouse blanche apparut sur le seuil. Il portait sous sa blouse une veste matelassée, un pantalon ouatiné et, sur les épaules, une vieille pelisse usagée, mais de bonne qualité.

On ne plaisante pas avec les nuits de juin, qu’on soit un libre ou un détenu, un planqué ou un travailleur. Quant aux crevards, ce n’est même pas la peine d’en parler. Eux, ils sont tout simplement au-delà de la frontière entre le Bien et le Mal, entre le chaud et le froid.

C’était le médecin de service, le docteur Lébédev. Il n’était ni médecin ni docteur, pas même aide-médecin, mais tout bonnement professeur d’histoire dans le secondaire, une profession très explosive, comme chacun sait.

Lébédev avait commencé à pratiquer le métier d’aide-médecin après avoir été malade. Il y avait longtemps que le titre de docteur ne l’embarrassait plus. Du reste, ce n’était pas un mauvais bougre, il dénonçait sans excès, peut-être même pas du tout. En tout cas, il restait à l’écart des intrigues qui déchirent toute administration hospitalière, et Bélitchia ne faisait pas exception à la règle. Il comprenait que la moindre incartade pouvait lui coûter non seulement sa carrière, mais aussi la vie.

Il me reçut avec indifférence et remplit ma fiche de maladie sans manifester le moindre intérêt. Moi, j’étais impressionné : on écrivait mon nom d’une belle écriture, sur un vrai formulaire, une vraie fiche de maladie, oh ! pas dactylographiée ni imprimée, bien sûr, mais d’une graphie minutieuse, tracée par une main compétente.

Ce formulaire était plus réel que le spectre fantastique de la nuit blanche de la Kolyma, plus réel que la tente en toile avec ses deux cents lits. Cette tente d’où me parvenait, à travers les bâches, la rumeur nocturne familière des baraques de détenus.

L’homme en blouse blanche écrivait en cognant rageusement sa plume d’écolier contre une bouteille d’encre, refusant les services du bel encrier posé devant lui au milieu de la table, une branche ciselée, œuvre d’un artisan, d’un détenu hospitalisé, la fourche d’un mélèze âgé de trois ans ou de trois millénaires, contemporain d’un Ramsès ou d’un Assergadon – je ne suis pas arrivé à calculer son âge d’après le nombre d’anneaux sur la coupe. La main experte de l’artisan avait saisi avec adresse la courbure singulière, unique et naturelle de cet arbre tordu par ses combats contre les froids de l’Extrême-Nord. Sa main de maître avait capté la torsion du bois, sculpté la branche sans la dénaturer, mettant à nu l’essence même de la courbure, de l’arbre. De sous l’écorce avait surgi un objet tout ce qu’il y avait de plus typique, un article purement commercial : une tête de Méphistophélès inclinée sur un tonnelet dont s’apprêtait à jaillir une fontaine de vin. De vin et non d’eau. Le miracle de Cana ou celui de l’estaminet de Faust n’avaient pas lieu pour la seule raison qu’à la Kolyma, c’était du sang humain qui risquait de gicler en fontaine, et non de l’alcool (il n’y a pas de vin à la Kolyma), ni le geyser d’eau thermale de la source thérapeutique de Tala, en Yakoutie.

Et ce risque (on enlève le bouchon, et ce n’est pas de l’eau qui coule, mais du sang) retenait le thaumaturge, Méphistophélès ou le Christ, peu importe.

Le médecin de service, Lébédev, redoutait lui aussi ce genre de surprise, et préférait se servir d’une bouteille d’encre.

Ma feuille de route du combinat de vitamines fut soigneusement collée au nouveau formulaire. En guise de colle, Lébédev utilisait le fameux extrait de pin nain, dont un tonneau entier se trouvait près de la table. Le malheureux papier fut implacablement happé par le conifère.

Alexandre Ivanovitch me conduisit à ma place en s’expliquant par signes. Sans doute était-ce officiellement la nuit, quoi qu’il fît clair comme en plein jour, et, selon les instructions ou la tradition médicale, il convenait de parler à voix basse, bien que rien n’eût pu réveiller ces crevards de la Kolyma endormis, pas même un coup de canon tiré à leur oreille, car chacun de mes deux cents nouveaux voisins n’était rien de plus qu’un futur cadavre.

Le discours gestuel d’Alexandre Ivanovitch se réduisait à quelques conseils : si j’avais envie d’aller à la selle, le ciel me préserve de me précipiter aux latrines, sur la lunette taillée dans des planches, dans un coin de la tente. Je devais d’abord aller le trouver et me faire inscrire, puis lui présenter le résultat de ma séance aux latrines. Alexandre Ivanovitch devait alors, de sa propre main, à l’aide d’un bâton, pousser ce résultat dans la mer clapotante et fétide des excréments humains du service des dysentériques, mer qui, à la différence des pierres blanches, n’était pas engloutie par le permafrost, mais attendait d’être transportée quelque part ailleurs dans l’hôpital.

Alexandre Ivanovitch n’utilisait ni chlore ni phénol, ni cette panacée qu’est le permanganate, il n’avait rien de tel à sa disposition. Mais ce problème trop humain était le dernier de mes soucis. Notre destin n’avait pas besoin de désinfectant.

Je courus à la selle plusieurs fois, et Alexandre Ivanovitch nota le résultat du fonctionnement de mes intestins, qui se comportaient de façon aussi capricieuse et fantasque que derrière la palissade du combinat de vitamines. Il se penchait de très près sur mes excréments et inscrivait de mystérieuses indications sur une tablette en contre-plaqué qu’il tenait à la main.

Alexandre Ivanovitch avait un rôle très important dans le service. Le contre-plaqué reflétait avec la plus grande précision, jour par jour, heure par heure, l’évolution de la maladie de chacun des diarrhéiques.

Alexandre Ivanovitch veillait précieusement sur sa tablette et la glissait sous son matelas pendant les rares heures où, épuisé par la vigilance dont il devait faire preuve nuit et jour, il sombrait dans le sommeil de plomb des détenus de la Kolyma, sans ôter sa veste matelassée ni ses deux blouses grises, se contentant de s’affaler contre le mur en toile de son existence et perdant immédiatement conscience, pour se relever au bout d’une heure, deux au plus, et se traîner jusqu’à sa table afin d’allumer une « chauve-souris ».

Alexandre Ivanovitch avait été jadis secrétaire d’un comité de district en Géorgie et était arrivé à la Kolyma avec l’article 58 et une peine astronomique.

Il n’avait reçu aucune formation médicale et n’avait jamais fait de comptabilité, bien qu’il fût un comptable, selon la terminologie de Kalembet. Il était passé par le gisement, avait touché le fond et, suivant le parcours habituel des crevards, avait échoué à l’hôpital. C’était un serviteur-né, une âme toute dévouée à ses supérieurs.

Si on le gardait par tous les moyens, réglementaires ou non, ce n’était pas parce qu’il était un fin spécialiste en chirurgie ou en pédologie. C’était un paysan avec une âme de serviteur. Il servait loyalement n’importe quel maître et aurait soulevé des montagnes sur ordre d’un supérieur. Ce n’était pas lui l’inventeur de la tablette en contre-plaqué, mais Kalembet, le responsable du service. Cette tablette devait être placée en mains sûres, et ces mains sûres, Kalembet les avait trouvées en la personne d’Alexandre Ivanovitch. C’était un échange de bons offices : Kalembet gardait Alexandre Ivanovitch, et ce dernier fournissait au service des comptes précis et, par-dessus le marché, tenus avec zèle.

Il ne pouvait être titulaire de son poste, je l’avais deviné tout de suite. A-t-on jamais vu un employé titulaire laver lui-même les malades ? Un infirmier est un dieu, c’est obligatoirement un droit commun, une menace pour tous les 58, l’œil vigilant de la section de district locale. Il dispose de nombreux assistants se portant volontaires pour de la soupe. Il ne se déplace que pour aller chercher les repas à la cuisine, escorté d’une dizaine d’esclaves plus ou moins proches de ce demi-dieu qu’est le distributeur de nourriture, maître de la vie et de la mort des crevards. J’ai toujours été frappé par cette habitude séculaire, typiquement russe, de se faire servir par des esclaves. Chez les droit commun, le contremaître, un véritable dieu, loue pour une cigarette, pour du tabac ou un quignon de pain, les services d’un 58. Ce dernier non plus ne reste pas les bras croisés : il a beau n’être qu’un 58, il est tout de même un patron, aussi se cherche-t-il des esclaves. Il met la moitié du tabac dans sa poche, partage sa moitié de pain ou de soupe en deux, et envoie ses propres camarades, des haveurs du gisement aurifère, titubant d’épuisement et de faim après quatorze heures de travail sur un front de taille, faire le ménage chez les droit commun. J’ai été moi-même un de ces serviteurs, un esclave d’esclave, et je connais bien le prix de tout cela.

Aussi avais-je immédiatement compris pourquoi Alexandre Ivanovitch s’efforçait de s’acquitter de toutes ses tâches lui-même : faire la toilette et la lessive, distribuer la nourriture et prendre les températures.

L’universalité de ses aptitudes devait obligatoirement en faire un auxiliaire précieux pour Kalembet et pour n’importe quel détenu responsable d’un service. Le seul problème était sa biographie, son péché originel. Le médecin suivant, recruté parmi les droit commun, n’étant pas aussi dépendant de son travail que Kalembet, le renvoya à la mine où il mourut, car le XXCongrès était encore loin. Sans doute mourut-il en juste.

Cela constituait le plus grand danger pour bien des crevards moribonds : son incorruptibilité, la dépendance dans laquelle il se trouvait.

Dès le premier jour, comme toujours et partout, Alexandre Ivanovitch avait tout misé sur ses supérieurs, sur la ponctualité et la loyauté avec lesquelles il remplissait son devoir principal : la traque à l’excrément humain auprès de deux cents dysentériques.

Il était le pivot du traitement thérapeutique du service. Et tout le monde en était conscient.

La tablette de contrôle était divisée en colonnes correspondant au nombre de malades à suivre. Aucun des truands qui arrivaient à l’hôpital, portés par la vague de dysenterie en vogue à l’époque, n’aurait pu acheter Alexandre Ivanovitch. Il aurait immédiatement fait un rapport aux autorités. Il n’aurait pas écouté la voix de la peur. Les comptes qu’il avait à régler avec les truands dataient du gisement aurifère, du front de taille. Mais ce sont les médecins que les truands achètent, pas les infirmiers. Ce sont les médecins qu’ils menacent, et non les infirmiers, surtout si ces infirmiers sont en situation précaire.

Alexandre Ivanovitch s’employait à justifier la confiance des médecins et de l’État. Sa vigilance ne concernait pas la politique. Il s’acquittait ponctuellement de tout ce qui touchait au contrôle des excréments humains.

Dans ce flot de simulateurs (mais étaient-ce vraiment des simulateurs ?), il était capital de vérifier quotidiennement les selles des malades. Que pouvait-on contrôler d’autre ? L’épuisement total ? Le surmenage extrême ? Tout cela ne relevait pas de la vigilance de l’infirmier, pas plus que de celle du responsable du service. Seul un médecin était habilité à contrôler les selles d’un malade. À la Kolyma, tout certificat délivré sur parole était sujet à caution. Et comme le centre stratégique d’un dysentérique était ses intestins, il était primordial de constater la vérité, sinon de ses propres yeux, du moins par l’intermédiaire d’un homme de confiance représentant personnellement le médecin dans cet univers fantastique qu’est le monde concentrationnaire souterrain de la Kolyma. Il était capital de saisir la vérité, ne fût-ce que dans ses grandes lignes, approximativement, à travers l’écran déformant des vitres en verre de bouteille.

À la Kolyma, l’échelle des notions et des valeurs est brouillée, parfois même inversée.

Alexandre Ivanovitch n’était pas chargé de contrôler si les gens guérissaient ou non, mais s’ils trompaient l’État bienfaiteur, s’ils lui volaient des journées d’hôpital. Il s’estimait heureux de comptabiliser les excréments d’une baraque de dysentériques. Quant au docteur Kalembet, un vrai médecin et non un docteur symbolique, comme Lébédev, il s’estimait heureux de comptabiliser de la merde au lieu de pousser une brouette, ainsi qu’il avait dû le faire comme tous les intellectuels, tous les « Ivan Ivanovitch », tous les « comptables » sans exception.

En 1943, Piotr Sémionovitch Kalembet, tout médecin qu’il était, et même professeur de l’Académie militaire de médecine, était bien content de noter la consistance des selles sur des fiches médicales, au lieu de s’asseoir lui-même sur une chaise percée pour donner ses propres excréments à comptabiliser et à analyser.

La merveilleuse tablette en contre-plaqué, document de base pour les diagnostics et les observations cliniques du service de dysenterie, comportait la liste constamment mise à jour de tous les diarrhéiques.

Il y avait une règle : le jour, on n’allait à la selle qu’en présence de l’aide-médecin. Je fus surpris de découvrir que cet aide-médecin, ou plutôt l’homme qui remplissait cette fonction, était Lébédev, le docteur aux allures d’ange. Pendant ce temps, Alexandre Ivanovitch sommeillait, pour se redresser soudain le soir en position de combat, prêt à son affrontement nocturne avec les diarrhéiques.

Voilà de quelle utilité véritablement nationale peut devenir une modeste tablette en contre-plaqué placée en de bonnes mains, comme celles d’un Alexandre Ivanovitch.

Malheureusement, il n’aura pas vécu jusqu’au XXCongrès. Piotr Kalembet non plus. Après sa libération au terme d’une peine de dix ans, une fois nommé au poste de directeur du département sanitaire d’un secteur, Kalembet se rendit compte que rien n’avait changé dans son destin, à part son titre. Les anciens détenus n’avaient aucun droit, c’était flagrant. Comme tout honnête homme vivant à la Kolyma, Kalembet n’avait aucun avenir. Même après la fin de la guerre, la situation ne changea pas. Il se suicida en 1948 à Elguène, où il dirigeait le service sanitaire. Il s’injecta une solution de morphine et laissa un mot étrange, tout à fait dans son style : « Les imbéciles m’empêchent de vivre. »

Alexandre Ivanovitch, lui, est mort en crevard, sans avoir fini de purger sa peine de vingt-cinq ans.

La tablette en contre-plaqué était divisée en colonnes verticales : matricule, nom… Les colonnes apocalyptiques de l’article et de la peine n’y figuraient pas, ce qui me surprit un peu la première fois que je vis de près ce précieux tableau gratté au couteau et raclé avec un tesson de verre. Après la colonne « nom » venait la colonne « couleur ». Mais il ne s’agissait pas de poulets ou de chiens.

La colonne suivante ne portait pas d’intitulé, bien qu’il en existât un. Ce terme tombé dans l’oubli, sinon inconnu, issu d’un latin de cuisine douteux, avait peut-être paru obscur à Alexandre Ivanovitch. C’était le mot « consistance ». Mais ce mot si important, ses lèvres ne pouvaient le prononcer correctement pour le reporter sur le nouveau tableau. Alors il l’escamotait, tout simplement, et le gardait en tête, saisissant parfaitement le sens de la réponse à inscrire dans cette colonne.

Les selles pouvaient être liquides ou dures, molles ou fermes, moulées ou informes, grumeleuses, etc. Toutes ces réponses, peu nombreuses, il les gardait en mémoire.

La colonne suivante, intitulée « fréquence », était encore plus importante. Les linguistes étudiant les phénomènes d’occurrences pourraient reconnaître la priorité d’Alexandre Ivanovitch et du docteur Kalembet. Une étude de fréquence sur le fonctionnement du derrière, voilà ce qu’était ce tableau.

Dans cette colonne, Alexandre Ivanovitch traçait des bâtons avec un bout de crayon chimique, inscrivant les unités fécales comme sur une machine cybernétique.

Le docteur Kalembet était très fier de son ingénieuse invention qui permettait de mathématiser la biologie et la physiologie, d’introduire les mathématiques dans les processus intestinaux.

Il avait même démontré et souligné l’utilité de cette méthode lors d’une conférence, il en avait revendiqué la paternité. Peut-être était-ce une distraction pour ce professeur de l’Académie militaire, une façon de tourner en dérision son propre destin, à moins que cela ne relevât d’une de ces perturbations très sérieuses provoquées par le Nord, un de ces traumatismes qui marquent le psychisme, et pas seulement celui des crevards.

Alexandre Ivanovitch me conduisit jusqu’à mon châlit, et je m’endormis. Depuis que j’avais posé le pied sur le sol de la Kolyma, c’était la première fois que je dormais ailleurs que dans une baraque de travailleurs, dans un isolateur ou à la ROuR.

Presque immédiatement (mais peut-être s’était-il écoulé des heures, des années, des siècles), je fus réveillé par la lumière d’une « chauve-souris » en plein visage, bien que ce fût l’époque des nuits blanches et que l’on y vît parfaitement sans cela.

Un homme en blouse blanche, une pelisse trois-quarts jetée sur ses épaules (la Kolyma est la même pour tous), m’éclairait le visage. Lébédev, le docteur qui ressemblait à un ange, se dressait à ses côtés. Sans pelisse.

Une voix résonna, interrogatrice :

— C’est un comptable ?

— Oui, Piotr Sémionovitch, assura l’angélique docteur Lébédev, celui qui avait inscrit mes données dans mon dossier médical.

Kalembet, le responsable du service, baptisait « comptables » tous les intellectuels emportés par la tempête dévastatrice de 1937.

Lui-même en était un.

De même que Lesniak, l’aide-médecin du service de chirurgie, un étudiant en médecine de première année, un Moscovite qui avait fait ses études à l’université de Moscou, comme moi, et qui devait jouer un rôle capital dans mon destin à la Kolyma. Il ne travaillait pas dans le service de Kalembet, mais dans celui de Traut, en chirurgie, dans la tente voisine. Il était assistant en salle d’opération.

Lesniak n’était pas encore entré dans ma vie, nous ne nous connaissions pas à l’époque.

Andreï Maximovitch Pantioukhov, celui qui m’envoya suivre la formation d’aide-médecin pour détenus qui décida de mon sort en 1946, était lui aussi un comptable. Ces cours d’aide-médecin et le diplôme me donnant le droit de soigner résolurent d’un coup tous mes problèmes d’alors. Mais 1946 était encore loin, trois années entières. À la Kolyma, c’est une éternité.

Valentin Nikolaïevitch Traut, un chirurgien de Saratov, était aussi un comptable. Ses origines allemandes lui avaient valu un sort plus terrible que celui des autres, et ses problèmes ne furent pas résolus à la fin de sa peine. Seul le XXCongrès lui apporta la paix, rendant le calme et l’assurance à ses mains talentueuses de chirurgien.

Traut avait été totalement brisé par la Kolyma. Il tremblait de peur devant n’importe quel supérieur, calomniait n’importe qui sur ordre des autorités, et ne prenait jamais la défense de ceux que le pouvoir persécutait. Mais il avait gardé une âme et des mains de chirurgien.

Enfin, et c’était le plus important, Nina Vladimirovna Savoïéva, le médecin-chef de Bélitchia, une jeune Ossète d’une trentaine d’années, libre et membre du Parti, était également une comptable.

Elle, elle pouvait me faire beaucoup de bien. Et beaucoup de mal. L’essentiel était d’orienter dans le bon sens l’énergie incroyable, héroïque et purement masculine de cette fameuse administratrice.

Nina Vladimirovna était à cent lieues des préoccupations d’ordre supérieur. Mais ce qu’elle comprenait, elle le comprenait en profondeur, et elle essayait de prouver concrètement son bon droit ou tout simplement sa force. La puissance des relations, des protections, des influences et du mensonge peut être aussi utilisée pour faire le bien.

Comme c’était une personne dotée d’un amour-propre considérable qui ne supportait pas qu’on lui résistât, elle s’en prit aux droits scandaleux que s’arrogeaient à l’époque tous les chefs dans les plus hautes sphères du corps des officiers de la Kolyma, et engagea d’elle-même, avec les mêmes armes, un combat contre l’infamie.

Extraordinairement douée pour la gestion, elle n’avait besoin que d’une chose : pouvoir embrasser son domaine du regard et invectiver elle-même ses employés.

Sa nomination au poste de responsable du service sanitaire du district ne fut pas une réussite. Donner des ordres et diriger sur le papier n’était pas son fort.

Une série de conflits avec les autorités, et Savoïéva se retrouva sur la liste noire.

À la Kolyma, tous les chefs pratiquent l’auto-ravitaillement, et Nina Vladimirovna ne faisait pas exception à la règle. Mais, au moins, elle n’écrivait pas de dénonciations. Et cela lui a coûté cher.

Elle fit elle-même l’objet de rapports. On la convoqua, on l’interrogea, on l’exhorta, tout cela dans le petit cercle du Parti, au sein de la Direction.

Après le départ de son compatriote et protecteur, le colonel Gatchkaïev, et bien qu’il eût été muté à Moscou, on commença à la persécuter.

Sa liaison avec l’aide-médecin Lesniak finit par entraîner son exclusion du Parti. C’est à ce moment-là que j’ai fait la connaissance de la célèbre « Maman noire ». Aujourd’hui, elle vit toujours à Magadane. De même que Lesniak et leurs enfants. Elle l’a épousé dès qu’il a été libéré, mais cela n’a rien changé à son sort.

Nina Vladimirovna était toujours au service ou à la tête d’une faction, dépensant une énergie surhumaine pour obtenir le renvoi d’une crapule quelconque. Elle déployait une énergie tout aussi surhumaine pour évincer un esprit éclairé.

Boris Lesniak avait introduit dans sa vie d’autres principes, des principes moraux, ainsi que le niveau de culture que lui avait inculqué son éducation. Dans sa famille, on était « comptable » de père en fils. Sa mère avait connu la prison et la déportation. Elle était juive. Son père avait été douanier dans les Chemins de Fer de Chine orientale.

Boris avait trouvé la force d’apporter son tribut dans le domaine de la morale individuelle, il s’était fait des serments qu’il respectait.

Nina Vladimirovna suivait son exemple, vivait selon ses valeurs, et détestait tous ses collaborateurs libres.

Je dois beaucoup à la bonté dont Lesniak et Savoïéva ont fait preuve à mon égard au moment le plus dur de ma vie.

Jamais je n’oublierai comment chaque soir, littéralement chaque soir, Lesniak m’apportait à la baraque du pain et une poignée de mauvais tabac, véritables trésors dans ma semi-existence de crevard à bout de forces.

Chaque soir, j’attendais cette heure, ce morceau de pain, cette pincée de tabac, et j’avais peur que Lesniak ne vienne pas, que tout cela ne soit qu’une invention, un rêve, un mirage de la Kolyma et de la faim.

Mais il venait, je le voyais surgir sur le seuil.

À l’époque, j’ignorais que Nina Vladimirovna, le médecin-chef, avait une liaison avec mon bienfaiteur. J’accueillais ces aumônes comme un miracle. Tout le bien que Lesniak pouvait me faire, il l’a fait, tant pour le travail que pour la nourriture et le repos. Il connaissait bien la Kolyma. Mais il ne pouvait agir que par l’entremise de Nina Vladimirovna. C’était une maîtresse femme, qui avait grandi parmi toutes sortes de chamailleries et d’intrigues sordides. Lesniak lui avait révélé un autre univers.

Je n’avais pas la dysenterie.

Ce dont je souffrais s’appelait pellagre, dystrophie alimentaire, scorbut, polyavitaminose aiguë, mais ce n’était pas la dysenterie.

Au bout de deux semaines de traitement (si l’on peut appeler cela ainsi) et deux jours de repos illicite, on me renvoya de l’hôpital. J’étais déjà en train d’enfiler mes haillons, avec la plus profonde indifférence, d’ailleurs, quand, au dernier moment, alors que je me trouvais encore à l’intérieur de la tente, je fus convoqué dans le cabinet du docteur Kalembet, le réduit où m’avait reçu Lébédev et où j’avais vu Méphistophélès.

Je ne sais si Kalembet avait pris lui-même l’initiative de cet entretien, ou si Lesniak le lui avait conseillé. Il n’était l’ami ni de Lesniak ni de Savoïéva.

Avait-il saisi dans mes yeux affamés je ne sais quelle étincelle génératrice d’espoir ? Je l’ignore. Mais durant mon hospitalisation, on avait souvent approché mon lit de celui des « comptables » les plus faméliques, les plus désespérés. C’est ainsi que l’on m’avait installé près de Roman Krivitski, ex-secrétaire en chef des Izvestia, homonyme, mais non parent, du fameux suppléant du ministre de la Défense fusillé par Roukhimov.

Roman Krivitski était enchanté de ce voisinage, il me racontait sa vie. Mais les bouffissures de ses chairs blafardes épouvantaient Kalembet. Roman Krivitski est mort à côté de moi. Bien entendu, il ne s’intéressait plus qu’à la nourriture, comme nous tous. Mais, étant un crevard depuis plus longtemps que moi, il échangeait sa soupe contre de la semoule, la semoule contre du pain, et le pain contre du tabac, tout cela par pincées, grain par grain, gramme par gramme. Les dégâts n’en furent pas moins mortels. Il mourut de dystrophie alimentaire. Et la place de mon voisin se libéra. Ce n’était pas une paillasse ordinaire faite de branches, mais un sommier à ressorts avec un véritable treillis, avec des bords arrondis et peints, un vrai lit d’hôpital au milieu de deux cents châlits. Là encore, un caprice de dystrophique à l’agonie auquel Kalembet avait cédé.

« Eh bien voilà, Chalamov, me dit Kalembet, tu n’as pas la dysenterie, mais tu es à bout de forces. Tu peux rester ici deux semaines comme infirmier. Tu prendras les températures, tu accompagneras les malades, et tu laveras par terre. Bref, tout ce que fait Makeïev, l’infirmier actuel. Il s’est suffisamment reposé, il a mangé son content, et il sort aujourd’hui. Décide. Et ne t’en fais pas, tu ne prends la place de personne. Je ne te promets pas grand-chose, mais je te garderai deux semaines comme infirmier d’accueil ».

J’ai accepté, et Makeïev, le protégé d’un aide-médecin libre du nom de Mikhno, a été renvoyé de l’hôpital à ma place.

Il s’agissait en fait d’une lutte, d’une guerre d’influence très sérieuse. L’aide-médecin Mikhno, un komsomol libre, s’était entouré de toute une brigade pour combattre Kalembet. La biographie de ce dernier était plus que douteuse, et une brigade de mouchards dirigée par Mikhno s’était fixé pour tâche de faire mordre la poussière au responsable du service. Mais Kalembet avait frappé à son tour en envoyant au gisement d’or le bras droit de Mikhno, le droit commun Makeïev.

Tout cela, je l’ai compris par la suite ; sur le moment, je me suis attelé à la tâche avec ardeur. Pourtant, je n’avais pas seulement moins de forces que Makeïev, je n’avais pas de force du tout. Je n’étais pas assez débrouillard, pas assez déférent envers mes supérieurs. Bref, j’ai été renvoyé dès le lendemain du jour où Kalembet a été affecté ailleurs. Mais, pendant ce mois, j’avais eu le temps de faire la connaissance de Lesniak. C’est lui qui m’a donné par la suite toute une série de conseils importants. « Il faut que tu te procures un certificat, me disait-il. Avec cela, on ne te renverra pas au gisement, et on ne te refusera pas l’hospitalisation ».

Avec ses bons conseils, Boris ne comprenait pas que j’étais déjà un crevard de longue date et qu’aucun travail ne pouvait plus m’aider, fût-il purement symbolique comme celui de copiste, ou même excellent pour la santé, au grand air et sans normes à remplir, comme la cueillette des baies ou des champignons, le ramassage du bois ou la pêche.

Nina Vladimirovna et lui n’en ont pas moins tout fait pour m’aider, s’étonnant que je reprenne si peu de forces. Je ne pouvais me prévaloir d’une tuberculose ou d’une néphrite, et frapper à la porte de l’hôpital avec du surmenage ou de la dystrophie alimentaire, c’était risqué. On pouvait rater son coup et se retrouver, non à l’hôpital, mais à la morgue.

J’eus toutes les peines du monde à me faire hospitaliser une deuxième fois, mais j’y parvins quand même. Tous les jours, au moment où nous quittions le camp pour aller travailler, l’aide-médecin de la mission de vitamines (j’ai oublié son nom) me tabassait et me faisait rosser par l’escorte en tant que fainéant, tire-au-flanc, spéculateur et réfractaire au travail, il refusait catégoriquement de m’hospitaliser. Je réussis à le berner : une nuit, on rajouta mon nom sur une liste de gens destinés à être envoyés ailleurs. Cet aide-médecin était haï par tout l’OLP, et l’on fut trop heureux de me rendre ce service façon Kolyma. Je me suis traîné jusqu’à Bélitchia. J’ai littéralement rampé sur six kilomètres pour arriver à la consultation. Les tentes des dysentériques étaient vides, et l’on m’a installé, avec trois autres malades, dans le bâtiment principal, où travaillait le docteur Pantioukhov. Tous les quatre, nous nous sommes emmitouflés dans des matelas et dans des couvertures, nous nous sommes couchés ensemble, et, ensemble, nous avons claqué des dents jusqu’au matin, car les poêles ne fonctionnaient pas dans toutes les tentes. Le lendemain, on m’a transféré dans une tente chauffée et je suis resté collé au poêle jusqu’à ce que l’on m’appelle pour une piqûre ou un examen, ayant du mal à comprendre ce qui m’arrivait, ne ressentant plus que la faim, toujours la faim, rien que la faim…

Ma maladie s’appelait la pellagre.

C’est au cours de cette deuxième hospitalisation que je suis devenu l’ami de Lesniak et que j’ai fait la connaissance du médecin-chef Savoïéva, de Traut, de Pantioukhov, bref, de tous les médecins de Bélitchia.

J’étais dans un tel état que l’on ne pouvait plus me faire aucun bien. Qu’on me traite convenablement ou pas, cela m’était indifférent. Ce n’était même pas la peine de verser une goutte de bonté dans mon corps de pellagreux, de crevard. La chaleur comptait pour moi davantage que la bonté. On tenta néanmoins de me soigner avec des injections brûlantes. Les truands troquaient une injection de PP contre une ration de pain, et les pellagreux vendaient leur piqûre pour ces trois cents grammes de pain. Au lieu du crevard, c’était un ourkatch qui se rendait dans le cabinet du médecin pour l’injection. Et on lui faisait la piqûre. Moi, je ne vendais mon PP à personne, et j’ai reçu toutes les piqûres dans les veines et non par voie orale, sous forme de pain.

Qui a tort, qui a raison, ce n’est pas à moi d’en juger. Je ne blâme personne, ni les crevards qui vendent leurs injections de liquide brûlant, ni les truands qui les achètent.

Rien ne changeait. L’envie de vivre ne revenait pas. Je mangeais tout comme dans un rêve, j’avalais n’importe quelle nourriture sans appétit.

Lors de cette deuxième hospitalisation, j’ai senti ma peau se desquamer irrésistiblement, elle me grattait, me démangeait, se détachait par écailles et même par plaques. J’étais un pellagreux de type classique, un chevalier aux trois D : démence, dysenterie et dystrophie.

J’ai gardé peu de souvenirs de cette deuxième hospitalisation à Bélitchia. De nouvelles rencontres, des visages, des cuillères léchées, un ruisseau glacé, une cueillette de champignons pendant laquelle j’ai erré une nuit entière dans les montagnes à cause de la crue d’une rivière devant laquelle j’avais dû battre en retraite. J’ai vu des champignons pousser à vue d’œil, des armillaires et des bolets géants se transformer en monstres de plusieurs kilos, trop énormes pour entrer dans un seau. Ce n’était pas un signe de démence, mais un spectacle tout à fait réel. Quels miracles peut produire l’aquaculture sauvage ! Des champignons qui se transforment sous vos yeux en Gullivers ! Et les baies, que je cueillais à la façon des autochtones, cognant mon seau à grands coups contre les buissons d’airelles… Mais cela, c’était déjà plus tard, après la desquamation.

À ce moment-là, ma peau se détachait comme une écale. Outre les ulcères causés par le scorbut, j’avais les doigts qui suppuraient à la suite d’une ostéomyélite provoquée par les gelures. Mes dents de scorbutique se déchaussaient, et puis ces chancres dont mes jambes portent encore les traces aujourd’hui… Je me souviens de la faim, une faim dévorante, persistante, que rien ne pouvait assouvir, et pour couronner le tout, ma peau qui tombait par plaques.

Je n’avais pas la dysenterie, mais la pellagre, et la boule de glaires qui m’avait entraîné le long de ces obscurs chemins terrestres avait été crachée par les intestins d’un pellagreux. Mes excréments étaient des déchets de la pellagre.

C’était encore plus alarmant, mais à l’époque, cela m’était bien égal. Si je n’étais pas le seul pellagreux à Bélitchia, j’étais le plus atteint, le plus représentatif.

J’avais déjà composé un poème Le rêve d’un avitamineux. Même en vers, je ne pouvais me résoudre à nommer la pellagre. Du reste, je ne savais pas au juste ce que c’était. Je sentais seulement que mes doigts écrivaient des vers, rimés et non rimés, et qu’ils n’avaient pas encore dit leur dernier mot.

C’est alors que j’ai senti un gant se détacher et glisser de ma main.

C’était curieux, mais nullement effrayant, de voir sa propre peau se détacher de sa chair par plaques entières, de voir s’effeuiller ses épaules, son ventre et ses mains.

J’étais un pellagreux si représentatif, si classique, que l’on pouvait m’enlever d’un seul coup, des deux pieds et des deux mains, de véritables gants, de vraies chaussettes.

On m’exhiba devant les autorités médicales de passage, mais mes gants ne surprirent personne.

Un beau jour, toute ma peau fut renouvelée. Mais pas mon âme.

On décida de prélever la peau de mes mains et de mes pieds ; mes gants, mes chaussettes de pellagreux.

Ce furent Lesniak, Savoïéva, Pantioukhov et Traut qui s’en chargèrent. On les joignit à mon dossier médical. On les envoya à Magadane avec ce dossier, comme des spécimens vivants destinés à un musée sur l’histoire de la région ou, au moins, un musée sur l’histoire de la Santé.

Lesniak n’expédia pas toutes mes dépouilles avec mon dossier médical. Seulement les chaussettes et un gant. L’autre, je l’ai conservé, avec ma prose d’alors, plutôt timide, et mes vers hésitants.

Avec ce gant mort, il était impossible d’écrire quelque chose de bon, en vers ou en prose. Il était en lui-même un texte en prose, un acte d’accusation, un document, un procès-verbal.

Mais ce gant s’est perdu à la Kolyma, c’est pourquoi j’écris ce récit. Les empreintes digitales sont identiques, l’auteur s’en porte garant.

Il y a longtemps que j’aurais dû parler de Boris Lesniak et de Nina Vladimirovna Savoïéva. Je leur suis redevable, ainsi qu’à Pantioukhov, de m’avoir prodigué une aide concrète durant les jours et les nuits les plus durs de mon existence à la Kolyma. Je leur dois la vie. Si l’on considère que la vie est un bien, ce dont je doute, je suis le débiteur de ces trois personnes bien réelles, qui, en 1943, m’ont apporté, non de la compassion ou de la commisération, mais un réel secours. Il faut savoir qu’elles sont entrées dans ma vie après huit années de pérégrinations dans les gisements d’or, les prisons d’instruction et le cachot des condamnés à mort – la vie d’un crevard ayant vécu 1937 et 1938 dans des gisements aurifères, un crevard dont les conceptions de la vie et du bien avaient changé. À l’époque, les seules personnes que j’enviais étaient celles qui avaient eu le courage de mettre fin à leurs jours en 1937, dans le bâtiment de transit de la prison des Boutyrki, alors que l’on formait les convois pour la Kolyma. Ceux-là, je les envie vraiment. Ils n’ont pas connu ce que moi, j’ai connu durant les dix-sept années qui ont suivi.

Ma conception de la vie a changé, de même que ma conception du bien et du bonheur. La Kolyma m’a appris quelque chose de totalement différent.

Le principe de ma destinée, de mon existence personnelle, de toute ma vie, la conclusion de mon expérience et la règle que j’en ai tirée, tout cela peut être exprimé en quelques mots : il faut commencer par rendre les gifles, la charité ne vient qu’après. Se souvenir du mal d’abord, et du bien ensuite. Se souvenir du bien pendant cent ans, et du mal pendant deux cents ans.

Je me distingue en cela de tous les humanistes russes du XIXe et du XXe siècle.

1972

Récits de la Kolyma
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