Boris Ioujanine[69]
Par une journée de l’automne 1930, arriva un groupe de détenus : le wagon numéro quarante du énième convoi allant vers le Nord, le Nord, toujours le Nord. Le chemin de fer ne suffisait pas à transporter les dékoulakisés qu’on chassait, avec femmes et enfants en bas âge, vers le Nord, pour abandonner dans l’épaisse taïga de l’Oural, ces gens du Kouban qui n’avaient jamais vu de forêts de leur vie. Au bout d’un an, il fallut déjà envoyer des commissions sur les exploitations forestières de Tcherdyne : les transplantés étaient morts et le plan concernant l’industrie forestière menacé. Mais tout cela arriva plus tard, pour l’heure, les « déchus[70] » étaient encore en train de s’essuyer avec une serviette ukrainienne bariolée, de se laver en se réjouissant plus ou moins de ce répit qui les retardait. On retenait le train pour laisser passer – qui donc ? – des convois de détenus. Ceux-là savaient : on allait les mener à bon port, les surveiller, baïonnettes au poing, et ce serait à chacun de se débrouiller, d’affronter sa destinée, d’en infléchir le cours. Les gens du Kouban, eux, ne savaient rien : ni de quelle mort ils allaient mourir, ni à quel endroit ni à quel moment. On les transportait tous dans des wagons à bestiaux. Il y avait très peu de vrais wagons stolypine, type wagon à bestiaux, et, pour le convoi de détenus, on s’était mis à commander aux usines et à aménager des wagons ordinaires anciennement de seconde classe. On donne le nom de « stolypine » aux wagons grillagés destinés aux détenus pour la même raison qu’à la Kolyma, on appelle « continent » les parties centrales de la Russie, bien que la Kolyma ne soit pas une île, mais une région de la presqu’île de la Tchoukotka. Le lexique de Sakhaline, les expéditions qui se font uniquement par mer, le long voyage en bateau, tout cela concourt à donner l’illusion d’une île. Kolyma, c’est une île. Lorsqu’on en revient, on rejoint le « continent », la « Grande Terre ». Les mots « continent » et « Grande Terre » font également partie du vocabulaire quotidien des journaux, des revues, des livres.
C’est en suivant la même logique que les wagons grillagés destinés aux détenus ont gardé le nom de wagons stolypine, bien que le wagon pour détenus version 1907 soit totalement différent.
Ainsi, l’effectif du wagon numéro quarante comptait trente-six détenus. La norme ! Le convoi n’était pas surchargé. Sur la liste donnée à l’escorte, une liste manuscrite, il y avait une colonne « profession », et une inscription attira l’attention du contrôleur. « Blouse bleue ! » Drôle de métier ! Ce n’était pas un serrurier, ni un comptable, ni un collaborateur des sections culturelles, mais un « Blouse bleue ». On voyait bien qu’en répondant ainsi à un questionnaire du camp, à une question du monde carcéral, le prisonnier avait voulu établir quelque chose de très important pour lui. Ou attirer l’attention de quelqu’un.
Voici ce qui était écrit sur cette liste : Gourévitch, Boris Sémionovitch (Ioujanine), art. PCh (sigle signifiant « présomption d’espionnage »), peine : trois ans (impensable pour un tel article, même selon les canons de l’époque), né en 1900 (un natif du siècle !), profession : Blouse bleue.
On emmena Gourévitch à l’enregistrement du camp. C’était un homme avec une grosse tête rasée et hâlée, à la peau mate et sale. Il avait un pince-nez cassé, sans verres, fixé sur le nez. Et en plus attaché autour du cou par une ficelle. Il n’avait ni tricot de corps, ni chemise, ni linge non plus. Seulement un pantalon bleu foncé, étroit, en coton, sans boutons, qui n’était manifestement pas à lui. Bien entendu, c’étaient les truands qui lui avaient tout pris. Ils jouaient les affaires des autres, les pelures des « caves ». Il avait les pieds nus et sales, avec des ongles trop longs, un sourire pitoyable et confiant sur le visage et dans ses gros yeux marron que je connaissais bien. C’était Boris Ioujanine, le célèbre directeur de la non moins célèbre Blouse bleue dont on avait fêté le cinquième anniversaire au Bolchoï. Ioujanine était alors assis non loin de moi, entouré des piliers du mouvement : Trétiakov[71], Maïakovski, Foregguer[72], Ioutkévitch[73], Ténine[74], Kirsanov[75]. Auteurs et collaborateurs de la revue La Blouse bleue, ils étaient pendus aux lèvres de l’idéologue et dirigeant du mouvement Blouse bleue et à l’affût du moindre mot de sa part.
Et il y avait matière à écouter : Ioujanine parlait sans arrêt, cherchait à convaincre, à entraîner les gens.
Aujourd’hui, on a oublié la Blouse bleue. Mais au début des années vingt, on avait placé beaucoup d’espoir dans ce mouvement. Et pas seulement en tant que nouvelle forme théâtrale que la révolution d’Octobre, se transformant en révolution mondiale, apportait à l’univers. Les Blouse bleue considéraient que même un Meyerhold[76] n’était pas suffisamment à gauche et proposaient non seulement une nouvelle forme d’action théâtrale – une « gazette vivante » comme Ioujanine appelait sa Blouse bleue –, mais aussi une philosophie de la vie.
Selon son dirigeant, La Blouse bleue était une sorte d’ordre. L’esthétique mise au service de la révolution contribuait aussi à des victoires morales.
Dans les premiers numéros du nouveau recueil littéraire, de la revue La Blouse bleue (on en publia beaucoup en cinq-six ans), les auteurs, quelle que fût leur célébrité (Maïakovski, Trétiakov, Ioutkévitch, Kirsanov, Argo[77], Asseïev[78]), ne signaient pas leurs articles, selon un principe de renoncement individuel. Pour les mêmes raisons, les Blouse bleue ne fumaient pas et les femmes ne se mettaient pas de rouge à lèvres.
Il y avait une seule signature : Boris Ioujanine, rédacteur en chef.
Les honoraires allaient au fonds de La Blouse bleue pour continuer à développer le mouvement. Selon Boris Ioujanine, La Blouse bleue ne devait pas devenir l’affaire de professionnels. Tout service, toute fabrique et usine devaient avoir leur collectif. Des collectifs d’amateurs.
Les textes de La Blouse bleue n’exigeaient que des mélodies simples et connues. Et pas de voix. Mais si l’on découvrait une belle voix, un talent : tant mieux. Le Blouse bleue recevait un statut d’artiste de scène. Ces derniers étaient des professionnels, provisoirement, selon Ioujanine.
Boris Ioujanine critiqua publiquement l’ancien art théâtral. Il condamna violemment le Théâtre d’art[79] et le Maly, le principe même de leur travail.
Pendant longtemps, les théâtres eurent du mal à s’adapter au nouveau pouvoir. Ioujanine avait pris la parole en son nom et promis un art nouveau.
Dans cet art nouveau, on donnait la première place à un théâtre de la raison, du slogan, à un théâtre politique.
La Blouse bleue s’en prenait violemment au théâtre des sentiments vécus.
C’est Ioujanine qui découvrit et montra ce qu’on a appelé « le théâtre de Brecht ». Mais le fond du problème ne consiste pas à savoir qui fut le premier. Je parlerai plus loin des rapports entre Brecht et Ioujanine. Le fond du problème, c’est qu’ayant trouvé, de manière empirique, une série de nouveaux principes artistiques, Ioujanine ne sut pas les relier, les développer et les amener sur la scène internationale. Ce fut l’œuvre de Brecht. Gloire et honneur lui en soient rendus !
Le premier collectif Blouse bleue monta sur une scène de club, de komsomol, en 1921. Cinq ans plus tard, il y avait quatre cents collectifs en Russie. Le théâtre « Le Chat noir », place Strastnaïa, en devint le siège principal avec des représentations de La Blouse bleue vingt-quatre heures sur vingt-quatre – ce même théâtre qui fut détruit durant l’été 1967.
Le drapeau noir des anarchistes flottait encore sur une maison voisine, le club des anarchistes de la rue Tverskaïa où on pouvait voir, il n’y a pas si longtemps, Mamont-Dalski, Iouda Grossman-Rochtchine, Dmitri Fourmanov et d’autres apôtres de l’anarchie faire une intervention. Le talentueux journaliste Iaroslav Gamza prit part à la polémique sur les voies du nouveau théâtre soviétique et ses perspectives d’avenir.
Il y avait huit collectifs centraux qu’on appelait : « le meilleur », « le groupe modèle », « le premier » et « le principal ». Comme on le voit, l’égalité était respectée.
En 1923, le théâtre de Foregguer rejoignit la Blouse bleue, tout en gardant son autonomie.
Et malgré cet épanouissement, cet approfondissement, il manquait quelque chose à la Blouse bleue. Le rattachement du théâtre de Foregguer fut la dernière victoire du mouvement.
On s’aperçut brusquement que la Blouse bleue n’avait rien à dire, que la « gauche théâtrale » penchait plutôt du côté du théâtre de Meyerhold, du théâtre de la Révolution, du théâtre de Chambre. Ceux-ci avaient conservé leur énergie et leur capacité inventive, ainsi que leurs cadres, bien plus qualifiés que les collectifs « de représentation » de Ioujanine. L’acteur Boris Ténine et l’actrice Klavdia Koréniéva[80], qui passèrent ensuite au Théâtre pour enfants, sont les seuls noms restés de La Blouse bleue. Ioutkévitch passa au cinéma. Trétiakov et Kirsanov rejoignirent le Nouveau LEF[81]. Konstantin Listov[82], le compositeur de la Blouse bleue, trahit, lui aussi, la gazette vivante.
On s’aperçut également que les théâtres académiques s’étaient remis du choc et étaient prêts, et même tout à fait prêts, à servir le nouveau pouvoir.
Les spectateurs revinrent dans les salles avec un rideau où figurait une mouette, et on vit les jeunes se presser aux portes des studios des vieilles écoles de théâtre.
Il n’y avait plus de place pour la Blouse bleue. Et on finit par s’apercevoir que tout cela n’était que du bluff, un mirage. Que l’art a ses chemins éprouvés.
Mais tout cela n’arriva que sur la fin. Au début, ce fut un triomphe total.
Des acteurs vêtus de blouses bleues entraient en scène et ouvraient le spectacle par une parade. Ces parades étaient toujours identiques, comme la marche sportive jouée à la radio avant les retransmissions des matchs de football :
Nous sommes des Blouses bleues, nous,
Nous sommes des syndicalistes, nous,
Nous ne sommes pas des bardes-rossignols, nous,
Nous sommes de simples écrous
De la grande soudure bout à bout
D’une même famille de travailleurs, nous.
Le membre du LEF, S. M. Trétiakov, était le grand maître de ces « écrous et soudures ». Le rédacteur de La Blouse bleue écrivit aussi quelques oratorios, sketches et saynètes.
Après la parade, on jouait des saynètes. Avec des acteurs non grimés. En « vêtements de travail », comme on dira par la suite, « sans costumes », en se plaçant derrière des silhouettes découpées. Ceux-ci provoquèrent aussi des discussions orageuses : était-ce admissible ? convenable ?
Tout ce qu’on sait,
On l’a chanté,
On vous a chanté tout ce qu’on pouvait,
Et sans en douter, on y est arrivé,
Si on vous a été de quelque utilité.
Cet univers étriqué des éditoriaux de journaux retraduits dans le jargon théâtral eut un succès extraordinaire : le nouvel art du prolétariat.
La Blouse bleue se rendit en Allemagne. Deux groupes avec, à leur tête, Ioujanine en personne. En 1924, il me semble. Ils ont visité les clubs ouvriers de la République de Weimar. C’est là que Ioujanine rencontra Brecht qu’il stupéfia par la nouveauté de ses idées. Ioujanine utilisa bien le verbe stupéfier. Il rencontra Brecht aussi souvent qu’il le put en ce temps plein de soupçons et de surveillance mutuelle.
Le premier voyage de travailleurs « de choc » au-delà des frontières, un voyage autour du monde, eut lieu en 1933. Derrière chaque travailleur de choc, il y avait alors un commissaire politique.
Il y eut aussi nombre de commissaires politiques qui voyagèrent avec Ioujanine. Maria Fiodorovna Andreïeva[83] organisait ces voyages.
Après l’Allemagne, la Blouse bleue se rendit en Suisse, puis elle rentra au pays, triomphante.
Un an plus tard, Ioujanine emmena de nouveau deux collectifs Blouse bleue en Allemagne, ceux qui n’avaient pas été du premier voyage.
Même triomphe. Nouvelles rencontres avec Brecht. Puis retour à Moscou.
Les collectifs s’apprêtaient à se rendre en Amérique, au Japon.
Ioujanine avait une particularité qui le gênait dans son rôle de chef du mouvement : il était mauvais orateur. Il ne savait pas préparer une intervention, vaincre l’adversaire dans une discussion ou dans un rapport. Or, ce genre de discussion était alors très en vogue, les conférences, les débats se succédaient. Ioujanine était très discret, craintif même. En même temps, il ne voulait absolument pas jouer les seconds rôles, rentrer dans l’ombre, céder la place.
La lutte en coulisses exige beaucoup d’inventivité et d’énergie. Ioujanine n’avait pas ces qualités. C’était un poète, pas un politique. Un poète dogmatique, un poète fanatique de son œuvre de la Blouse bleue.
Devant moi ; un va-nu-pieds crasseux. Ses pieds nus et sales ne tenaient pas en place : Boris Ioujanine sautillait d’un pied sur l’autre.
— Les truands ? demandai-je en indiquant ses épaules nues d’un mouvement du menton.
— Oui, les truands. Mais je me sens mieux comme ça, plus à l’aise. J’ai bronzé en cours de route.
Dans les hautes sphères, on préparait déjà directives et ordres concernant les Blouse bleue : leur couper les vivres, cesser les subventions. Il y avait même déjà des amateurs pour reprendre le « Chat noir ». La partie théorique des manifestes de la Blouse bleue devenait de plus en plus faible.
Ioujanine n’avait pas amené, pas su amener son théâtre à la révolution mondiale. D’ailleurs, cette perspective était elle-même plus incertaine vers le milieu des années vingt.
Aimer les idéaux de la Blouse bleue ! Ce fut insuffisant. Aimer, était une responsabilité, des discussions à la section du soviet de Moscou, des notes et des rapports – une tempête dans un verre d’eau, des conversations avec des acteurs qui perdaient leur salaire. Restait la question principale : qu’était la Blouse bleue, un groupe de professionnels ou d’amateurs ?
L’idéologue et dirigeant de La Blouse bleue trancha d’un seul coup toutes ces questions, tous ces nœuds, personnels et sociaux, théoriques et pratiques.
Boris Ioujanine s’enfuit à l’étranger.
Démuni comme un gosse, il échoua. Il confia tout son argent à un matelot de Batoumi, qui le livra à l’Oguépéou. Ioujanine resta longtemps en prison.
L’instruction menée à Moscou colla au héros de la nouvelle forme théâtrale le sigle de PCh, présomption d’espionnage, et une peine de trois ans de camp de concentration.
— Ce que j’avais vu à l’étranger ne ressemblait pas tellement à ce qu’on écrivait dans nos journaux. Je n’avais plus aucune envie d’être un journal parlé. Je voulais connaître la vraie vie.
Ioujanine et moi devînmes amis. Je pus lui rendre quelques petits services, lui procurer du linge, arranger un bain, mais il fut très vite convoqué à la Direction, à Vijaïkha où il y avait un centre de l’OuVLON, pour y travailler dans sa spécialité.
L’idéologue et fondateur de la Blouse bleue devint le chef de la Blouse bleue des camps de concentration de la Vichéra, le journal parlé des détenus. Une fin qui ne manque pas d’allure !
Moi-même, j’écrivis en collaboration avec Boris Ioujanine quelques sketches, oratorios et couplets pour cette Blouse bleue des camps.
Ioujanine devint le rédacteur en chef de la revue La Nouvelle Vichéra. On peut en trouver des exemplaires à la bibliothèque de Leningrad. Son nom restera à la postérité, grâce à la grande invention de Gutenberg, même si la presse est remplacée par une ronéo.
L’un des principes de la Blouse bleue était d’utiliser n’importe quel texte, n’importe quel sujet.
Si c’était utile, la musique comme les paroles pouvaient être de n’importe quels auteurs. Ce n’était pas du pillage littéraire. Mais du plagiat, fondamentalement.
En 1931, on emmena Ioujanine à Moscou. Pour une révision ? Qui pouvait savoir ?
Pendant quelques années, Ioujanine vécut à Alexandrov, ce qui montre qu’il n’avait pas été réhabilité.
En 1957, j’appris par hasard que Ioujanine était vivant ; la Moscou des années vingt ne pouvait ni l’ignorer, ni l’oublier.
Je lui écrivis pour lui proposer de parler de La Blouse bleue aux Moscovites de la fin des années cinquante. Cette proposition souleva une protestation brutale de la part de mon rédacteur en chef. Il n’avait jamais entendu parler de La Blouse bleue. Je ne pus concrétiser mon projet et je maudis ma précipitation. Puis, je tombai malade et la lettre de Ioujanine de 1957 resta sur mon bureau.
1967