Les prothèses
L’isolateur du camp était vieux, très vieux. On avait l’impression qu’il eût suffit de donner un coup de poing dans le mur du cachot pour le voir s’écrouler, pour faire rouler les rondins de tous côtés. Cependant l’isolateur ne s’écroulait pas, les sept cachots individuels servaient fidèlement. Bien sûr, les voisins auraient pu entendre le moindre mot prononcé à voix haute, mais ceux qui étaient au cachot avaient peur des représailles. Le surveillant de service traçait une croix à la craie sur la porte de la cellule et on cessait d’y distribuer de la nourriture chaude. S’il traçait deux croix, la cellule était privée de pain. C’était un mitard pour les crimes commis au camp ; ceux qui étaient soupçonnés de délits plus graves étaient emmenés à la Direction.
On venait d’arrêter à l’improviste tous les chefs des départements du camp, tous les responsables qui étaient des détenus. Une grosse affaire était en cours, on préparait un procès de camp. Sur l’ordre de quelqu’un.
Nous étions là, tous les six, dans le couloir étroit de l’isolateur, entourés de gardes. Nous ne ressentions et ne savions qu’une chose : nous étions de nouveau happés par la même machine que quelques années plus tôt, et nous n’en connaîtrions le motif que le lendemain, pas avant.
On nous fit tous mettre en sous-vêtements et on nous introduisit dans des cellules séparées. Le magasinier dressait l’inventaire des effets qu’on lui confiait, les fourrait dans des sacs, y accrochait des plaquettes, écrivait. Le juge d’instruction Pesniakevitch – je connaissais son nom – dirigeait les opérations.
Le premier avait des béquilles. Il s’assit sur un banc près de la lanterne, posa ses béquilles par terre et commença à se déshabiller. Apparut un corset d’acier.
— Je dois l’enlever ?
— Bien sûr.
L’homme se mit à défaire les cordons du corset et le juge d’instruction Pesniakevitch se pencha pour l’aider.
— Tu me remets, mon vieux ? dit l’homme en donnant à ce mot son sens argotique.
— Je te reconnais, Plehwe.
L’homme au corset était Plehwe, le responsable de l’atelier de couture du camp. C’était une place importante, vingt ouvriers y travaillaient sur commande, y compris pour les « libres », avec l’autorisation de la Direction.
Complètement nu, l’homme se recroquevilla sur le banc. Le corset était par terre, on procédait à l’inscription au procès-verbal des effets enlevés.
— Comment inscrire cette chose ? demanda le magasinier de l’isolateur à Plehwe en poussant le corset du bout de sa botte.
— C’est une prothèse en acier, un corset, répondit l’homme nu.
Le juge d’instruction Pesniakevitch s’écarta et je demandai à Plehwe :
— Tu connaissais vraiment ce flic avant ?
— Et comment ! répondit crûment Plehwe. Sa mère tenait un bordel à Minsk et j’y allais. C’était encore du temps de Nicolas le Sanglant[127].
Pesniakevitch et quatre soldats émergèrent des profondeurs du couloir. Les gardes prirent Plehwe par les bras et les pieds et ils le portèrent dans un cachot. La serrure cliqueta.
Le suivant était le responsable de l’écurie, Karavaïev. Ancien soldat de Boudionny[128], il avait perdu un bras durant la guerre civile. Karavaïev tapa sur la table du planton avec sa prothèse métallique.
— Vous êtes des salauds !
— Enlève ton métal. Donne ton bras.
Karavaïev fit un grand moulinet avec sa prothèse détachée, mais les gardes tombèrent à bras raccourcis sur le cavalier et le poussèrent dans un cachot. On entendit une bordée d’injures sophistiquées.
— Écoute, Braskov[129] ! dit le responsable de l’isolateur, on prive d’aliments chauds tous ceux qui font du tapage.
— Va te faire voir avec tes aliments chauds !
Le responsable de la prison sortit un morceau de craie de sa poche et mit une croix sur le cachot de Karavaïev.
— Bon, et qui va signer qu’il a remis son bras ?
— Mais personne. Fais un gribouillis, commanda Pesniakevitch.
Ce fut le tour du médecin, notre docteur Jitkov. C’était un vieillard sourd, il remit son appareil auditif. Le suivant était le colonel Panine qui dirigeait l’atelier de menuiserie. Il avait eu la jambe gauche arrachée en Prusse orientale pendant la guerre contre l’Allemagne. C’était un excellent menuisier et il m’avait raconté que les nobles faisaient souvent apprendre à leurs enfants un métier manuel[130]. Le vieux Panine détacha sa prothèse et sauta à cloche-pied jusqu’à son cachot.
Nous n’étions plus que deux : Chor, Gricha Chor, le chef de brigade principal, et moi.
— Regarde comme c’est bien fait, dit Gricha qui avait été saisi par la gaieté nerveuse de l’arrestation. Celui-ci donne une jambe, l’autre un bras et moi, je vais remettre un œil.
Et Gricha enleva habilement son œil droit en porcelaine et me le montra dans sa main.
— Tu as donc un œil artificiel ? lui dis-je avec étonnement. Je ne l’avais jamais remarqué.
— C’est que tu regardes mal. Mais l’œil est bien imité, c’est vrai.
Pendant qu’on inscrivait l’œil de Gricha, le responsable de l’isolateur s’était déridé et ricanait sans se retenir :
— Donc celui-là a remis un bras, l’autre une jambe, l’autre une oreille, l’autre un dos et celui-ci un œil. Et toi ? (Il m’examina attentivement alors que j’étais tout nu.) Qu’est-ce que tu vas remettre ? Ton âme ?
— Non, lui dis-je, vous n’aurez pas mon âme.
1965