Iakov Ovseïevitch Zavodnik

Iakov Ovseïevitch Zavodnik était plus âgé que moi, il avait vingt ans ou même vingt-cinq à la révolution. Il était issu d’une famille nombreuse, mais non de celles qui sont la parure des yeshivot[16]. En dépit de son physique typiquement juif (barbe noire, yeux noirs et nez proéminent), Zavodnik ne parlait pas le yiddish. En revanche, il débitait en russe de courtes harangues incendiaires, des discours-slogans, des discours-sommations, et je l’imaginais aisément dans le rôle d’un bouillant commissaire pendant la guerre civile, entraînant les gardes rouges à l’assaut des tranchées de Koltchak et les incitant au combat par son exemple. Zavodnik avait bien été un bouillant commissaire sur le front de Koltchak, deux fois décoré de l’Ordre de l’Étendard rouge. Grande gueule, bagarreur, porté sur l’alcool et la main leste, comme on dit dans l’argot des truands, il avait consacré ses plus belles années aux raids, au combat, à l’attaque. C’était sa passion et sa raison de vivre. Il était un remarquable cavalier. Il avait ensuite travaillé dans une administration soviétique en Biélorussie, à Minsk, avec Zélenski, dont il était devenu l’ami pendant la guerre civile. Lorsque Zélenski avait déménagé à Moscou, il l’avait pris avec lui au Commissariat du peuple au Commerce.

En 1937, Zavodnik avait été arrêté pour l’affaire Zélenski. Il n’avait pas été fusillé, mais condamné à quinze ans de camp, ce qui était une peine fort lourde pour le début de l’année 1937. Comme pour moi, le verdict prononcé à Moscou précisait que la peine devait être purgée à la Kolyma.

L’instruction n’avait mis aucun frein à la violence de son caractère, ni aux accès de fureur aveugle qui s’emparaient de lui aux moments cruciaux de son existence et l’avaient lancé sous le feu des balles de Koltchak. À Léfortovo, il s’était jeté sur le juge d’instruction avec un banc et avait tenté de répondre par des coups à sa proposition de démasquer l’ennemi du peuple Zélenski. On lui avait brisé la hanche, et il avait fait un long séjour à l’hôpital des Boutyrki. Une fois sa fracture guérie, on l’avait expédié à la Kolyma. Il avait vécu dans les gisements et les zones punitives avec cette claudication datant de Léfortovo.

Il n’avait pas été fusillé, mais condamné à quinze ans, plus cinq « sur les cornes », c’est-à-dire cinq ans de privation de droits. Son complice Zélenski, lui, était sur la lune depuis longtemps. Zavodnik avait signé à Léfortovo tout ce qui pouvait lui sauver la vie. Zélenski avait été fusillé. Zavodnik avait eu la jambe cassée.

« Oui, j’ai signé tout ce qu’on me demandait. Dès que ma fracture de la hanche a été guérie, on m’a renvoyé de l’hôpital des Boutyrki et transféré à Léfortovo pour la suite de l’instruction. Là, j’ai tout signé, sans lire aucun procès-verbal. À l’époque, Zélenski avait déjà été fusillé ».

Quand on lui demandait au camp pourquoi il boitait, il répondait : « Ça date de la guerre civile. » Mais en réalité, c’était un souvenir de Léfortovo.

À la Kolyma, son caractère violent et ses accès de colère avaient rapidement suscité une série de conflits. Pendant son séjour dans les mines d’or, Zavodnik s’était fait rosser plus d’une fois par les soldats et les surveillants à cause des esclandres tapageurs qu’il provoquait pour des broutilles. C’est ainsi qu’il entra en conflit, en lutte ouverte avec les surveillants de la zone punitive parce qu’il refusait de se faire couper la barbe et les cheveux. Au camp, tout le monde passe à la tondeuse. Le droit de garder ses cheveux est pour les détenus un privilège, une récompense dont l’obtention est strictement réglementée. Les détenus travaillant dans le secteur médical, par exemple, sont autorisés à garder leurs cheveux, ce qui suscite l’envie générale. Zavodnik n’était ni médecin, ni aide-médecin, mais il portait une longue barbe noire et touffue. Sa chevelure n’était pas une chevelure, mais un bouquet de flammes noires. Pour protéger sa barbe du rasoir, il s’était jeté sur un surveillant et avait écopé d’un mois d’isolateur disciplinaire, mais il avait continué à porter sa barbe, et les surveillants avaient fini par le raser de force. « Il a fallu qu’ils s’y mettent à huit pour me tenir ! » racontait-il avec fierté. Sa barbe avait repoussé, et il avait recommencé à l’arborer d’un air de défi.

Pour l’ancien commissaire au front, cette lutte pour garder sa barbe était une façon de s’affirmer, une victoire morale après tant de défaites. À la suite de bien des péripéties, il a fini par se retrouver à l’hôpital pour longtemps.

Il était clair qu’il n’arriverait pas à obtenir la révision de son procès. Il ne restait plus qu’à attendre et à vivre.

Quelqu’un avait suggéré aux autorités d’utiliser son tempérament, sa nature de héros de la guerre civile, sa grande gueule, son opiniâtreté, sa probité et son incommensurable énergie, en lui confiant des fonctions de contremaître ou de chef de brigade. Mais il était hors de question de donner un poste officiel à un ennemi du peuple, à un trotskiste. Et voilà Zavodnik membre d’un commando de convalescents, un OKa, dans un des fameux OPé, avec la ritournelle :

D’abord l’OPé, après l’OKa

La plaque au pied, adieu les gars !

Mais on ne lui attacha pas de plaque à la cheville gauche, comme cela se fait quand on enterre un détenu. Il fut chargé de préparer le bois de chauffage pour l’hôpital.

Sur une planète où l’hiver dure dix mois, c’est un problème très sérieux. L’hôpital Central pour détenus emploie à cet effet une centaine d’hommes toute l’année. Un mélèze met trois cents, cinq cents ans à parvenir à maturité. Les coupes opérées par l’hôpital étaient un saccage, bien entendu. La question du renouvellement des réserves forestières de la Kolyma ne se posait même pas, sinon sous forme de subterfuge bureaucratique ou de rêve romantique. Deux concepts qui ont beaucoup en commun, comme le comprendront un jour les historiens, les critiques littéraires et les philosophes.

À la Kolyma, la forêt se niche dans des gorges, dans des crevasses, dans le lit des torrents. Zavodnik fit donc à cheval le tour des rivières et des cours d’eau avoisinants et présenta son rapport au directeur de l’hôpital, qui était à l’époque Vinokourov. Vinokourov pratiquait l’auto-ravitaillement, mais ce n’était pas une canaille, il n’était pas de ceux qui veulent du mal à autrui. On ouvrit une mission forestière et on abattit des arbres. Naturellement, comme dans tous les hôpitaux, ce n’étaient pas les malades qui travaillaient, mais des gens en bonne santé, c’est-à-dire des OPé ou des OKa qui auraient dû retourner au gisement d’or depuis longtemps, mais il n’y avait pas d’autre solution. Vinokourov était considéré comme un bon gestionnaire. Le problème, c’est qu’il fallait fournir, sans que cela apparût sur les comptes, une certaine quantité de bois de chauffage, et non des moindres, destinée à une réserve dans laquelle les délégués locaux, les administrateurs et le directeur lui-même avaient l’habitude de puiser à volonté, n’importe comment, gratuitement et sans aucun contrôle. Dans un hôpital, le travailleur libre moyen paie pour des denrées comme le bois, tandis que les hauts fonctionnaires, eux, ont tout gratuitement, et les sommes en jeu sont loin d’être insignifiantes.

C’est à la tête de cette cuisine compliquée de l’abattage et du stockage du bois que fut placé Iakov Zavodnik. N’étant pas un idéaliste, il avait accepté volontiers de gérer l’abattage et la réserve de bois sous les ordres directs de son chef. Et, chaque jour, de concert avec lui, il volait l’État sans vergogne. Le directeur recevait des hôtes venant de toute la Kolyma, il avait un cuisinier et tenait table ouverte. Mais Zavodnik, responsable de la réserve de bois, se tenait près du chaudron avec sa gamelle quand on apportait les repas. Il faisait partie de ces chefs de brigade anciens membres du parti qui mangent toujours avec leur brigade au vu et au su de tous, et qui ne profitent pas du moindre privilège personnel, tant dans leur tenue vestimentaire que dans leur alimentation, à l’exception, dans le cas de Zavodnik, de sa barbe noire.

Moi-même, je me suis toujours comporté ainsi lorsque j’étais aide-médecin. Au printemps 1949, je dus quitter l’hôpital à la suite d’un violent conflit dans lequel Magadane fut mêlé. Et l’on m’envoya travailler comme aide-médecin dans la forêt, à la mission forestière de Zavodnik, près de la source de Douskania, à une cinquantaine de kilomètres de l’hôpital.

— Cela fait déjà trois aides-médecins qu’il vire. Personne ne lui convient, à ce salaud !

Mes camarades me mettaient en garde.

— Qui vais-je remplacer à la section sanitaire ?

— Gricha Barkane.

Je connaissais Barkane, sinon personnellement, du moins de vue. C’était un aide-médecin militaire rapatrié qui avait été nommé à l’hôpital un an auparavant, et travaillait dans le service des tuberculeux. Mes camarades n’en disaient pas grand bien, mais j’avais appris à n’accorder guère d’attention aux ragots sur les informateurs et les mouchards. Je suis trop désarmé devant cette force toute-puissante de la nature. Il se trouve cependant qu’un jour, nous avions publié un journal mural pour fêter je ne sais quelle commémoration, et la femme de Baklanov, le nouveau délégué, était membre du comité de rédaction. J’étais venu la voir dans le bureau de son mari pour récupérer les articles visés par la censure. Une voix avait répondu : « Entrez ! » et j’étais entré.

Elle était assise sur le divan, tandis que Baklanov soumettait Barkane à une confrontation.

« Vous écrivez dans votre déclaration, Barkane, que Savéliev, l’aide-médecin (il avait été convoqué, lui aussi) a dénigré le pouvoir soviétique et fait l’éloge des fascistes. Où cela s’est-il passé ? Sur un lit d’hôpital ? Quelle température avait Savéliev à ce moment-là ? Peut-être délirait-il ? Reprenez votre déclaration. »

C’est ainsi que j’avais appris que Barkane était un mouchard. Quant à Baklanov, de toute ma vie dans les camps, il fut le seul délégué politique qui me donna l’impression de ne pas être un véritable juge d’instruction, ce n’était pas un tchékiste, bien sûr. Il était arrivé à la Kolyma directement du front et n’avait jamais travaillé dans les camps. Il ne put jamais s’y faire. Ni lui ni sa femme ne se plaisaient à la Kolyma. Une fois leur temps de service terminé, ils sont retournés tous les deux sur le continent, à Kiev, où ils vivent depuis des années. Baklanov était originaire de Lvov.

L’aide-médecin vivait dans une petite isba indépendante dont une moitié faisait office d’infirmerie. Elle était contiguë aux bains. Pendant plus de dix ans, je n’avais jamais été seul, de jour comme de nuit, et je savourais de tout mon être ce bonheur, un bonheur imprégné de l’odeur subtile des mélèzes verdoyants et des innombrables plantes qui fleurissaient avec ardeur. L’hermine filait sur la dernière neige, les ours sortaient de leurs tanières et déambulaient en secouant les arbres… C’est là que j’ai commencé à écrire des vers. J’ai conservé ces cahiers. Du mauvais papier jaune. Une partie d’entre eux est en papier d’emballage blanc d’excellente qualité. Ce papier (deux ou trois rouleaux du plus magnifique papier du monde) m’avait été offert par Gricha Barkane, le mouchard. Toute son infirmerie était remplie de ces rouleaux, j’ignore où il les avait pris et ce qu’il en faisait. Il ne travailla pas longtemps à l’hôpital et fut transféré dans un gisement voisin, mais il passait souvent nous voir et repartait en stop.

Un jour, le beau Gricha Barkane, un dandy, se mit en tête de voyager debout sur des tonneaux pour ne pas tacher d’essence ses bottes en box-calf et son pantalon civil bleu foncé. La cabine était occupée, et le chauffeur lui avait permis de s’installer dans la benne pour faire les dix kilomètres. Mais il y eut un cahot au cours d’une montée, et Barkane fut projeté sur la chaussée. Il se fracassa le crâne contre une pierre. J’ai vu son corps à la morgue. Cette mort est, me semble-t-il, le seul cas où la fatalité n’est pas intervenue en faveur d’un mouchard.

J’ai vite deviné pourquoi Barkane ne s’était pas entendu avec Zavodnik. Il avait dû envoyer des signaux à propos de ce délicat trafic de bois, sans se demander pourquoi il y avait fraude et à qui elle profitait. Dès ma première entrevue avec Zavodnik, je lui ai déclaré que je ne le gênerais pas, mais que je le priais de ne pas se mêler de mes affaires. Il ne devait contester aucune des dispenses de travail que j’accorderais. Je ne prescrirais aucun repos sur son ordre. Ma position à l’égard des truands n’était un secret pour personne, il n’avait donc à redouter dans ce domaine ni pressions ni surprises.

Tout comme Zavodnik, je mangeais à la marmite commune. Les bûcherons étaient répartis en trois endroits dans un rayon de cent kilomètres autour du premier secteur. Je me déplaçais donc d’un poste à l’autre, passant deux ou trois nuits sur place. Le point de chute était Douskania. C’est là que j’ai appris une chose capitale pour un infirmier : le préposé aux bains, un Tatar qui avait fait la guerre, me montra comment désinsectiser sans chambre de désinsectisation. Dans les camps de la Kolyma, où les poux sont les éternels compagnons du travailleur, c’est une question primordiale. Mes opérations de désinsectisation dans des cuves métalliques étaient des réussites à cent pour cent.

Par la suite, mon savoir fit sensation à la section routière, car les poux ne grignotent pas seulement les détenus, mais aussi les soldats d’escorte et les gardiens. J’ai mené à bien un grand nombre de désinsectisations avec un invariable succès, mais c’est à Douskania, chez Zavodnik, que j’ai acquis cette science. Dès qu’il eut constaté que je me gardais bien de mettre le nez dans ses combines compliquées avec les bûches, les piles de bois et les mètres cubes, Zavodnik se fit plus affable, mais lorsqu’il constata que je n’avais pas de protégés, il fondit littéralement. C’est alors qu’il me parla de Léfortovo et de son combat pour sa barbe. Il me fit cadeau d’un recueil de poèmes d’Ehrenbourg. La littérature sous toutes ses formes lui était totalement étrangère. Il n’aimait pas les romans, etc. et bâillait dès les premières lignes. Les journaux et les nouvelles politiques, c’était autre chose. Cela éveillait toujours un écho. Il aimait les histoires vivantes, avec des gens vivants. Mais surtout, il s’ennuyait, se morfondait, ne sachant à quoi employer son énergie et s’inventait des occupations pour remplir ses journées, de la première à la dernière heure, par des préoccupations quotidiennes. Il dormait même le plus près possible du cœur de l’action, des travailleurs, de la rivière, du flottage, dans une tente ou bien sur un châlit dans une baraque, sans matelas ni oreiller, avec juste son blouson matelassé sous la tête.

Durant l’été 1950, je dus me rendre à Bakhaïga, à quarante kilomètres en amont de la Kolyma, où se trouvait un de nos secteurs. Les détenus vivaient sur la rive, et il fallait que j’aille y faire une tournée. Le courant de la Kolyma est très violent et une vedette met dix heures à couvrir ces quarante kilomètres. En revanche, un radeau les redescend en moins d’une heure. Le pilote était un libre et même un volontaire, un mécanicien – une profession très demandée. Comme tous les pilotes et mécaniciens de la Kolyma, il était passablement ivre au moment du départ, mais dans les limites du raisonnable, « à la kolymienne » : il tenait sur ses jambes et s’exprimait normalement, soufflant juste à grand bruit une haleine empestant l’alcool. Il était chargé de convoyer les bûcherons. Le bateau aurait déjà dû partir la veille, mais il n’appareilla qu’à l’aube d’une nuit blanche. Ce pilote était bien entendu au courant de mon voyage, mais, alors que le bateau donnait de la vapeur, un gradé monta à bord, ou bien l’ami d’un gradé, ou tout simplement un passager ayant payé le prix fort. Détournant la tête, il attendait que le pilote me signifiât son refus.

— Il n’y a plus de place. Non, je t’ai dit ! Je te prendrai la prochaine fois.

— Mais hier, tu…

— Peu importe ce que j’ai dit hier. J’ai changé d’avis. Écarte-toi de l’embarcadère !

Tout cela truffé d’un chapelet de jurons, d’argot des camps.

Zavodnik vivait non loin de là, dans une tente en haut d’un monticule, et dormait tout habillé. Il comprit immédiatement de quoi il retournait et se rua sur le rivage en chemise, sans chapka, c’est tout juste s’il avait eu le temps d’enfiler ses bottes en caoutchouc. Le pilote, chaussé de jambières imperméables, était debout dans l’eau et poussait son bateau. Zavodnik s’approcha de la rivière.

— Qu’est-ce qui se passe ? Tu ne veux pas embarquer l’aide-médecin ?

Le mécanicien se redressa et se tourna vers lui.

— Non. J’ai dit que je ne le prenais pas, un point c’est tout.

Zavodnik lui flanqua son poing dans la figure. Le pilote s’effondra et disparut sous l’eau. Croyant déjà à un malheur, j’allais m’approcher quand il se releva, tout ruisselant dans sa combinaison de toile cirée. Il se dirigea vers son bateau, remonta à bord sans un mot et mit le moteur en route. Je m’assis près du bastingage avec ma sacoche de médecin, j’allongeai mes jambes et le bateau s’éloigna. Il ne faisait pas encore nuit lorsque nous abordâmes dans la crique de Bakhaïga.

Zavodnik employait toute son énergie et toutes ses forces à exaucer les désirs de Vinokourov, le directeur de l’hôpital. L’accord tacite entre le maître et l’esclave. Le maître prend sur lui la responsabilité de cacher un ennemi du peuple, un trotskiste voué aux zones disciplinaires, et l’esclave reconnaissant, sans espérer ni décompte de jours de travail ni indulgence, assure le confort matériel de son maître sous forme de bois de chauffage, de poisson frais, de gibier, de baies et autres dons de la nature. Zavodnik tenait ses bûcherons d’une main de fer, il portait des vêtements fournis par l’État et mangeait à la marmite commune. L’esclave comprenait que son maître n’avait pas le pouvoir d’intercéder pour sa libération anticipée, mais il lui permettait de rester en vie au sens littéral, au sens le plus élémentaire du terme. Zavodnik fut libéré à la fin de sa peine, quinze années exactement, son article ne permettant pas de décompte de journées de travail. Il fut libéré en 1952, le jour où prit fin la peine à laquelle il avait été condamné à Moscou en 1937, dans la prison de Léfortovo. Il avait compris depuis longtemps qu’il était inutile de demander la révision de son affaire. Aucune des requêtes qu’il avait rédigées dans la naïveté de ses premières années à la Kolyma n’avait reçu de réponse. Il passait son temps à mettre au point des projets comme la fabrication de traîneaux pour le transport du bois, il avait conçu et fait construire pour les bûcherons un wagon monté sur roues, ou plutôt sur patins. La brigade pouvait ainsi se déplacer pour trouver du bois. Les forêts sont clairsemées à la Kolyma, c’est une région de toundra boisée où il n’y a pas de gros arbres. Pour éviter l’installation de tentes et la construction d’isbas, il avait donc inventé ce wagon éternel monté sur patins, avec deux étages de châlits. On y logeait aisément une brigade d’une vingtaine de bûcherons avec leurs instruments. En été (l’été est très chaud à la Kolyma, mais seulement le jour, les nuits, elles, sont froides), ce wagon était vivable, quoique beaucoup moins confortable que de simples tentes en toile. L’hiver, en revanche, les parois étaient trop froides, trop minces. Le gel de la Kolyma a raison de n’importe quels plastique, tôle ou contre-plaqué, il les brise et les réduit en miettes. Il était impossible de vivre dans ce wagon en hiver, et les bûcherons revinrent aux isbas éprouvées par les siècles. Le wagon fut abandonné dans la forêt. J’avais suggéré à Zavodnik d’en faire cadeau au musée ethnologique de Magadane, mais j’ignore s’il a suivi mon conseil.

La deuxième distraction de Zavodnik et de Vinokourov fut les aéroluges, sortes de glisseurs filant sur la neige. Ces aéroluges envoyées de la Grande Terre étaient chaudement préconisées dans les manuels sur la conquête du Grand Nord. Mais elles exigent de blanches étendues sans limites, or à la Kolyma, le terrain est constitué à cent pour cent de bosses et de creux à peine saupoudrés d’une neige que le vent chasse des crevasses pendant les tempêtes. La Kolyma n’est pas une région très enneigée, et les aéroluges se cassèrent dès les premiers essais. Il va de soi que dans ses rapports, Vinokourov n’en mettait pas moins fortement l’accent sur ces wagons et ces aéroluges.

Zavodnik s’appelait Iakov Ovseïevitch, pas Evseïevitch ni Evguéniévitch, mais Ovseïevitch, il insistait bruyamment sur ce point lors des contrôles et des appels, ce qui semait toujours le trouble parmi les employés de l’enregistrement[17]. Zavodnik savait parfaitement lire et écrire, il avait une écriture de calligraphe. J’ignore les déductions que Zouïev-Insarov aurait tirées des caractéristiques de son écriture, mais son paraphe immuable, lent et très compliqué, était surprenant. Pas des initiales, un « IZ » muni d’une petite queue désinvolte, mais une arabesque compliquée tracée avec minutie et application, de celles que l’on ne peut apprendre et mémoriser que dans sa prime jeunesse ou bien en prison. Il ne mettait pas moins d’une minute à tracer cette signature dans laquelle s’inséraient, avec une délicatesse et une clarté extrêmes, l’initiale de son prénom, celle de son patronyme (un « O » tout rond et très singulier) et son nom de famille, Zavodnik, en grosses lettres au tracé bien lisible, suivi d’une boucle énergique cerclant uniquement le dernier mot, et de volutes extraordinairement tarabiscotées et aériennes, pareilles à l’adieu que l’artiste adresse à une œuvre accomplie avec amour. Je l’ai vérifié maintes fois : dans n’importe quelles circonstances, qu’il fût en selle ou qu’il écrivît sur une planchette, la signature du commissaire Zavodnik était toujours lente, sûre et claire.

Dire que nos rapports étaient bons serait trop faible : ils étaient excellents. À cette époque, durant l’été 1950, on me proposa de revenir à l’hôpital pour y diriger le service d’accueil. Le service d’accueil d’un immense hôpital de camp de mille lits n’est pas une petite affaire, et il y avait des années que l’on tentait en vain de le gérer correctement. Sur les conseils de toutes les organisations, ce fut à moi que l’on proposa le poste. Avec Amossov, le nouveau médecin-chef, nous étions convenus de quelques principes sur lesquels nous allions fonder notre travail. Zavodnik vint me trouver.

— Je vais tout de suite te faire révoquer, on va déjouer ce piston.

— Non, Iakov Ovseïevitch, dis-je. Nous connaissons bien les camps, vous et moi. Votre destin, c’est Vinokourov, le directeur. Il s’apprête à partir en vacances. Une semaine après son départ, vous serez renvoyé de l’hôpital. Vinokourov n’a pas autant d’importance pour moi. J’ai envie de dormir au chaud, puisque c’est possible, et aussi, de travailler à quelque chose, d’être utile.

Je comprenais qu’au service d’accueil, je n’aurais que rarement le loisir d’écrire des vers. J’avais déjà utilisé tout le papier de Barkane. Là-bas, j’écrivais dès que j’avais une minute de libre. Le poème qui se termine par « Il arrive qu’il gèle au paradis » fut écrit, gribouillé sur un carnet d’ordonnances près de l’embouchure gelée de la Douskania. Et il ne fut publié que quinze ans plus tard, dans la Gazette Littéraire.

Zavodnik ignorait que j’écrivais de la poésie, du reste, il n’y aurait rien compris. Le territoire de la Kolyma était trop dangereux pour de la prose, on pouvait prendre des risques en vers, pas en prose. C’est la raison pour laquelle je n’ai écrit que des vers à la Kolyma. Il est vrai que j’avais un précurseur, Thomas Hardy, l’écrivain anglais, qui n’a écrit que de la poésie durant les dix dernières années de sa vie. Aux questions des journalistes, il répondait que le destin de Galilée le préoccupait. Si Galilée avait écrit en vers, il n’aurait pas eu d’ennuis avec l’Église. Je ne voulais pas courir le risque de Galilée, non pour me conformer à une tradition littéraire et historique, bien sûr, tout simplement parce que, dans ce jeu de colin-maillard avec le destin, mon flair de détenu me soufflait ce qui était bien et ce qui était mal, où il faisait chaud et où il faisait froid.

De fait, c’est à croire que j’étais devin : Vinokourov s’en alla et, au bout d’un mois, Zavodnik fut envoyé dans un gisement aurifère où il resta jusqu’au terme, d’ailleurs imminent, de sa peine. Mais il n’y avait pas besoin d’être devin. Tout cela est très simple, élémentaire. C’est le b.a.ba de cet art, de cette science qu’on appelle la vie.

En principe, lorsqu’un homme comme Zavodnik est libéré, il possède sur son compte courant de détenu zéro rouble, zéro kopeck. Ce fut le cas pour lui. Bien entendu, on ne le laissa pas retourner sur la Grande Terre, et il trouva un emploi de dispatcher à la base automobile de Soussoumane. En tant qu’ancien zéka, il n’avait pas droit aux majorations de salaire polaires, mais son traitement était suffisant pour vivre.

En hiver 1951, on m’apporta une lettre. Le médecin Mamoutchachvili m’apporta à la Kolyma une lettre de Pasternak. Je pris un congé (j’étais alors aide-médecin à la Direction routière) et me lançai dans un périple en empruntant des voitures de passage. Le tarif était d’un rouble par kilomètre, les grands froids avaient déjà commencé. Je travaillais à l’époque près d’Oïmiakone, le pôle du froid, et c’est de là que je partis pour Soussoumane. À Soussoumane, je rencontrai Zavodnik dans la rue. Que souhaiter de mieux ? À cinq heures du matin, il me fit grimper dans la cabine d’un énorme Tatra pourvu d’une remorque. Je mis ma valise à l’arrière, j’aurais pu m’y installer moi-même, mais le chauffeur tenait à satisfaire son chef et il me fit monter dans la cabine. Je fus obligé de courir le risque de perdre ma valise de vue.

Le Tatra volait.

Roulant à vide, il ralentissait dans chaque village pour prendre des passagers. Les uns montaient, les autres descendaient. Dans un hameau, un soldat arrêta le camion et y fit monter une dizaine de militaires en provenance du continent, de jeunes recrues qui venaient de débarquer. Ils n’étaient pas encore marqués par le hâle mordant du nord ni brûlés par le soleil de la Kolyma. Quarante kilomètres plus loin, un camion militaire vint à leur rencontre et fit demi-tour. Les soldats prirent leur barda et s’en allèrent. Je me sentais inquiet, j’avais des soupçons. Je fis arrêter le camion et jetai un coup d’œil à l’arrière. Ma valise n’était plus là.

« Ce sont les soldats ! déclara le chauffeur. Mais on va les rattraper, ils ne peuvent pas nous échapper ! »

Le Tatra vrombit, virevolta et partit sur les chapeaux de roues. De fait, au bout d’une demi-heure, nous doublâmes le ZIS avec les soldats, et mon chauffeur lui fit une queue de poisson. Nous expliquâmes ce qui s’était passé, et je retrouvai ma valise avec la lettre de Pasternak.

— Je l’ai prise sans réfléchir, j’ai cru qu’elle était à nous, expliqua le lieutenant.

— Bon, d’accord. L’important, c’est le résultat !

Arrivé à Adygalakh, je me mis en quête d’une voiture pour Oïmiakone ou Baragone.

En 1957, alors que je vivais déjà à Moscou, j’appris que Zavodnik était revenu et qu’il travaillait au ministère du Commerce au même poste que vingt ans plus tôt. Je le sus par Iarotski, un économiste de Leningrad qui avait beaucoup fait pour Zavodnik à l’époque de Vinokourov. Je remerciai Iarotski et lui demandai l’adresse de Zavodnik, auquel j’écrivis. Il m’invita à venir le voir à son travail, où un laissez-passer m’attendait. La lettre était signée du paraphe calligraphié qui m’était familier. Exactement le même, pas une fioriture de plus. J’appris qu’il tirait les derniers mois qui lui manquaient pour sa retraite. Je plaignis Iarotski de n’avoir pu retourner à Leningrad, bien qu’il eût quitté la Kolyma longtemps avant nous. Il était à présent contraint d’habiter Kichinev.

Je connaissais très bien l’affaire de Iarotski, un komsomol de Leningrad qui avait voté pour l’opposition. Il n’y avait aucune raison de lui interdire la capitale. Mais Zavodnik déclara soudain :

« Ils doivent savoir ce qu’ils font. Pour vous et moi, les choses sont claires, mais pour lui… C’est sans doute différent. »

Je ne suis plus retourné voir Iakov Ovseïevitch, bien que je sois resté son ami.

1970-1971

Récits de la Kolyma
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