L’examen

J’ai survécu, je me suis échappé de l’enfer de la Kolyma uniquement parce que je suis devenu infirmier ; j’ai suivi les cours d’aide-médecin au camp et j’ai réussi l’examen d’État[33]. Mais pour commencer, dix mois auparavant, il y avait eu un autre examen, l’examen d’admission, bien plus important et qui revêtait un sens particulier pour moi, pour mon destin. J’avais réussi l’épreuve de résistance ! L’écuelle pleine de soupe aux choux avait un goût d’ambroisie, me semblait-il : à l’école, je n’avais rien appris sur la nourriture des dieux. Pour les mêmes raisons qui me faisaient ignorer la formule chimique du plâtre.

Le monde où vivent les dieux et les hommes est un seul et même monde. Il est des événements qui menacent pareillement hommes et dieux. Les formulations d’Homère sont très justes. Mais du temps d’Homère, le monde criminel souterrain n’existait pas, il n’y avait pas de camps de concentration. En comparaison, le monde souterrain de Pluton ressemble au paradis, au ciel. Or, notre univers à nous, celui du camp, n’est qu’un étage plus bas que celui de Pluton ; les hommes montent au ciel, même en partant d’aussi bas, et les dieux descendent parfois, ils prennent l’escalier qui descend, qui s’enfonce plus bas que l’enfer.

L’État avait ordonné de n’accepter à ces cours que les droit commun et, dans le cas de l’article 58, uniquement l’alinéa dix, « propagande », et aucun autre.

J’avais précisément l’article 58, alinéa dix : j’avais été condamné durant la guerre pour avoir déclaré que Bounine était un classique russe. Mais j’avais aussi à mon actif deux ou trois condamnations en vertu d’articles qui ne correspondaient absolument pas aux critères requis pour devenir étudiant. Cela méritait d’être tenté : après les « actions » de terreur de l’année 1937, et aussi après la guerre, il y avait un tel fouillis dans les fichiers des camps que cela valait le coup de miser sa vie.

Le Destin est un bureaucrate, un formaliste. J’ai remarqué qu’il est aussi difficile d’arrêter l’épée du bourreau brandie au-dessus de la tête d’un condamné que de retenir la main d’un prisonnier poussant la porte qui mène à la liberté. Il est brusquement apparu que la chance, la roulette, Monte-Carlo, le symbole du hasard poétisé par Dostoïevski formaient un schéma scientifiquement explorable, pouvaient devenir l’objet d’une grande science. Le désir passionné de trouver un « système » au casino l’a rendu scientifique, accessible à l’étude.

L’homme peut-il comprendre jusqu’au bout sa foi en la chance, en la bonne fortune et en ses limites ? Et l’instinct, l’aveugle liberté animale de choisir, ne sont-elles pas fondées sur quelque chose de plus grand que le hasard ? « Tant qu’on a de la chance, m’avait dit le cuisinier du camp, il faut en profiter. » Est-ce vraiment affaire de chance ? On ne peut arrêter la malchance. La chance non plus. Ou, plus exactement, ce que les détenus appellent la chance, la bonne fortune des prisonniers.

Croire au destin lors d’un vent favorable et refaire, pour la millionième fois, la navigation du Kon Tiki[34] sur les mers humaines ?

Ou, autre chose : glisser au travers des mailles du filet – il n’y a pas de filet sans mailles ! – et revenir en arrière, dans l’obscurité. Ou se cacher dans une caisse emportée par la mer où on ne devrait pas se trouver mais, le temps que les autres s’en aperçoivent, on sera sauvé par la lourdeur bureaucratique[35].

Tout cela ne représente qu’une part infime des idées qui auraient, alors, pu me venir à l’esprit mais ne l’ont jamais fait.

Ma dernière condamnation me porta le coup de grâce. Je ne pesais déjà plus assez pour rester en vie. L’instruction dans un cachot aveugle, sans fenêtres ni lumière, sous terre. Un mois à la ration quotidienne d’un verre d’eau et de trois cents grammes de pain noir.

En fait, j’avais connu des cachots bien pires. La mission de construction des routes de Kadyktchane était située sur l’emplacement d’une zone disciplinaire. Les zones disciplinaires, spéciales, les Auschwitz de la Kolyma et leurs gisements aurifères changent de place, sont toujours en mouvement – un terrible mouvement qui laisse derrière lui des fosses communes et des cachots. À la mission de construction des routes de Kadyktchane, le cachot avait été creusé dans la pierre, dans le permafrost. Il suffisait d’y passer une nuit pour mourir, pour y prendre mortellement froid. Huit kilos de bûches ne sauraient vous sauver dans ce genre de cachot. La mission de la construction des routes l’utilisait. Elle avait sa propre Direction, ses propres lois, ses pratiques à elle, pas d’escorte. Ensuite, le cachot passa au camp d’Arkazal et le chef du secteur de Kadyktchane, l’ingénieur Kisseliov, eut également le droit d’y mettre les détenus « jusqu’au matin ». Le premier essai fut malheureux : deux hommes, deux congestions pulmonaires, deux morts.

Le troisième, ce fut moi. « Ne lui laissez que le linge de corps. Au cachot jusqu’au matin. » Mais j’avais plus d’expérience que les deux autres. Il y avait un poêle, qu’il semblait curieux de nourrir car les murs de glace fondaient pour regeler ensuite ; il y avait de la glace au-dessus de ma tête et de la glace sous mes pieds. Le plancher de bois avait été brûlé depuis longtemps. Je passai la nuit à marcher, la tête enfouie dans mon caban, et je m’en tirai avec deux orteils gelés.

Une peau devenue toute blanche, que le soleil de juin brûla, jusqu’à la rendre brune, en deux à trois heures. Le jugement eut lieu en juin, dans une pièce minuscule du bourg de Iagodnoïé, où tout le monde était assis, serré, gens du tribunal et soldats d’escorte, accusés et témoins, si bien qu’il était difficile de distinguer les prévenus des juges.

Il se trouva qu’au lieu de la mort, la sentence m’apporta la vie. Mon crime était passible d’un article bien moins sévère que celui avec lequel j’étais arrivé à la Kolyma.

Mes os me faisaient mal, mes plaies-ulcères ne voulaient pas cicatriser. Mais surtout, je n’étais pas certain d’être en état d’apprendre. Les cicatrices de mon cerveau, causées par la faim, le froid, les coups et les chocs étaient peut-être éternelles ; peut-être étais-je condamné jusqu’à la fin de ma vie à grogner comme une bête au-dessus de mon écuelle de détenu et à ne penser qu’à des choses du camp. Il fallait risquer le tout pour le tout : j’avais conservé un nombre suffisant de neurones pour en prendre la décision. Une décision animale pour un saut animal, afin de retomber dans le royaume de l’homme.

Et si on me rouait de coups et me mettait à la porte, si on me renvoyait au front de taille, à la pelle honnie, au pic, quelle importance ? Je resterais simplement une bête, voilà tout.

C’était mon secret, un secret facile à garder : il suffisait de ne pas y penser. C’était ce que je faisais.

Le camion avait depuis longtemps quitté la route centrale bien plane – la route de la mort –, il sautait sans cesse sur des ornières, me projetant contre les bords. Où me conduisait-il ? Peu m’importait : rien ne pourrait être pire que ce que j’avais traversé pendant mes neuf années d’errances entre le front de taille et l’hôpital. La roue du camion du camp m’entraînait dans la ronde de la vie et j’avais furieusement envie de croire qu’elle ne cesserait jamais de tourner.

Oui, on m’enregistre dans un département du camp, on m’emmène à la zone. Le planton a décacheté le pli et ne s’est pas écrié : « Mets-toi de côté, attends ! » Puis ce sont les bains, où je jette mon linge de corps, un cadeau du médecin ; oui, il m’est arrivé d’avoir du linge dans mes tribulations de gisement en gisement. Un cadeau pour la route. Du linge neuf. Ici, au camp de l’hôpital, il y a d’autres règles : le linge est dépersonnalisé, selon une vieille mode en vigueur au camp. En échange de mon linge solide en cotonnette, on me remet quelques haillons rapiécés. Cela m’importe peu. Va pour les haillons. Va pour le linge dépersonnalisé. Mais je ne me réjouis pas trop d’avoir du linge propre. Si c’est « oui », j’aurai encore le temps de me laver à fond aux bains suivants et si c’est « non », ça ne vaut même pas la peine de le faire. On nous amène aux baraques, équipées de châlits doubles de type wagonnet. Donc, c’est oui, oui, oui… Mais rien n’est encore gagné. Tout se noie dans l’océan des on-dit. « On n’accepte pas les 58/6[36]. »

Après cette information, on emmène l’un de nous, Louniev, qui disparaît de ma vie à jamais.

Les 58 1/a ? Refusés.

Les KRTD ? En aucun cas ! En aucun cas ! C’est pire que la trahison de la patrie.

Et les KRA ? KRA, c’est l’équivalent de l’article 58, alinéa 10. On les accepte.

Et les ASSA, Qui a l’ASSA ? « Moi », dit un homme au visage pâle et crasseux typique de la prison, l’homme avec qui j’avais été secoué dans le camion.

ASSA, c’est la même chose que KRA. Et KRD ? Bien sûr, ce n’est pas KRTD, mais ce n’est pas non plus KRA.

On n’accepte pas les KRD aux cours.

Le mieux, c’est carrément l’article 58, alinéa 10, sans aucune équivalence en sigle.

J’ai l’article 58, alinéa 10. Je reste dans la baraque.

La commission d’admission aux cours d’aide-médecin de l’hôpital Central des détenus m’a laissé accéder aux épreuves. Aux épreuves ? Oui, aux examens. À l’examen d’entrée. Qu’alliez-vous donc croire ? Les cours, c’est une institution sérieuse, qui délivre des attestations. Les cours doivent savoir à qui ils ont affaire.

Mais ne craignez rien. C’est par matière : russe et mathématiques à l’écrit, chimie à l’oral. Trois matières, trois notes. Les médecins de l’hôpital, qui vont enseigner aux cours, feront passer un entretien à leurs futurs élèves avant l’examen. Une dictée. Depuis neuf ans, ma main ne s’était pas ouverte, elle s’était recourbée à jamais aux mesures de la pelle et ne s’ouvrait qu’avec un craquement, uniquement aux bains, après avoir été amollie dans l’eau chaude.

Avec la main gauche, je redressai mes doigts, y glissai le porte-plume, trempai la plume dans l’encrier inversable et, la main tremblante, couvert d’une sueur froide, j’écrivis cette maudite dictée. Mon Dieu !

Mon dernier examen de russe datait de 1926, il y avait de cela vingt ans : c’était l’examen d’entrée à l’université de Moscou. Dissertation sur un « sujet libre » ; j’avais « fait » deux cents pour cent, et j’avais été dispensé des épreuves orales. Là, il n’y en avait pas. Raison de plus ! Raison de plus – attention ! Tourguéniev ou Babaïevski[37] ? Ça m’était résolument égal. Un texte facile… Je vérifiai mes virgules, mes points. Après le mot « mastodonte », point-virgule. Du Tourguéniev, à l’évidence. Il ne peut y avoir de mastodonte chez Babaïevski. Ni de point-virgule.

« Je voulais prendre un texte de Dostoïevski ou de Tolstoï, mais j’ai eu peur d’être accusé de propagande contre-révolutionnaire », me raconta plus tard l’examinateur, l’aide-médecin Borski. Tous les professeurs, les enseignants, avaient refusé à l’unanimité de faire passer l’examen de russe car ils n’avaient pas confiance en leur propre savoir. Résultats le lendemain. Un « cinq ». L’unique « cinq » : l’ensemble des résultats de la dictée était lamentable.

L’entretien préliminaire en mathématiques m’épouvanta. Les problèmes posés furent résolus comme par illumination, par instinct, me provoquant un horrible mal de tête. Mais ils le furent.

Ces entretiens préliminaires, qui m’avaient d’abord effrayé, finirent par me rassurer. J’attendis avec impatience le dernier examen ou, plutôt, le dernier entretien : en chimie. Je ne connaissais pas la chimie, mais je pensais que mes camarades allaient m’aider. Or personne ne se préoccupait des autres, chacun battait le rappel de ses propres souvenirs. Au camp, on n’aidait pas les autres et je n’en fus pas offensé, j’attendis simplement mon sort, comptant sur mon entretien avec l’enseignant. C’était Boïtchenko, un académicien de l’Académie des sciences d’Ukraine, condamné à vingt-cinq ans : il allait nous enseigner la chimie aux cours, et c’était également lui l’examinateur.

En fin de journée, quand on nous annonça l’examen de chimie, on nous dit que Boïtchenko n’allait faire aucun entretien préliminaire, qu’il les jugeait superflus. Il verrait en fonction de l’examen.

Pour moi, c’était une catastrophe. Je n’avais jamais étudié la chimie. Au lycée, pendant la guerre civile, le professeur de chimie, Sokolov, avait été fusillé.

Je restai longtemps sans dormir dans la baraque pendant cette nuit d’hiver, me remémorant la Vologda de la guerre civile. Au-dessus de moi, il y avait Solivorov venu passer les examens, envoyé par une Direction minière, aussi éloignée que la mienne et qui souffrait d’incontinence urinaire. J’avais la flemme de rouspéter. Je craignais qu’il me propose de changer de place et, alors, il se serait plaint de son voisin d’en haut. Je me contentai de détourner le visage de ces gouttes puantes.

Je suis né à Vologda et j’y ai passé mon enfance. C’est une ville du Nord, une ville extraordinaire. Là, durant des siècles, des couches d’exilés du tsarisme s’étaient superposées : contestataires, rebelles, critiques divers, et ils y avaient créé, sur de longues générations, un climat moral particulier, de niveau bien plus élevé que dans les autres villes de Russie. Là, les exigences morales et culturelles étaient bien plus grandes. Là, autrefois, la jeunesse cherchait à imiter l’exemple de ceux dont elle admirait l’esprit de sacrifice, le don de soi.

Et j’ai toujours songé avec le même étonnement que Vologda était la seule ville de Russie où il n’y avait jamais eu d’émeutes contre le pouvoir soviétique. De telles émeutes avaient secoué tout le Nord : Mourmansk, Arkhangelsk, Iaroslavl, Kotlasse. Des soulèvements avaient embrasé les frontières septentrionales jusqu’à la Tchoukotka, jusqu’à Ola ; et que dire du Sud, où la moindre ville avait connu plus d’une fois des changements de pouvoir.

Seule Vologda, Vologda l’enneigée, Vologda l’exilée s’était tue. Je savais pourquoi… Il y avait une explication.

En 1918, M. S. Kedrov[38], le commandant en chef du front Nord, était arrivé à Vologda. Son premier ordre, pour renforcer le front, fut de faire fusiller des otages. Deux cents personnes furent passées par les armes à Vologda, ville de seize mille habitants. À Kotlasse, à Arkhangelsk, cela ne s’était pas produit.

Kedrov était le fameux Chigaliov[39] prédit par Dostoïevski.

Son acte était si inhabituel, même pour cette époque sanglante, que Moscou lui demanda des explications. Kedrov ne sourcilla point. Il mit sur la table une note personnelle de Lénine, ni plus ni moins. Cette note a été publiée dans la Revue militaire historique au début des années soixante, ou peut-être même un peu avant. En voici le texte approximatif : « Cher Mikhaïl Stepanovitch, vous êtes nommé à un poste important pour la République. Je vous prie de ne pas faire montre de faiblesse. Lénine. »

Ensuite, Kedrov travailla quelques années à la Vetchéka-MVD et passa son temps à démasquer, dénoncer, surveiller, contrôler et détruire les ennemis de la révolution. En Iéjov, il voyait le commissaire du peuple le plus léniniste qui soit : un commissaire du peuple stalinien. Mais Béria, le remplaçant de Iéjov, déplut à Kedrov. Il le fit suivre. Et il décida de remettre le résultat de ses observations à Staline. À cette époque, le fils de Kedrov, Igor, devenu adulte, travaillait comme son père au MVD. Ils se mirent d’accord : le fils allait remettre le rapport par la voie hiérarchique et, s’il était arrêté, le père préviendrait Staline que Béria était un ennemi. Kedrov avait une filière sûre pour ce faire.

Le fils remit le rapport à son supérieur, fut arrêté et fusillé. Le père écrivit à Staline, fut arrêté et soumis à un interrogatoire mené par Béria en personne. Celui-ci lui cassa la colonne vertébrale avec une barre de fer.

Staline avait tout simplement montré sa lettre à Béria.

Kedrov écrivit une deuxième fois à Staline[40] pour lui parler de son échine brisée et des interrogatoires menés par Béria.

Après cela, Béria tua Kedrov d’une balle dans sa cellule. Staline avait également montré cette deuxième lettre à Béria. Elle fut retrouvée, ainsi que la première, dans le coffre-fort personnel de Staline, après sa mort.

Khrouchtchev a parlé tout à fait ouvertement de ces deux lettres, de leur contenu et des circonstances de cette correspondance « au plus haut niveau », au XXCongrès. Le biographe de Kedrov en a reparlé dans le livre qu’il lui a consacré.

Kedrov s’est-il rappelé, avant sa mort, les otages de Vologda qu’il avait fait fusiller ? Je l’ignore.

Notre professeur de chimie, Sokolov, avait été fusillé parmi ces otages. Voilà pourquoi je n’ai jamais étudié la chimie. Je ne connaissais pas la science du sieur Boïtchenko qui n’avait pas trouvé le temps de faire des entretiens préliminaires.

Il me faudrait donc repartir, retrouver le front de taille, ne jamais redevenir un homme. Je sentis ma vieille rage monter peu à peu et me marteler les tempes : je n’avais plus peur de rien. Quelque chose devait arriver. Une période de chance est aussi inéluctable qu’une période de malchance, tout joueur de cartes, de tierce, de rami, de vingt et un le sait… L’enjeu était d’importance.

Demander un manuel à mes camarades ? Il n’y en avait pas. Leur demander de me dire quelques mots de chimie ? Mais avais-je le droit de leur faire perdre du temps ? Une injure, c’est tout ce que je pouvais obtenir en guise de réponse.

Restait à me concentrer, à bander mes forces et à attendre.

Combien de fois des événements d’ordre supérieur n’étaient-ils pas impérieusement, impérativement entrés dans ma vie pour commander, sauver, repousser, blesser – événements immérités et inattendus… Un événement capital de ma vie était lié à cet examen, à cette exécution survenue un quart de siècle auparavant.

Je fus un des premiers à passer. Boïtchenko, souriant, était très favorablement disposé à mon égard. De fait, même s’il n’avait pas en face de lui un membre de l’Académie des sciences d’Ukraine, un docteur ès sciences chimiques, du moins était-ce apparemment un homme cultivé, un journaliste, qui avait obtenu deux « cinq » aux examens. Bien sûr, il était vêtu plutôt pauvrement et il était plutôt maigre, le tire-au-flanc, sûrement un simulateur. Boïtchenko n’avait pas encore été au-delà du kilomètre vingt-trois après Magadane, après le rivage. C’était son premier hiver à la Kolyma. Peu importait qu’il eût un fainéant en face de lui, il devait l’aider.

Le cahier des procès-verbaux – questions, réponses – était posé près de Boïtchenko.

— Bon, avec vous, ça ira vite, j’espère. Écrivez la formule du plâtre.

— Je ne la connais pas.

Boïtchenko se figea. Il avait en face de lui un impudent, qui ne voulait pas étudier.

— Et celle de la chaux ?

— Je ne la connais pas non plus.

Nous devînmes tous deux fous de rage. Le premier à se reprendre fut Boïtchenko. Derrière cette réponse, il y avait des mystères qu’il ne voulait pas ou ne pouvait pas comprendre, mais peut-être valait-il mieux les traiter avec respect. De plus, on l’avait prévenu : « Voici un élève tout à fait adéquat, n’ergotez pas. »

— D’après la loi, je dois te poser – Boïtchenko en était passé au « tu » – trois questions notées. Je t’en ai déjà posé deux. Voici la troisième : le système périodique de Mendeleïev.

Je me tus, rameutant dans mon cerveau, dans ma gorge, sur ma langue et mes lèvres tout ce que je pouvais savoir sur le système périodique des éléments. Bien sûr, je savais que Blok avait épousé la fille de Mendeleïev, j’aurais pu raconter cet étrange roman dans tous les détails. Mais ce n’était pas ce qu’il fallait à un docteur ès sciences chimiques. Je finis par balbutier quelque chose d’assez éloigné du système périodique des éléments, sous le regard méprisant de l’examinateur.

Boïtchenko me mit un « trois » et je survécus, je sortis de l’enfer.

Je terminai les cours, vins au bout de ma peine, vécus assez longtemps pour voir la mort de Staline et regagner Moscou.

Nous ne fîmes jamais plus ample connaissance, Boïtchenko et moi, ne parlâmes jamais davantage. Pendant toute la durée des cours, Boïtchenko me détesta, considérant que mes réponses à l’examen n’avaient été qu’une injure personnelle à un homme de science.

Boïtchenko ne sut jamais rien du sort de mon professeur de chimie, fusillé comme otage à Vologda.

Puis ce furent huit mois de bonheur, d’un bonheur ininterrompu, où je dévorai, absorbai gloutonnement les connaissances, les cours ; où la note finale, pour chaque élève, c’était la vie et, le sachant, tous les enseignants – tous, sauf Boïtchenko – transmirent à la foule ingrate et disparate des détenus toutes leurs connaissances, tout leur art, qui n’étaient pas moindres que ceux de Boïtchenko.

L’examen pour la vie fut passé, réussi l’examen d’État. Nous obtînmes tous le droit de soigner, de vivre, d’espérer. Je fus envoyé en qualité d’aide-médecin au service de chirurgie du grand hôpital du camp : j’y soignai, travaillai, vécus et me transformai, très lentement, en être humain.

Près d’une année s’écoula.

Brusquement, je fus convoqué chez le directeur de l’hôpital, le docteur Doktor. C’était un ancien de la section politique, qui avait consacré toute sa vie de la Kolyma à démasquer, à surveiller, à enquêter, à dénoncer et à persécuter des détenus condamnés d’après des articles politiques.

— L’aide-médecin détenu Untel, est présent, sur votre ordre…

Le docteur Doktor était blond, d’un blond tirant sur le roux, et il avait des favoris à la Pouchkine. Assis à son bureau, il feuilletait mon dossier pénitentiaire.

— Dis-moi donc un peu comment tu t’es retrouvé aux cours ?

— Comment un détenu se retrouve-t-il aux cours, citoyen chef ? On le convoque, on prend son dossier, on remet ce dossier au soldat d’escorte, on le fait monter dans un camion et on le transporte à Magadane. Comment cela se ferait-il autrement, citoyen chef ?

— Fous-moi le camp d’ici, dit le docteur Doktor, pâle de rage.

1966

Récits de la Kolyma
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