Le plus bel éloge *
Il était une fois une beauté. Maria Mikhaïlovna Dobrolioubova. Blok a parlé d’elle dans son journal intime : les meneurs de la révolution l’écoutaient sans murmurer. Si elle avait été autre et si elle n’était pas morte, l’issue de la révolution russe aurait pu être différente. Si elle avait été autre !
Chaque génération de Russes (et pas seulement de Russes) met au monde un nombre égal de géants et de nullités. De génies, de talents. C’est l’époque qui décide d’ouvrir la route au héros, au talent, ou bien de le tuer accidentellement, ou encore de l’étouffer par des louanges, par la prison.
Maria Dobrolioubova est-elle moins grande que Sophia Pérovskaïa[49] ? Pourtant, le nom de Sophia Pérovskaïa figure sur des plaques de rues, tandis que Maria Dobrolioubova est oubliée.
Même son frère Alexandre Dobrolioubov, poète et membre d’une secte, est moins oublié qu’elle.
Macha Dobrolioubova, une beauté, élève de l’Institut Smolny[50], comprenait fort bien quelle était sa place dans la vie. Son abnégation, sa volonté de vivre et de mourir, étaient immenses.
Jeune fille, elle porte secours aux affamés. Elle est infirmière pendant la guerre contre le Japon.
Moralement et physiquement, toutes ces expériences ne font qu’accroître ses exigences envers elle-même.
Entre les deux révolutions, Macha Dobrolioubova se rapproche des SR[51]. Elle ne travaille pas à la propagande. Les petites besognes ne sont pas dans le caractère de cette jeune femme déjà éprouvée par les tempêtes de l’existence.
La terreur, « l’acte », voilà ce dont elle rêve, ce qu’elle réclame. Elle obtient l’accord des meneurs. « La durée de vie d’un terroriste, c’est six mois », disait Savinkov[52]. Elle obtient un revolver et part accomplir « un acte ».
Et elle ne trouve pas en elle la force de tuer. Toute sa vie passée se dresse contre cette dernière décision.
Sa lutte pour la vie de ceux qui meurent de faim, pour la vie des blessés.
Et maintenant, il faut transformer la mort en vie.
Son travail vivant avec les gens, son passé héroïque, ne lui ont été d’aucune aide pour se préparer à un attentat.
Il faut être trop théoricien, trop dogmatique, pour faire abstraction de la vie vivante. Macha se rend compte qu’elle est dirigée par une volonté étrangère, et elle s’en étonne, elle a honte d’elle-même.
Elle ne trouve pas la force de tirer. Elle ne supporte pas la honte, vit une crise morale aiguë. Elle se tire une balle dans la bouche.
Elle avait vingt-neuf ans.
Ce nom russe lumineux et passionné, je l’ai entendu pour la première fois dans la prison des Boutyrki.
C’est Alexandre Guéorguiévitch Andreïev, secrétaire général de l’Association des bagnards politiques, qui m’a raconté l’histoire de Macha.
— Dans le terrorisme, il y a une règle : si, pour une raison ou une autre, un attentat a échoué (le lanceur de bombe a perdu la tête, ou l’amorce n’a pas fonctionné, ou encore autre chose), on n’envoie pas l’exécutant une seconde fois. Quand les terroristes sont les mêmes que la fois où ça a raté, il faut s’attendre à un échec.
— Et Kaliaïev[53] ?
— Kaliaïev est une exception.
Les statistiques, l’expérience de la clandestinité, disent que l’on ne peut se préparer intérieurement à un acte d’une telle abnégation et d’une telle force qu’une fois. Le destin de Maria Mikhaïlovna Dobrolioubova est l’exemple le plus célèbre de la légendaire anthologie de notre clandestinité.
— Voilà les gens que nous prenions comme combattants !
Et Andreïev, un homme au teint sombre, à la tête argentée, montra d’un geste brusque Stépanov assis sur le châlit, les genoux entre les bras. Stépanov était un jeune monteur électricien du MOGES[54], taciturne, discret, avec une flamme inattendue dans ses yeux bleu foncé. Il recevait son écuelle en silence, mangeait en silence, acceptait du rab en silence, et passait des heures assis au bord du châlit, ses bras entourant ses genoux, plongé dans ses pensées. Nul ne savait, dans la cellule, pourquoi Stépanov avait été appréhendé. Même Alexandre Philipovitch Ryndytch, historien d’un commerce facile, l’ignorait.
Il y avait quatre-vingts personnes dans cette cellule de vingt-cinq places. Des lits en fer vissés au mur et couverts de panneaux en bois badigeonnés de peinture grise, assortie à celle des murs. À côté de la tinette, près de la porte, une montagne de panneaux supplémentaires ; la nuit, on ne pourrait presque plus circuler, il ne resterait que deux ouvertures pour se faufiler en bas, sous les châlits ; là aussi, il y avait des planches, et des gens dormaient dessus. L’espace, sous les châlits, s’appelle « le métro ».
En face de la porte avec son œilleton et son guichet pour la nourriture, une énorme fenêtre avec des barreaux, et une « muselière[55] » en fer. Le commandant de la garde, en prenant la relève, vérifie que les barreaux sont intacts par un procédé acoustique : il les frotte de haut en bas avec sa clé, celle-là même avec laquelle on boucle la cellule. Ce cliquetis particulier, le grincement de la serrure de la porte, fermée à double tour la nuit et à un seul tour pendant la journée, ainsi que le bruit de la clé contre la boucle du ceinturon (voilà à quoi ça sert, les ceinturons), signal par lequel le soldat d’escorte prévient ses camarades au cours des déplacements dans les couloirs sans fin des Boutyrki, tels sont les trois éléments de la symphonie de cette musique « concrète » des prisons dont on se souvient toute sa vie.
Pendant la journée, les habitants du métro s’assoient sur le bord des châlits, aux places des autres, ils attendent leurs places à eux. Pendant la journée, cinquante personnes sont allongées sur les panneaux. Ce sont ceux dont c’est le tour de dormir et d’occuper une véritable place. Ceux qui sont arrivés les premiers dans la cellule ont les meilleurs emplacements. On considère comme les meilleures places celles qui se trouvent près de la fenêtre, loin de la porte. Parfois, l’instruction allait vite, et le prévenu n’avait pas le temps d’arriver jusqu’à la fenêtre, jusqu’au filet d’air frais. En hiver, cette bande d’air vivant glissait timidement le long des vitres pour disparaître rapidement en bas, et en été aussi, elle était visible, contrastant avec la touffeur torride et malodorante de la cellule surpeuplée. On mettait six mois à parvenir jusqu’à ces places bénies. Du métro à la tinette nauséabonde, et de la tinette « vers les étoiles » !
Durant les hivers froids, les vieux routiers se tenaient au milieu de la cellule, préférant la chaleur à la lumière. Chaque jour, on amenait quelqu’un, et on emmenait quelqu’un d’autre. « La queue » pour les places n’était pas seulement une distraction. Non, la justice, c’est ce qu’il y a de plus important au monde.
Un homme en prison est très sensible. Une colossale énergie nerveuse est dépensée pour des broutilles, dans une dispute pour une place, et ce, jusqu’à l’hystérie, jusqu’à la bagarre. Que de forces morales et physiques, que d’ingéniosité et d’intuition sont déployées, que de risques sont pris, pour se procurer et pour conserver un bout de fer, une rognure de crayon, de mine, des objets interdits par le règlement des prisons, et donc d’autant plus désirables. C’est là, dans ces petites choses, qu’une personnalité est mise à l’épreuve.
Ici, personne n’achète sa place, personne ne loue les services de quelqu’un d’autre quand c’est son tour de nettoyer la cellule. C’est strictement défendu. Ici, il n’y a ni riches ni pauvres, ni généraux ni soldats.
Personne ne peut occuper de son propre chef une place qui s’est libérée. C’est le staroste élu qui en décide. Son droit, c’est de donner la meilleure place au nouveau, si ce dernier est un vieillard.
Le staroste discute personnellement avec chaque nouveau. Il est très important de calmer le novice, de lui inspirer de la force d’âme. On reconnaît immédiatement ceux qui ne franchissent pas le seuil d’une cellule de prison pour la première fois. Ils sont plus calmes, leur regard est plus vif, plus ferme. Ils examinent leurs nouveaux voisins avec un intérêt évident, sachant qu’une cellule commune n’a rien de particulièrement menaçant. Ils différencient les visages et les gens tout de suite, dès les premières heures. Tandis que ceux qui sont là pour la première fois ont besoin de quelques jours avant que la cellule cesse de n’avoir qu’un visage, hostile, incompréhensible…
Début février 1937, ou peut-être était-ce fin janvier, la porte de la cellule 67 s’ouvrit, et sur le seuil apparut un homme aux cheveux argentés, aux sourcils noirs et aux yeux sombres, vêtu d’un manteau d’hiver déboutonné avec un vieux col d’astrakan. L’homme avait à la main un petit sac en toile, une « musette », comme on dit en Ukraine. Un vieillard, soixante ans. Le staroste montra sa place au nouveau, ni dans le métro ni près de la tinette, mais à côté de moi, au milieu de la cellule.
L’homme aux cheveux argentés le remercia, il appréciait. Ses yeux noirs brillaient d’un éclat juvénile. Il examina les visages avec une vive curiosité, comme s’il était resté longtemps enfermé tout seul, et inspira à pleins poumons, enfin, l’air d’une cellule commune.
Aucune peur, aucune frayeur, aucune souffrance morale. Le col élimé de son manteau et son veston froissé prouvaient que leur possesseur connaissait la prison et qu’il avait été arrêté chez lui.
— On vous a arrêté quand ?
— Il y a deux heures. Chez moi.
— Vous êtes un SR ?
L’homme éclata de rire. Il avait des dents blanches, étincelantes – une prothèse, peut-être ?
— Tout le monde est devenu physionomiste !
— C’est cette bonne vieille prison !
— Oui, je suis un SR, et de droite, en plus. C’est merveilleux que vous connaissiez la différence. Les gens de votre âge ne sont pas toujours très ferrés sur cette question si importante.
Et il ajouta avec sérieux, en me fixant sans ciller de ses yeux noirs et brûlants :
— Oui, oui. Un SR de droite. Un vrai. Je ne comprends pas les SR de gauche. J’ai de l’estime pour Spiridonova, pour Prochiane, mais toutes leurs actions… Je m’appelle Andreïev, Alexandre Guéorguiévitch.
Alexandre Guéorguiévitch examinait ses voisins, les jaugeait d’une phrase courte, lapidaire, précise.
L’essence des répressions n’avait pas échappé à Andreïev.
Nous faisions toujours notre lessive ensemble dans les bains, ces fameux bains des Boutyrki tapissés de carreaux en faïence jaunes sur lesquels il était impossible d’écrire et de griffonner quoi que ce soit. La boîte aux lettres, c’était la porte, blindée de métal à l’intérieur et recouverte de bois à l’extérieur. Cette porte était toute tailladée d’informations diverses. De temps à autre, les inscriptions étaient effacées, grattées, comme on efface la craie d’une ardoise, on mettait de nouveaux panneaux, et la « boîte aux lettres » recommençait à fonctionner à plein rendement.
Les bains étaient une grande fête. À la prison des Boutyrki, les prévenus lavent leur linge eux-mêmes, c’est une tradition ancestrale. Il n’y a pas de « services officiels » dans ce domaine, et on n’accepte rien venant de la famille. Bien entendu, on n’avait pas non plus le linge « anonyme » des camps. On faisait sécher son linge dans la cellule. On nous laissait beaucoup de temps pour nous laver et faire notre lessive. Personne ne se pressait.
Aux bains, j’ai examiné le corps d’Andreïev : un corps souple, à la peau mate, pas du tout un corps de vieillard, or Alexandre Guéorguiévitch avait plus de soixante ans.
Nous ne manquions pas une seule promenade. On pouvait rester dans la cellule, se coucher, se faire porter malade. Mais notre expérience personnelle, tant la mienne que celle d’Alexandre Guéorguiévitch, nous disait qu’il ne fallait pas laisser passer les promenades.
Tous les jours, jusqu’au déjeuner, Andreïev marchait de long en large dans la cellule, de la fenêtre à la porte. La plupart du temps, avant le déjeuner.
— C’est une vieille habitude. Mille pas par jour, c’est ma norme quotidienne. Ma ration de prisonnier. Il y a deux lois en prison : rester couché le moins possible, et manger le moins possible. Un prévenu doit rester sur sa faim, afin de ne ressentir aucune lourdeur d’estomac.
— Alexandre Guéorguiévitch, vous avez connu Savinkov ?
— Oui. Je l’ai rencontré à l’étranger, à l’enterrement de Guerchouni[56].
Andreïev n’avait pas besoin de m’expliquer qui était Guerchouni ; tous ceux qu’il mentionnait, je les connaissais de nom, je savais bien de qui il s’agissait. Cela plaisait beaucoup à Andreïev. Ses yeux noirs brillaient, il s’animait.
Le parti SR est un parti au destin tragique. Les gens qui sont morts pour lui, terroristes ou militants, étaient les meilleurs de Russie, la fine fleur de l’intelligentsia russe ; par leurs qualités morales, ces gens qui avaient sacrifié leur vie, ou étaient prêts à le faire, étaient les dignes héritiers de l’héroïque Volonté du peuple[57], les héritiers de Jéliabov, Pérovskaïa, Mikhaïlov, Kibaltchitch[58].
Ces gens ont traversé le feu des répressions les plus dures, car la vie d’un terroriste dure six mois, selon les statistiques de Savinkov. Ils vivaient en héros et mouraient en héros. Guerchouni, Sazonov, Kaliaïev, Spiridonova, Zilberberg, ce sont des personnalités aussi importantes que Figner, Jéliabov ou Pérovskaïa.
Le parti SR a joué un rôle immense dans le renversement de l’autocratie. Mais l’histoire n’a pas suivi sa voie. Ce fut là l’immense tragédie de ce parti et de ses hommes.
Ce genre de pensées me venait souvent à l’esprit.
Ma rencontre avec Andreïev m’a conforté dans ces idées.
— Quel est le jour que vous considérez comme le plus beau de votre vie ?
— Je n’ai même pas besoin de réfléchir, j’ai la réponse depuis longtemps. C’est le 12 mars 1917. Avant la guerre, on m’avait condamné à Tachkent. Selon l’article 102. Six ans de bagne. La prison, Pskov, Vladimir. J’ai été libéré le 12 mars 1917. Aujourd’hui, on est le 12 mars 1937, et je suis en prison !
Devant nous passaient les gens de la prison des Boutyrki, des gens qui lui étaient proches et néanmoins étrangers, qui suscitaient sa pitié, son hostilité, sa compassion.
Arkadi Dzidzievski, le célèbre Arkacha de la guerre civile, la terreur de tous les batki d’Ukraine[59].
Ce nom est cité par Vychinski[60] dans les interrogatoires du procès de Piatakov[61]. C’est donc qu’il est mort plus tard : un futur cadavre mentionné par Vychinski. Devenu à moitié fou après la Loubianka et Léfortovo. De ses mains gonflées de vieillard, il aplatissait sur son genou des mouchoirs colorés. Il y en avait trois. « Ce sont mes filles, Nina, Lida, Nata. »
Et voilà Svechnikov, ingénieur sur un chantier chimique, auquel son juge d’instruction avait dit : « Voilà ta place de fasciste, ordure ! » Goudkov, une huile des chemins de fer. « J’avais des disques avec des discours de Trotski, et ma femme m’a dénoncé… » Vassia Javoronkov : « Au cercle d’études politiques, le professeur m’a demandé : “Si le pouvoir soviétique n’existait pas, où aurais-tu travaillé, Javoronkov ? – Eh bien, au même endroit, au dépôt des chemins de fer, comme maintenant…” »
Et un autre mécanicien, le représentant du centre moscovite des « raconteurs d’histoires[62] » (je vous jure que je ne mens pas !). Des amis se retrouvaient tous les samedis en famille et se racontaient des histoires drôles. Cinq ans, la Kolyma, la mort.
Micha Vygone, un étudiant de l’Institut des communications. « Tout ce que j’ai vu en prison, je l’ai raconté dans une lettre au camarade Staline. » Trois ans. Micha Vygone a survécu en se reniant de façon hallucinante, en reniant tous ses anciens camarades, il a survécu aux exécutions, il est devenu lui-même chef de chantier au gisement Partisan où ont été exterminés ses camarades.
Sinioukov, responsable du service du personnel du comité du parti de Moscou. Aujourd’hui, il a rédigé une déclaration : « Je caresse l’espoir que le pouvoir soviétique a des lois. » Il caresse l’espoir !
Kostia et Nika, des écoliers moscovites de quinze ans, qui jouaient au football dans la cellule avec un ballon fabriqué avec des chiffons : des terroristes qui avaient tué Khandjiane. Bien plus tard, j’ai appris que Khandjiane avait été tué par Béria, dans son propre bureau. Et les enfants que l’on avait accusés de cet assassinat, Kostia et Nika, ont péri à la Kolyma en 1938, alors qu’on ne les obligeait pas à travailler, ils sont tout simplement morts de froid.
Le capitaine Schneider, du Komintern. Un orateur né, un joyeux luron, qui faisait des tours de magie pendant les concerts de cellule.
Lionia-le-malfaiteur, qui avait dévissé des boulons de rails sur la voie de chemin de fer, un habitant du district de Touma, dans la région de Moscou.
Falkovski, condamné au titre de l’article 58-10 : propagande. Les pièces à conviction : ses lettres à sa fiancée, et les réponses de celle-ci. Une correspondance suppose deux personnes et plus. Donc, article 58, alinéa II : « organisation », ce qui aggrave beaucoup les choses.
Alexandre Guéorguiévitch dit à voix basse :
— Ici, il n’y a que des martyrs. Il n’y a pas de héros.
Dans le dossier d’un de mes procès, il y a une note de Nicolas II. Le ministre de la Guerre avait fait un rapport au tsar sur un torpilleur que nous avions dévalisé à Sébastopol. Nous avions besoin d’armes, et nous en avions pris sur un navire de guerre. Le tsar avait écrit dans la marge du dossier : « Sale affaire ».
J’ai commencé quand j’étais lycéen, à Odessa. Ma première mission : lancer une bombe dans un théâtre. C’était une bombe puante, sans danger. Un rite d’initiation, pour ainsi dire. Après, c’est devenu sérieux, des choses plus importantes. Je n’ai pas travaillé à la propagande. Tous ces cercles, toutes ces discussions… Il est très difficile de voir, de sentir le résultat final. Je suis devenu terroriste. Là, au moins, en un coup, c’est cuit !
J’ai été secrétaire général de l’Association des bagnards politiques, jusqu’à sa dissolution. »
Une énorme silhouette noire s’agita près de la fenêtre et, empoignant les barreaux, se mit à hurler. Alexeïev, un épileptique, un ancien tchékiste aux allures d’ours, aux yeux bleus, secoua les barreaux en criant sauvagement : « Sortir ! Sortir ! » et il glissa le long des grilles, en proie à une crise. Des gens se penchèrent sur lui. On lui tenait les mains, la tête, les jambes.
Et Alexandre Guéorguiévitch dit en montrant l’épileptique : « Le premier tchékiste. »
— Mon juge d’instruction est un gamin, c’est là le malheur ! Il ne sait rien des révolutionnaires, pour lui, les SR, c’est quelque chose comme des dinosaures. Il ne sait que hurler : « Avouez ! Réfléchissez un peu ! »
Je lui dis : « Vous savez qui sont les SR ? – Dites un peu ? – Si je vous dis que je n’ai rien fait, c’est que je n’ai rien fait. Et si je décide de mentir, aucune menace ne changera ma décision. Il faudrait que vous ayez au moins quelques notions d’histoire… »
Cette conversation avait lieu après un interrogatoire, mais à l’entendre, on n’avait pas l’impression qu’il était inquiet.
— Non, il ne me gueule pas dessus. Je suis trop vieux. Il dit seulement : « Réfléchissez un peu ! » Et nous restons comme ça. Pendant des heures. Ensuite, je signe un procès-verbal, et nous nous quittons jusqu’au lendemain.
J’ai inventé un moyen de ne pas m’ennuyer pendant les interrogatoires. Je compte les dessins sur le mur. Il est tapissé de papier peint. Mille quatre cent soixante-deux dessins identiques. Voilà le résultat de mon observation d’aujourd’hui. Je déconnecte mon attention. Il y a toujours eu des répressions, et il y en aura toujours. Tant qu’il y aura un État.
On avait pu penser que l’expérience, l’expérience héroïque des prisonniers politiques, ne serait pas nécessaire dans la nouvelle vie, une vie engagée sur une voie nouvelle. Et soudain on se rendait compte que la voie n’avait rien de nouveau, et que tout cela était nécessaire : les souvenirs sur Guerchouni, la fermeté face au juge d’instruction, l’art de compter les dessins du papier peint pendant les interrogatoires. Et les ombres héroïques des camarades morts depuis longtemps dans les bagnes tsaristes, sur les gibets.
Andreïev était plein d’animation et d’exaltation, mais ce n’était pas cette surexcitation nerveuse que connaissent presque tous ceux qui se retrouvent en prison. Les prévenus rient plus qu’il ne le faudrait, à la moindre vétille. Ce rire, cette façon de crâner, c’est une réaction de défense, surtout en présence des autres.
L’animation d’Andreïev était d’une autre nature. C’était en quelque sorte la satisfaction intérieure de se retrouver dans la position qu’il avait occupée toute sa vie, qui lui était chère et qui, semblait-il, appartenait maintenant à l’histoire. Or voilà que finalement, son époque avait encore besoin de lui.
Andreïev ne s’intéressait pas au bien-fondé ou à la fausseté des accusations. Il savait ce qu’étaient les répressions de masse, et ne s’étonnait de rien.
Dans notre cellule vivait Lionka, un garçon de dix-sept ans originaire d’un village perdu du district de Touma, dans la région de Moscou. Illettré, il considérait la prison des Boutyrki comme une chance inouïe : il mangeait « à s’en faire péter la panse », et les gens étaient si gentils ! Durant les six mois d’instruction, Lionka apprit plus de choses que pendant toute sa vie passée. Car dans la cellule, il y avait des conférences tous les jours et, bien que la mémoire des prisonniers assimile mal ce qu’ils entendent et lisent, beaucoup d’informations nouvelles et importantes s’imprimèrent dans son cerveau. Lionka ne se souciait guère de sa propre « affaire ». Il était accusé de la même chose que le Malfaiteur de Tchekhov : en 1937, il avait dévissé des boulons sur des rails de chemin de fer. Il était clair que cela relevait de l’article 58-7 : sabotage. Mais Lionka avait aussi le 58-8 : terrorisme.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? lui demanda-t-on au cours d’une conversation.
— Le juge m’a couru après avec un revolver.
Cette réponse déclencha des éclats de rire. Mais Andreïev me dit à voix basse, sérieusement :
— La politique ignore la notion de faute. Bien sûr, Lionka, c’est Lionka, mais Mikhaïl Gots[63], lui, était paralytique !
Nous étions au printemps béni de l’année 1937, où l’on ne frappait pas encore pendant l’instruction, où « cinq ans » étaient l’estampille des verdicts de la Conférence spéciale. Piat rokiv daliokikh taboriv[64], comme disaient les NKVDistes ukrainiens. À l’époque, les employés de cette administration ne s’appelaient plus des tchékistes.
On se réjouissait de ces « cinq ans », car un Russe se réjouit qu’on ne lui ait pas collé dix ans, ou vingt-cinq, ou la peine de mort. Cette joie était fondée : tout était encore à venir. Tous avaient hâte de se retrouver dehors, « à l’air pur », avec le décompte des journées de travail.
— Et vous ?
— Nous, les anciens bagnards politiques, on nous regroupe à Doudinka, en relégation. À vie. C’est que je suis âgé !
En fait, on pratiquait déjà « la station debout », en empêchant le détenu de dormir pendant plusieurs jours, et « la chaîne » : les juges d’instruction se succédaient, tandis que l’interrogé restait assis sur une chaise jusqu’au moment où il perdait conscience.
Mais la « méthode numéro 3[65] » était encore à venir.
Je comprenais que mon activité en prison plaisait au vieux bagnard. Je n’étais pas un novice, je savais comment, par quel moyen réconforter ceux qui perdaient courage… J’avais été élu staroste de la cellule. Andreïev voyait en moi celui qu’il avait été dans sa jeunesse. L’intérêt et le respect jamais démentis que je manifestais pour son passé, ainsi que la compréhension que j’avais de son destin, lui étaient agréables.
La journée en prison n’était pas du temps perdu. L’organisation interne de la prison préventive des Boutyrki avait ses propres lois, et l’observation de ces lois formait le caractère et rassurait les nouveaux, elle avait son utilité.
Tous les jours, on donnait des conférences. Chaque arrivant avait quelque chose d’intéressant à raconter sur son travail, sur sa vie. Aujourd’hui encore, je me souviens du récit d’un simple ajusteur sur les chantiers du Dniepr.
Kogane, chargé de cours à l’Académie militaire d’aéronautique, nous fit plusieurs conférences sur les thèmes : « Comment les hommes ont mesuré la terre », et « L’univers des étoiles ».
Georgik Kasparov, fils de la première secrétaire de Staline, que le « Chef-pilote » envoya en déportation puis dans les camps, où elle mourut, nous raconta l’histoire de Napoléon.
Un guide de la galerie Trétiakov nous parla de l’école de Barbizon.
Le programme de ces conférences était très chargé. Il était conservé dans la tête du staroste, de « l’organisateur culturel » de la cellule.
D’ordinaire, on arrivait à convaincre chaque arrivant, chaque nouveau, de raconter le soir même les nouvelles de la presse, les rumeurs, les conversations entendues à Moscou. Une fois que le prévenu s’était habitué, il trouvait en lui des forces pour faire aussi une conférence.
En outre, il y avait toujours dans la cellule quantité de livres provenant de la fameuse bibliothèque des Boutyrki, qui n’avait pas connu les purges. Il y avait là beaucoup d’ouvrages que l’on ne trouvait pas dans les bibliothèques « libres ». L’Histoire de l’Internationale, d’Ilès, les Carnets de Masson, des ouvrages de Kropotkine. Le fonds était constitué par des dons de prisonniers. C’était une tradition séculaire. Après moi, à la fin des années trente, cette bibliothèque subit elle aussi des purges.
Les prévenus étudiaient des langues étrangères, lisaient à voix haute (O’Henry, London) ; l’œuvre et la vie de ces écrivains étaient présentées par des conférenciers.
De temps à autre (une fois par semaine), on organisait des « concerts » au cours desquels Schneider, un capitaine au long cours, faisait des tours de magie, et Hermann Khokhlov, critique littéraire aux Izvestia, récitait des vers de Tsvétaïeva et de Khodassévitch.
Khokhlov, un émigré diplômé de l’université russe de Prague, avait demandé à rentrer au pays. La patrie l’avait accueilli par l’arrestation, l’instruction, et une condamnation au camp. Je n’ai plus jamais entendu parler de lui. Des lunettes en écaille, des yeux bleus de myope, des cheveux blonds et sales…
Outre ces activités culturelles, on se lançait, et souvent, dans des discussions, des controverses sur des thèmes très sérieux.
Je me souviens qu’Aron Kogane, un homme jeune et expansif, assurait que l’intelligentsia fournissait des modèles de comportement révolutionnaire, de vaillance révolutionnaire, qu’elle était capable d’un héroïsme sublime, supérieur à celui des ouvriers et des capitalistes, bien que l’intelligentsia soit une couche intermédiaire, « flottante ».
Moi, avec ma petite expérience des camps, j’avais une autre idée du comportement des intellectuels dans les moments difficiles. Les gens religieux, les membres de sectes, voilà ceux qui, d’après mes observations, possédaient la flamme de la fermeté d’âme.
L’année 1938 m’a donné raison, mais Aron Kogane n’était déjà plus de ce monde.
— C’est un faux témoin ! Lui, un camarade ! Mais où en sommes-nous arrivés !
— Ce n’est rien encore ! Je t’assure que, si tu rencontres ce salaud, tu lui parleras comme si de rien n’était.
Et c’est ce qui s’est passé. Au cours d’un « bain sec » (c’est ainsi qu’on appelait la fouille à la prison des Boutyrki), on fit entrer plusieurs personnes dans la cellule. Il y avait parmi elles l’homme que connaissait Kogane, le faux témoin. Kogane ne l’a pas frappé, il lui a parlé. Il m’a raconté tout cela après les « bains secs ».
Alexandre Guéorguiévitch ne faisait pas de conférences et ne participait pas aux discussions, mais il les écoutait avec beaucoup d’attention.
Un jour que je m’étais allongé sur le châlit après avoir donné mon avis, Andreïev s’assit à côté de moi (nos places étaient voisines).
— Vous avez sans doute raison, mais permettez-moi de vous raconter une vieille histoire.
« Ce n’est pas la première fois qu’on m’arrête. En 1921, j’ai été envoyé en relégation à Narym pour trois ans. Je vais vous raconter une belle histoire sur la colonie de Narym.
Toutes les colonies de relégués sont organisées selon le même modèle, sur ordre de Moscou. Les relégués n’ont pas le droit de fréquenter la population, ils sont obligés de mariner dans leur jus.
C’est une chose qui corrompt les faibles et trempe le caractère des forts ; et l’on voit parfois des choses tout à fait singulières.
On m’avait assigné à résidence dans un lieu très éloigné, le plus éloigné et le plus isolé de tous. Au cours du long trajet en traîneau, je me suis arrêté pour passer la nuit dans un hameau où il y avait toute une colonie de déportés, sept personnes. J’aurais pu vivre là. Mais j’étais un gibier trop important, impossible de rester, mon village se trouvait deux cents verstes plus loin. L’hiver touchait à sa fin, c’était l’explosion du printemps, une tempête de neige mouillée, plus de route, et, à ma grande joie et à celle de mon escorte, je suis resté toute une semaine dans cette colonie. Il y avait sept déportés. Deux komsomols anarchistes, le mari et la femme, adeptes de Piotr Kropotkine ; deux sionistes, le mari et la femme ; deux SR de droite, le mari et la femme. Le septième était un théologien orthodoxe, un évêque, professeur à l’Académie de théologie, qui avait donné autrefois des conférences à Oxford. Bref, une communauté disparate. Ils étaient tous à couteaux tirés. Des discussions sans fin, un esprit de coterie du plus mauvais goût. Une vie épouvantable. Des disputes sordides se transformant en scènes maladives, une malveillance réciproque, de l’hostilité, de la haine. Beaucoup de temps libre.
Et tous, chacun à sa façon, étaient des gens qui réfléchissaient et lisaient, des gens bien, honnêtes.
Au cours de cette semaine, j’ai pensé à chacun d’eux, j’ai essayé de comprendre chacun d’eux.
La tempête s’est enfin calmée. Je suis parti pour deux années entières au fin fond de la taïga. Deux ans plus tard, j’ai été autorisé (avant terme !) à rentrer à Moscou. Je suis revenu par le même chemin. Sur cette longue route, il n’y avait qu’un endroit où je connaissais des gens : là où j’avais été bloqué par la tempête.
J’ai passé la nuit dans le même village. Les déportés étaient tous là, tous les sept, aucun n’avait été libéré. Mais j’ai vu quelque chose de plus important que la libération.
Il y avait là trois couples : les sionistes, les komsomols, les SR. Et le professeur de théologie. Eh bien, tous les six s’étaient convertis à l’orthodoxie. L’évêque, le professeur-savant, les avait tous embrigadés. À présent, ils priaient Dieu ensemble, ils formaient une communauté évangélique. »
— Oui, c’est vraiment une histoire étrange.
— J’y ai beaucoup réfléchi. Cet exemple en dit long. Tous ces gens, les SR, les sionistes, les komsomols, tous les six avaient un trait en commun. Tous, ils avaient une foi sans bornes dans la force de l’intellect, dans la raison, le logos.
— Un homme doit prendre ses décisions avec sa sensibilité, et ne pas trop croire en la raison.
— Pour prendre une décision, on n’a pas besoin de la logique. La logique, c’est pour la justification, la mise en forme, l’explication…
Nous avons eu du mal à nous dire adieu. Alexandre Guéorguiévitch fut convoqué « avec ses affaires » avant moi. Nous sommes restés un instant devant la porte ouverte de la cellule, et un rayon de soleil nous a obligés tous deux à cligner des yeux. Le soldat d’escorte attendait en faisant discrètement cliqueter sa clé contre la boucle en cuivre de son ceinturon. Nous nous sommes embrassés.
— Je vous souhaite du bonheur et de la chance… m’a dit Alexandre Guéorguiévitch d’une voix sourde et joyeuse. Faites attention à votre santé. Bon, eh bien… (Andreïev a eu un sourire singulier, plein de bonté). Eh bien, a-t-il dit en me tirant tout doucement par le col de ma chemise, vous, vous êtes CAPABLE de faire de la prison, vous en êtes capable. Je vous le dis de tout cœur.
L’éloge d’Andreïev a été l’éloge le meilleur, le plus important, le plus sérieux que j’ai reçu de ma vie. Un éloge prophétique.
Notice de la revue Bagne et relégation : Andreïev Alexandre Guéorguiévitch, né en 1882. A fait partie du mouvement révolutionnaire depuis 1905, membre de l’organisation estudiantine odessite du mouvement SR et du parti SR d’Odessa ; membre du parti SR de Minsk. En 1905-1906, membre des comités du parti SR de Tchernigov et d’Odessa ; du comité du parti SR de Sébastopol. En 1907, du comité du parti SR de la région Sud. En 1908, à Tachkent, d’un détachement de combat rattaché au Comité central du parti SR. Jugé à Odessa en 1910 par le tribunal militaire régional, condamné à un an de forteresse, et en 1913, à Tachkent, par le tribunal militaire de district du Turkestan, selon l’article 102, condamné à six ans de bagne. A purgé sa peine dans les prisons de Pskov et de Vladimir. A fait dix ans et trois mois de prison.
Andreïev avait une fille, Nina.
1964