La croix
Le prêtre aveugle traversait la cour en tâtant du pied la planche étroite semblable à une passerelle de navire posée à terre. Il marchait lentement, pratiquement sans trébucher, sans faux pas, les bouts carrés des énormes bottes rapiécées de son fils[31] piétinaient le petit chemin de bois. Le prêtre portait dans chaque main un seau de buvée fumante pour ses chèvres qui étaient enfermées dans un hangar bas et obscur. Il y en avait trois : Machka, Ella et Tonia ; leurs noms avaient été choisis à dessein avec des sonorités différentes. D’habitude, une seule chèvre répondait à son appel ; mais le matin, à l’heure de la pitance, les chèvres bêlaient de façon désordonnée, affolées, en mettant chacune à son tour leur petit museau dans la fente de la porte du hangar. Une demi-heure auparavant, le prêtre les avait traites dans un grand seau et il avait emporté le lait fumant à la maison. Dans son éternelle obscurité, il se trompait souvent pendant la traite et le fin jet de lait tombait à côté du seau, sans bruit ; les chèvres se retournaient avec inquiétude, regardaient leur propre lait se répandre par terre. Mais peut-être ne regardaient-elles pas.
S’il se trompait souvent, ce n’était pas uniquement du fait qu’il était aveugle. Ses pensées le gênaient tout autant et, tout en pressant régulièrement d’une main tiède les pis froids d’une chèvre, il oubliait souvent ce qu’il était et ce qu’il faisait, songeant à sa famille.
Il était devenu aveugle peu de temps après la mort de son fils : un soldat de l’armée rouge de la compagnie des armes chimiques, tué sur le front Nord. Son glaucome, « l’eau jaune », s’aggrava brutalement et le prêtre perdit la vue. Il avait d’autres enfants : deux fils et deux filles ; mais celui-là, le cadet, était son préféré, comme un fils unique.
Il soignait tout seul ses chèvres, leur donnait à manger, les nettoyait, les trayait ; ce travail acharné et inutile lui permettait de s’affirmer : l’aveugle avait été habitué à nourrir une grande famille, à occuper sa place dans la vie, à ne dépendre de personne – ni de la société, ni de ses propres enfants. Il avait ordonné à sa femme d’inscrire soigneusement les dépenses pour les chèvres ainsi que les ressources apportées par la vente du lait en été. On en achetait volontiers en ville : on considérait qu’il était particulièrement efficace contre la tuberculose. Cette opinion n’avait pas une bien grande valeur médicale, pas plus que les fameuses portions de viande de chiots noirs que quelqu’un avait recommandées aux tuberculeux. L’aveugle et sa femme buvaient chacun un ou deux verres de lait par jour, et le prêtre avait ordonné de noter aussi le coût de ces verres. Dès le premier été, il fut clair que le fourrage coûtait bien plus cher que ne rapportait le lait ; de plus, les impôts sur le « petit » bétail n’étaient pas, eux, si petits, mais la femme du prêtre lui cacha la vérité en affirmant que les chèvres rapportaient un bénéfice. Et le prêtre aveugle remercia Dieu d’avoir trouvé la force d’aider sa femme au moins en quelque chose.
Sa femme, que tout le monde, en ville, avait appelée « mère[32] » jusqu’en 1928, ce qui ne fut plus le cas après 1929 (on avait fait sauter presque toutes les églises ; quant à la cathédrale froide[33] où Ivan le Terrible avait prié autrefois, on en avait fait un musée), sa femme était alors tellement forte, tellement grosse, que son propre fils, un gamin de six ans, pleurnichait et se rebiffait, répétant : « Je ne veux pas aller avec toi, j’ai honte. Tu es trop grosse ! » Elle ne l’était plus depuis bien longtemps, mais son grand corps avait gardé son obésité, l’obésité maladive des cardiaques. Elle avait du mal à se déplacer dans la pièce, allait à grand-peine du poêle à la fenêtre de la cuisine. Au début, le prêtre lui demandait de lui lire quelques pages, mais elle n’avait jamais le temps : il lui restait toujours un millier de choses à faire dans la maison, elle devait préparer la nourriture, la leur et celle des chèvres. La femme du prêtre n’allait pas dans les magasins, les enfants des voisins lui faisaient ses quelques courses et elle leur donnait du lait de chèvre ou leur fourrait un bonbon dans la main.
Il y avait toujours un chaudron sur le foyer du poêle russe, une « fonte », comme on appelle ce genre de récipient dans le Nord. La fonte avait le bord cassé, il l’avait été au cours de leur première année de mariage. La buvée bouillante des chèvres se déversait par-dessus le bord cassé, elle coulait sur le foyer et, de là, tombait goutte à goutte sur le sol. Près du chaudron, il y avait un petit pot rempli de bouillie, le repas du prêtre et de sa femme : les gens mangeaient bien moins que les bêtes.
Mais ils devaient manger quand même.
Il y avait très peu de choses à faire, mais la femme se déplaçait beaucoup trop lentement dans la pièce en se tenant aux meubles et, à la fin de la journée, elle était tellement fatiguée qu’elle ne trouvait plus la force de lire. Elle s’endormait, et le prêtre se fâchait. Il dormait très peu, bien qu’il s’obligeât à dormir tant et plus. Un jour, son deuxième fils, venu en permission, lui avait demandé, plein d’inquiétude, affligé par l’irrémédiable état de son père :
— Papa, pourquoi dors-tu de jour comme de nuit ? Pourquoi est-ce que tu dors tant ?
— Petit sot, répondit le prêtre, c’est que dans le sommeil j’y vois.
Et, jusqu’à sa mort, le fils ne put oublier ces mots.
La radiodiffusion en était encore à ses débuts : les amateurs avaient des récepteurs à galène qui crépitaient, personne n’osait se brancher sur la batterie du chauffage ou de l’appareil téléphonique. Le prêtre avait entendu parler de récepteurs radio, mais il avait compris que ses enfants, dispersés de par le vaste monde, n’arriveraient jamais à réunir suffisamment d’argent, ne serait-ce que pour lui offrir des écouteurs.
L’aveugle comprenait mal pourquoi, quelques années plus tôt, ils avaient dû quitter la pièce où ils avaient vécu plus de trente ans. Sa femme avait murmuré des mots incompréhensibles, inquiets, pleins de colère, de sa grande bouche édentée et chuchotante. Sa femme ne lui avait jamais dit la vérité : des miliciens avaient sorti par la porte de leur malheureuse pièce des chaises cassées, une vieille commode, une boîte de photographies et de daguerréotypes, des chaudrons, des petits pots, quelques livres – les vestiges d’une bibliothèque autrefois bien fournie – et la malle où ils gardaient leur dernier bien : une croix pectorale en or. L’aveugle n’avait rien compris ; on l’avait conduit dans son nouveau logement et il n’avait rien dit, priant Dieu en silence. On avait mené les chèvres bêlantes au nouveau logement, un charpentier de connaissance les avait installées sur un nouvel emplacement. Une chèvre s’était perdue dans la confusion ; c’était la quatrième, Ira.
Les nouveaux occupants du logement au bord du fleuve, un jeune procureur du tribunal de la ville et sa femme toute pimpante, attendaient à l’Hôtel central qu’on vînt leur annoncer que le logement était libre. Un serrurier et sa famille avaient été transférés du logement d’en face dans la pièce du prêtre, et les deux pièces du serrurier furent attribuées au procureur. Le procureur de la ville ne vit jamais ni le prêtre ni le serrurier dont il avait occupé la place encore toute chaude.
Le prêtre et sa femme pensaient rarement à leur ancienne pièce : lui parce qu’il était aveugle, elle parce qu’elle avait connu trop de malheurs dans l’autre logement, beaucoup plus que de joies. Le prêtre ne sut jamais que, tant qu’elle l’avait pu, sa femme avait fait des pirojki et les avait vendus au marché, ni qu’elle écrivait sans cesse à ses connaissances et à ses parents pour leur demander de les aider au moins un peu, elle et son mari aveugle. Et parfois de l’argent arrivait, de petites sommes, mais avec cet argent on pouvait acheter du foin et des tourteaux pour les chèvres, payer les impôts et le berger.
Il aurait fallu vendre les chèvres depuis longtemps, elles ne faisaient que gêner, mais la femme n’osait y songer, car c’était la seule occupation de son mari aveugle. Se rappelant à quel point son mari était vivant et énergique avant cette horrible maladie, elle ne trouvait pas la force d’aborder cette question. Et tout continuait comme avant.
Elle écrivait aussi aux enfants qui avaient grandi depuis longtemps et avaient leur propre famille. Les enfants lui répondaient : tous avaient leurs propres soucis, leurs propres enfants ; d’ailleurs, ils ne répondaient pas tous.
Le fils aîné avait renié son père depuis longtemps, dès les années vingt. C’était alors la mode de renier ses parents. Bon nombre d’écrivains et de poètes devenus célèbres par la suite commencèrent leur activité littéraire par des déclarations de cette nature. Le fils aîné n’était ni un poète ni un salaud, il avait tout simplement peur de la vie et il avait publié une déclaration dans le journal quand on s’était mis à l’importuner à son travail avec des remarques sur son origine sociale. La déclaration ne lui fut d’aucune utilité, et il dut porter la marque de Caïn jusqu’à la tombe.
Les filles du prêtre s’étaient mariées. L’aînée vivait quelque part dans le Sud ; elle ne disposait pas de l’argent dans son ménage, craignait son mari, mais écrivait souvent des lettres larmoyantes où elle déversait ses propres malheurs, et sa vieille mère lui répondait en pleurant également sur les lettres de sa fille et en la consolant. Une fois par an, la fille aînée envoyait à sa mère une dizaine de kilos de raisin. Le colis mettait longtemps à venir du Sud. Et la mère n’écrivit jamais à sa fille que, chaque année, le raisin arrivait à destination complètement gâté et qu’elle parvenait juste à en trier quelques grains pour elle et son mari. Chaque fois, la mère remerciait humblement, et n’osait pas demander de l’argent.
La deuxième fille était infirmière et, après son mariage, elle entreprit de mettre de côté son salaire misérable pour l’envoyer à son père aveugle. Son mari qui travaillait au syndicat approuva et, pendant trois mois environ, la fille apporta sa paie à la maison natale. Mais, après son accouchement, elle cessa de travailler, s’occupant jour et nuit de ses jumeaux. Très rapidement, son syndicaliste de mari se révéla un ivrogne invétéré. Il redescendit vite en grade et, deux ans plus tard, il se retrouva agent de ravitaillement ; même cette place, il ne réussit pas à la conserver très longtemps. Sa femme, qui était absolument sans ressources avec ses deux enfants en bas âge, recommença à travailler et dut se débrouiller comme elle le put pour faire vivre les petits ainsi qu’elle-même sur sa paie d’infirmière. Comment aurait-elle pu aider sa vieille mère et son père aveugle ?
Le benjamin n’était pas marié. Il aurait dû vivre avec son père et sa mère, mais il avait décidé de tenter sa chance tout seul. Le cadet avait laissé un héritage : un fusil de chasse, un Zauer presque neuf, sans culasse, et le père ordonna à la mère de vendre le fusil pour quatre-vingt-dix roubles. Pour vingt roubles, on fit au benjamin deux chemises neuves « à la Tolstoï », en satinette ; il partit chez une tante à Moscou et s’engagea comme ouvrier dans une usine. Le benjamin envoyait de l’argent à la maison, mais par petites sommes de cinq à dix roubles ; il fut rapidement arrêté et condamné à la relégation pour avoir participé à un meeting clandestin ; on perdit sa trace.
Le prêtre et sa femme se levaient toujours à six heures du matin. La vieille mère allumait le poêle, le père allait traire les chèvres. Il n’y avait plus du tout d’argent, mais la vieille femme arrivait à emprunter quelques roubles aux voisins. Il fallait bien les rendre cependant, ces roubles, et il n’y avait plus rien à vendre : tout le linge de corps, les nappes, le linge de maison, les chaises – tout avait été vendu depuis longtemps, échangé contre de la farine pour les chèvres et de l’orge pour la soupe. Les deux alliances et la chaînette en argent avaient été vendues au Torgsin l’année précédente. Ce n’est qu’à l’occasion des grandes fêtes qu’il y avait de la viande dans la soupe et, que les vieillards achetaient du sucre. Si un visiteur leur donnait un bonbon ou un petit pain, la vieille mère le prenait et l’emportait dans la pièce, pour le mettre entre les doigts secs, nerveux et sans cesse en mouvement de son mari aveugle. Et tous les deux riaient et s’embrassaient, le vieux prêtre baisait les mains sales de sa femme, ses mains déformées par les lourds travaux domestiques, enflées, craquelées. Et la vieille femme pleurait et embrassait son mari sur la tête ; et ils se remerciaient l’un l’autre pour tout le bien qu’ils s’étaient mutuellement faits dans la vie et pour tout ce qu’ils faisaient maintenant l’un pour l’autre.
Tous les soirs, debout devant l’icône, le prêtre priait avec ferveur et remerciait Dieu encore et encore de lui avoir donné sa femme. Il n’y manquait jamais. Parfois, son visage n’était pas tourné vers l’icône ; sa femme s’extrayait alors hors du lit et, le prenant par les épaules, elle le plaçait face à l’image de Jésus-Christ. Et le prêtre aveugle se mettait en colère.
La vieille femme s’efforçait de ne pas penser au lendemain. Mais arriva un beau matin où il n’y eut plus rien à donner aux chèvres. Le vieux prêtre se réveilla et commença à s’habiller, cherchant à tâtons ses bottes sous le lit. La vieille femme se mit à crier et à pleurer comme si c’était sa faute s’ils n’avaient plus rien à manger.
L’aveugle mit ses bottes et s’assit dans son fauteuil mou en toile cirée rapiécée. Tous les autres meubles avaient été vendus depuis longtemps, mais l’aveugle ne le savait pas : la mère avait dit qu’elle en avait fait cadeau à leurs filles.
Le prêtre aveugle était assis, renversé contre le dossier du fauteuil, il se taisait. Son visage n’exprimait aucun désarroi.
— Donne-moi la croix, dit-il en tendant ses deux mains et en remuant les doigts.
La femme clopina jusqu’à la porte et mit le crochet. Ils soulevèrent la table à eux deux et sortirent la malle qui était en dessous. La femme du prêtre prit une petite clé dans une boîte à couture en bois et ouvrit la malle. Celle-ci était pleine d’affaires, mais quelles affaires ? Les chemises d’enfant de leurs fils et filles, des rouleaux de lettres jaunies qu’ils s’étaient écrites quarante ans auparavant, des cierges de mariage avec une décoration en fil de fer (les dessins en suif s’étaient effacés depuis longtemps), des pelotons de laine de toutes les couleurs et des rouleaux de chiffons pour le ravaudage. Et, tout au fond, deux coffrets de petite taille comme ceux où l’on met des décorations, des montres ou des objets précieux.
La femme eut un soupir affligé et fier en se redressant et elle ouvrit la boîte où la croix pectorale ornée d’une petite silhouette sculptée de Jésus-Christ reposait sur un coussinet en satin qui avait encore l’air neuf. La croix était rougeâtre, en or rouge.
Le prêtre aveugle palpa la croix.
— Apporte la hache, dit-il doucement.
— Non, pas ça ! chuchota-t-elle, et elle prit l’aveugle dans ses bras tout en essayant de lui enlever la croix des mains.
Mais le prêtre aveugle arracha la croix aux doigts noueux et enflés de sa femme et lui heurta douloureusement la main.
— Apporte-la, dit-il, apporte-la… Est-ce que Dieu est dedans ?
— Je ne le ferai pas ; toi, si tu veux…
— Oui, oui ; moi tout seul, tout seul.
La femme du prêtre, à moitié folle de faim, clopina jusqu’à la cuisine où elle gardait une hache et une bûche sèche afin d’en faire des copeaux pour le samovar.
Elle apporta la hache dans la pièce, remit le crochet et se mit à pleurer, sans larmes, à petits cris.
— Ne regarde pas, dit le prêtre aveugle en posant la croix sur le plancher.
Mais elle ne pouvait pas ne pas regarder. Le prêtre aveugle palpa la croix et balança la hache. Il frappa, la croix sauta et tinta doucement contre le sol : le prêtre aveugle avait manqué son but. Il chercha la croix de la main et la remit au même endroit ; il leva de nouveau la hache. Cette fois-ci, la croix se plia et il fut possible d’en casser un morceau à la main. Le fer est plus dur que l’or : débiter la croix se révéla tout à fait aisé.
La femme du prêtre ne pleurait plus, ne criait plus, comme si la croix en morceaux avait cessé d’être une chose sacrée et s’était simplement transformée en métal précieux semblable à une pépite d’or. Elle enveloppa les morceaux de croix dans des chiffons, en hâte, et malgré tout très lentement, les rangea de nouveau dans le coffret à médailles.
Elle mit ses lunettes et examina soigneusement le tranchant de la hache pour le cas où il y serait resté quelques éclats d’or.
Quand tout fut caché et la malle remise à sa place, le prêtre revêtit son imperméable en grosse toile, prit le seau à traire et traversa la cour en longeant la longue planche noueuse. Il était en retard pour la traite, il faisait déjà jour et les magasins étaient ouverts depuis longtemps. Les magasins Torgsin où l’on vendait des produits alimentaires contre de l’or ouvraient à dix heures du matin.
1959