Le pain
L’énorme porte à double battant s’ouvrit et le distributeur pénétra dans la baraque de transit. Il se tenait dans le large rayon lumineux du matin reflété par une neige bleu pâle. Deux mille yeux le fixèrent de partout : de sous les châlits, d’en face, de côté et d’en haut, du haut des châlits à quatre étages où ceux qui avaient encore des forces se hissaient à l’aide d’une petite échelle. Aujourd’hui, c’était le jour du hareng, et derrière le distributeur on portait un énorme plateau en contre-plaqué qui pliait sous le poids d’une montagne de harengs coupés en deux. Derrière le plateau, il y avait le surveillant de service, vêtu d’un court manteau en peau de mouton retournée, tout blanc, étincelant comme le soleil. On distribuait le hareng le matin : une moitié, un jour sur deux. Quels calculs de protéines et de calories avait-on fait là ? Personne ne le savait, et d’ailleurs personne ne s’intéressait à ce genre de scolastique.
Des centaines de gens répétaient tous le même mot dans un chuchotement : les queues. Un chef plein de sagesse, connaissant la psychologie des détenus, avait ordonné de distribuer en même temps soit les têtes, soit les queues de harengs. On a bien souvent discuté des mérites respectifs des unes et des autres : les queues, semblait-il, contenaient plus de chair, mais les têtes, elles, donnaient bien plus de plaisir. Le processus d’absorption de la nourriture durait le temps de sucer les ouïes, de ronger l’intérieur. Le poisson nettoyé était loin de faire l’unanimité car on le préférait avec les arêtes et la peau. Mais le regret que ce ne fût pas des têtes, ce jour-là, ne dura qu’un instant et disparut : les queues, c’était une réalité, un fait. De plus, le plateau se rapprochait, et avec lui le moment le plus angoissant : quelle serait la taille du morceau qu’on aurait ? Car il n’était bien sûr pas possible de le changer, pas plus que de protester. Tout était entre les mains de la chance, une des cartes de ce jeu contre la faim. La personne qui coupe les portions de hareng sans y faire attention ne comprend pas toujours – ou a simplement oublié – que dix grammes de plus ou de moins, dix grammes évalués à l’œil, peuvent conduire à un drame, sanglant quelquefois. Quant aux larmes, il est inutile d’en parler. Les larmes sont fréquentes ; tout le monde les comprend, et on ne se moque pas de ceux qui pleurent.
Pendant que le distributeur s’approchait, chacun avait eu le temps de repérer le morceau que sa main indifférente allait lui tendre. Chacun avait déjà eu le temps de s’affliger, de se réjouir, de se préparer à un miracle ou d’en arriver au bord du désespoir en cas d’erreur dans ses calculs trop hâtifs. Certains fermaient les yeux, incapables de surmonter leur émotion, pour ne les rouvrir qu’au moment précis où le distributeur les heurtait en leur tendant leur ration de hareng. Alors, après avoir saisi son poisson de ses doigts sales, après l’avoir caressé, tâté rapidement et avec tendresse pour déterminer si on a reçu une portion grasse ou desséchée (en fait, les harengs de la mer d’Okhotsk ne sont jamais gras et ce mouvement des doigts, c’est encore l’attente d’un miracle), après cela, on ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil rapide sur les mains de ses voisins qui, eux aussi, caressent leur morceau de poisson et le pressent, de peur d’avaler trop vite cette queue minuscule. Le hareng, on ne le mange pas, on le lèche. On le lèche, et la queue disparaît petit à petit des doigts. Restent les arêtes : alors on mâche les arêtes avec précaution, avec parcimonie, et les arêtes fondent et disparaissent. Après, on s’attaque au pain (le matin, on reçoit cinq cents grammes de pain pour la journée), on en arrache de minuscules morceaux que l’on met dans la bouche. Tout le monde mange son pain sur-le-champ : ainsi, personne n’ira le voler ni le prendre de force ; d’ailleurs, on est incapable de le garder. Seulement, il ne faut pas se dépêcher, il ne faut pas le faire passer avec de l’eau, il ne faut pas le mâcher. Il faut le sucer comme du sucre, comme un bonbon. Après, on peut prendre un gobelet de thé : une eau tiédasse noircie avec de la croûte de pain brûlée.
On a mangé le hareng et le pain, on a bu le thé. On a soudain très chaud, on n’a envie d’aller nulle part : on voudrait se coucher. Mais déjà, il faut s’habiller, passer le blouson matelassé déchiré qui a servi de couverture, attacher à l’aide de ficelles les semelles des bourki en coton piqué et déchiré, des bourki qui ont servi d’oreiller, et il faut se dépêcher, car les portes sont de nouveau ouvertes et, derrière la clôture de barbelés de la courette, il y a les hommes d’escorte et les chiens.
Nous sommes en quarantaine, à cause du typhus, mais on ne nous laisse pas fainéanter. Nous devons sortir pour travailler : il n’y a pas de listes, on compte simplement les rangs par cinq au portail. Il existe un moyen assez éprouvé d’avoir tous les jours un travail relativement avantageux. Il faut simplement être patient et savoir se maîtriser. Un travail avantageux, c’est toujours un travail pour lequel on prend peu de gens : deux, trois ou quatre personnes. Quand on en prend vingt, trente ou cent, c’est pour un travail pénible, du terrassement, dans la plupart des cas. Et, bien qu’on n’indique jamais à l’avance son lieu de travail au détenu – il ne l’apprend qu’en cours de route –, ce sont les gens armés de patience qui gagnent dans cette effroyable loterie. Il faut quitter son rang, se blottir à l’arrière, se cacher, puis bondir au moment où on forme un petit groupe. Et pour ce qui est des grands groupes, le plus avantageux, c’est le tri des légumes à l’entrepôt, l’usine à pain ; bref, des endroits où le travail est lié à la nourriture – de la nourriture à venir ou existante –, car il y a toujours en ce cas des restes, des bouts, des morceaux comestibles.
On nous fit mettre en rangs et on nous emmena le long d’une route bourbeuse d’avril. Les pieds des soldats d’escorte pataugeaient gaillardement dans les flaques. On ne nous permettait pas de rompre les rangs dans l’enceinte de la ville : personne ne contournait les flaques. Nos pieds étaient trempés, mais personne n’y prêtait attention : nous ne craignions pas de prendre froid. Cela nous était déjà arrivé des milliers de fois et, en outre, ce qui pouvait nous arriver de pire – une congestion pulmonaire, par exemple – ne ferait que nous mener à l’hôpital tant désiré. Dans les rangs, des chuchotements hachés disaient : « On va à l’usine de pain, t’entends, à l’usine de pain ! »
Il y a des gens qui savent, qui devinent toujours tout. Il y en a aussi qui voient le bon côté des choses et leur tempérament sanguin trouve toujours une formule de conciliation avec la vie, dans les pires situations. D’autres, au contraire, pensent que tout va en empirant, et ils accueillent toute amélioration avec suspicion, comme une erreur du destin. Et cette façon différente de juger n’a pas grand-chose à voir avec l’expérience personnelle de chacun ; on dirait qu’elle nous est donnée dès notre enfance et pour la vie entière…
Nos espoirs les plus fous s’étaient réalisés : nous étions arrivés devant le portail de l’usine à pain. Vingt hommes, les mains fourrées dans les manches, piétinaient sur place, tournant le dos au vent qui les transperçait. Les soldats d’escorte s’étaient mis à l’écart et fumaient. Un homme en blouse bleue, sans chapka, sortit par la petite porte découpée dans le portail. Il échangea quelques mots avec l’escorte et s’approcha de nous. Il inspecta tout le monde du regard, sans se presser. La Kolyma rend les gens psychologues, et lui devait saisir bien des choses en un instant. Il lui fallait choisir parmi vingt loqueteux deux personnes pour travailler à l’intérieur de l’usine à pain, dans les ateliers. Il fallait que ces gens fussent le plus solide possible pour pouvoir porter le bard plein de briques cassées qui restaient après le nettoyage des fours. Qu’ils ne fussent pas des voleurs, des truands, sinon la journée de travail se passerait en diverses rencontres, à faire passer des messages clandestins, mais pas à travailler. Il fallait qu’ils n’en fussent pas encore arrivés à la limite au-delà de laquelle n’importe qui peut devenir voleur par faim, car personne n’allait les surveiller dans les ateliers. Il fallait qu’ils n’aient pas l’intention de s’enfuir. Il fallait…
Et tout cela, il devait le lire sur le visage de vingt détenus en un instant et choisir aussitôt.
— Viens, me dit l’homme sans chapka. Et toi aussi, dit-il en poussant mon voisin omniscient aux taches de rousseur. Voilà, je prends ceux-là, dit-il au soldat d’escorte.
— Bien, répondit l’autre avec indifférence.
Des regards envieux nous accompagnèrent.
Les cinq sens ne fonctionnent jamais en même temps à leur intensité maximale chez l’homme. Je n’entends pas la radio quand je suis plongé dans la lecture. Les lignes se mettent à danser devant mes yeux si je commence à écouter attentivement une émission de radio, bien que l’automatisme de la lecture demeure : mes yeux glissent sur les lignes, et soudain je m’aperçois que je ne me rappelle pas un mot de ce que je viens de lire. Il arrive aussi qu’en pleine lecture, on se mette à penser à autre chose : là, ce sont des commutateurs internes qui entrent en jeu. Tout le monde connaît le dicton populaire qui affirme : « Quand je mange, je suis sourd et muet. » On pourrait ajouter : « et aveugle ». Car, lorsqu’on mange avec appétit, la vue n’est plus qu’un auxiliaire du goût. Quand je tâte quelque chose dans une armoire profonde et que la perception est localisée au bout de mes doigts, je ne vois ni n’entends rien, tout est évincé, tant cette sensation de palper est intense. De la même façon, après avoir franchi le seuil de l’usine à pain, je restai planté sans voir les visages bienveillants et pleins de compassion des travailleurs (détenus anciens et actuels), sans entendre les mots du contremaître, de l’homme sans chapka dont j’ai déjà parlé, qui nous expliquait que nous devions sortir la brique cassée dans la rue, que nous ne devions pas aller dans les autres ateliers, que nous ne devions pas voler, qu’il nous donnerait du pain de toute façon : je n’entendais absolument rien. Je ne sentais pas non plus la chaleur de l’atelier, cette chaleur qui avait tant manqué à mon corps durant le long hiver.
Je humais l’odeur du pain, le lourd arôme des miches où se mêlaient l’odeur de l’huile brûlante et celle de la farine cuite. Je saisissais avec avidité un soupçon de cette odeur, la plus importante au monde, tous les matins, en collant le nez contre la croûte de ma ration avant de la manger. À présent, je la sentais dans toute son intensité et sa puissance, et il me semblait qu’elle déchirait mes pauvres narines.
Le contremaître brisa l’envoûtement :
— Assez regardé, dit-il. Allons à la chambre de chauffe.
Nous descendîmes au sous-sol. Mon coéquipier était déjà assis dans la chambre de chauffe bien balayée, à la table du chauffagiste. Ce dernier avait une blouse bleue, semblable à celle du contremaître ; il fumait près du four et, par la fente de la porte en fonte du foyer, on pouvait voir la flamme qui dansait et brillait à l’intérieur, tantôt rouge, tantôt jaune, tandis que les murs de la chaudière tremblaient et ronflaient sous les convulsions du feu.
Le contremaître posa sur la table une bouilloire et un gobelet plein de marmelade, et il y mit une miche de pain blanc.
— Fais-les manger, dit-il au chauffagiste. Je reviens dans une vingtaine de minutes. Seulement, ne traînez pas, mangez aussi vite que possible. Ce soir, on vous donnera encore du pain. Vous n’aurez qu’à en faire des morceaux, sans ça, on vous le prendra au camp.
Le contremaître s’en alla.
— Tu parles d’un salaud, dit le chauffagiste en tournant et en retournant la miche de pain entre ses mains. V’là qu’il plaint une miche de trente[32], l’ordure. Attends voir un peu.
Il sortit sur les talons du contremaître et revint au bout d’un instant en faisant sauter une autre miche de pain dans ses mains.
— Elle est toute chaude, dit-il en lançant la miche au gars aux taches de rousseur. Faite avec de la « trente ». Parce que, tu vois, il voulait s’en tirer avec du pain à moitié blanc. Donne un peu.
Et prenant la miche que nous avait laissée le contremaître, le chauffagiste ouvrit la porte du four et la jeta dans le feu qui ronflait et rugissait. Il referma la porte et se mit à rire :
— Et voilà, fit-il joyeusement en se tournant vers nous.
— Mais pourquoi tu as fait ça ? dis-je. On aurait mieux fait de l’emporter.
— Pour emporter, on vous en donnera d’autres, répondit le chauffagiste.
Ni moi ni le gars aux taches de rousseur nous n’arrivions à rompre la miche de pain.
— Tu n’aurais pas un couteau ? demandai-je au chauffagiste.
— Non. Pour quoi faire ?
Il prit la miche à deux mains et la rompit facilement en deux. Une vapeur brûlante et odorante s’exhala de la miche rompue. Le chauffagiste enfonça un doigt dans la mie.
— Il les fait bien, Fedka, bravo, complimenta-t-il.
Mais nous n’avions pas le temps de chercher qui était Fedka. Nous commençâmes de manger en nous brûlant à la fois au contact du pain et de l’eau bouillante dans laquelle nous avions mélangé la marmelade. Des torrents de sueur brûlante se mirent à dégouliner sur notre corps. Nous nous dépêchâmes : le contremaître était revenu nous chercher.
Il avait déjà apporté le bard, l’avait traîné jusqu’au tas de briques cassées, avait apporté une pelle et l’avait lui-même rempli. Nous nous mîmes au travail. Et soudain nous comprîmes que nous ne pourrions jamais porter ce bard à nous deux. La tête nous tournait, nous titubions. C’est moi qui chargeai le bard la deuxième fois et j’en mis deux fois moins.
— Ça suffit, ça suffit, dit le gars aux taches de rousseur.
Il était encore plus pâle que moi, ou alors c’étaient ses taches de rousseur qui faisaient ressortir sa pâleur.
— Reposez-vous un peu, les gars, dit avec le sourire et sans ironie aucune un boulanger qui passait près de nous.
Et nous nous assîmes docilement. Le contremaître passa devant nous, mais ne nous dit rien.
Après nous être reposés, nous reprîmes le travail, mais en nous asseyant tous les deux voyages : le tas à jeter ne diminuait pas.
— Fumez-en une, les gars, dit le même boulanger en réapparaissant.
— On n’a pas de tabac.
— Bon, eh bien, je vais vous en donner pour une cigarette. Seulement, il faut aller dehors. Il est interdit de fumer ici.
Nous nous partageâmes le gros gris et chacun alluma sa cigarette : un luxe depuis longtemps oublié. Je tirai quelques lentes bouffées, éteignis ma cigarette du doigt et l’enroulai avec précaution dans du papier que je cachai contre mon sein.
— Tu as bien fait, dit le gars aux taches de rousseur. Et moi qui n’y ai pas pensé.
À l’heure de la pause du déjeuner, nous nous étions tellement bien acclimatés que nous entrions aussi jeter un coup d’œil dans les pièces voisines où il y avait les mêmes fours à pain. Partout, on voyait des moules et des plaques métalliques qui sortaient des fours en sifflant et partout, partout il y avait du pain sur des rayons. De temps en temps arrivait un petit wagonnet ; on y chargeait le pain cuit et on l’emportait quelque part, mais pas là où il nous faudrait rentrer le soir : c’était du pain blanc.
Par la grande fenêtre – sans barreaux –, on pouvait voir que le soleil déclinait. Un filet d’air glacé s’insinua par la porte : le contremaître venait d’entrer.
— Bon, arrêtez. Laissez le bard près des déchets. Vous n’avez pas fait grand-chose. Vous n’arriveriez même pas à sortir tout le tas en une semaine, les gars.
On nous donna une miche de pain à chacun. Nous la rompîmes en morceaux, en bourrâmes nos poches… Mais quelle quantité pouvait bien tenir dans nos poches ?
— Cache-les directement dans ton pantalon, fit le gars aux taches de rousseur.
Nous sortîmes dans la cour froide envahie par le soir ; le groupe se mettait déjà en rangs, on nous ramena. On ne nous fouilla pas au poste de garde du camp : personne n’avait de pain dans les mains. Je regagnai ma place, partageai mon pain avec mes voisins, me couchai et m’endormis aussitôt que mes pieds trempés et froids se furent réchauffés.
Toute la nuit, je vis défiler des miches de pain, ainsi que le visage malicieux du chauffagiste jetant le pain dans la gueule enflammée de la chaudière.
1956