Thérapie de choc
À l’époque bénie où Merzliakov travaillait encore comme palefrenier et où, à l’aide d’un moulin à monder artisanal, une boîte de conserve au fond percé à la manière d’un tamis, on pouvait faire du gruau pour humains à partir de l’avoine destinée aux chevaux, où on pouvait faire cuire cette kacha et parvenir ainsi à étouffer, à calmer sa faim grâce à cette pâte amère et chaude, dès cette époque, donc, il avait pensé à une chose très simple. Les gros chevaux de trait qu’on avait amenés du continent recevaient tous les jours aux frais de l’État une ration d’avoine deux fois plus grande que celle des petits chevaux iakoutes trapus et velus, alors qu’ils transportaient, les uns comme les autres, les mêmes petits fardeaux. On versait dans la mangeoire du percheron bâtard Tonnerre une quantité d’avoine qui aurait suffi à cinq chevaux iakoutes. C’était normal, on faisait partout de même, et ce n’était pas cela qui tourmentait Merzliakov. Ce qu’il ne comprenait pas, c’était pourquoi les rations du camp destinées aux humains, cette mystérieuse répartition de protéines, de graisses, de vitamines et de calories destinée à l’estomac des détenus et appelée « liste de cuisine », était établie sans tenir compte du poids des détenus. Car, si on les considérait comme du bétail voué au travail, il fallait être plus conséquent en matière de rations, ne pas tout compliquer avec une moyenne arithmétique, une invention de bureaucrates. Dans le meilleur des cas, cette effroyable moyenne ne pouvait avantager que les gens de petite taille, et ceux-là se transformaient réellement moins vite en crevards. De par sa complexion, Merzliakov ressemblait plutôt au percheron Tonnerre, et trois malheureuses cuillerées de bouillie au petit déjeuner ne faisaient qu’attiser la faim qui lui rongeait l’estomac. Or un travailleur d’équipe ne pouvait rien avoir d’autre que sa ration. Tout ce qui était le plus précieux, le beurre, le sucre et la viande, n’arrivait absolument pas jusqu’au chaudron des détenus selon les quantités prescrites par la liste de cuisine. Merzliakov avait aussi remarqué autre chose. Les premiers à mourir, c’étaient les gens de haute taille. Le fait d’être ou non habitué aux travaux pénibles n’y changeait absolument rien. Un intellectuel malingre n’en tenait pas moins le coup bien plus longtemps qu’un géant de Kalouga, terrassier de père en fils, si on les nourrissait de la même façon, selon les rations du camp. L’augmentation de la ration en fonction des pourcentages de production ne servait pas non plus à grand-chose, car la répartition de base, qui n’était absolument pas calculée pour des personnes de haute stature, ne changeait pas : pour mieux manger, il fallait mieux travailler ; et pour mieux travailler, il fallait mieux manger. Partout, les Estoniens, les Lettons et les Lituaniens mouraient en premier. Ils se transformaient les premiers en crevards, ce qui faisait toujours dire aux médecins que tous ces Baltes étaient plus faibles que le peuple russe. Il est vrai que le mode de vie habituel des Lettons et des Estoniens était bien plus éloigné de l’ordinaire du camp que celui du paysan russe : c’était donc beaucoup plus dur pour eux. Ce n’était pas l’essentiel : ils n’étaient pas moins endurants, mais ils étaient plus grands.
Un an et demi auparavant, après le scorbut qui avait rapidement eu raison du nouveau venu qu’était alors Merzliakov, ce dernier avait travaillé à l’hôpital local comme aide-soignant non titulaire. Là, il avait appris qu’on établissait les doses de médicaments en fonction du poids du malade. On expérimentait les nouveaux médicaments sur des lapins, des souris, des cobayes, et on déterminait la dose humaine en la calculant en fonction du poids du corps. Les doses destinées aux enfants étaient moins fortes que les doses pour adultes.
La ration de camp elle, n’était pas calculée en fonction du poids des gens. Et c’était ce problème, avec sa solution inexacte, qui étonnait et inquiétait Merzliakov. Mais, avant de s’affaiblir complètement, il avait réussi par miracle à se faire palefrenier : à travailler là où l’on pouvait voler de l’avoine aux chevaux et s’en remplir la panse. Merzliakov pensait déjà qu’il parviendrait à franchir le cap de l’hiver et qu’ensuite, on verrait bien. Il n’en fut pas ainsi. Le responsable de l’écurie fut démis pour ivrognerie et on nomma le chef des palefreniers à sa place, un de ceux qui avaient appris dans le temps à Merzliakov à recourir au moulin à monder en fer-blanc. Le chef des palefreniers avait lui-même volé pas mal d’avoine et savait à la perfection comment on s’y prenait. Désireux de se faire bien voir des autorités et n’ayant plus besoin du gruau d’avoine, il cassa de ses propres mains tous les moulins. Alors, les autres se mirent à griller ou à faire cuire l’avoine dans son état naturel, mettant ainsi leur estomac exactement au même niveau que celui des chevaux. Le nouveau responsable fit un rapport aux autorités. Quelques palefreniers, dont Merzliakov, furent mis au cachot pour vol d’avoine, puis on les renvoya là d’où ils venaient : aux travaux généraux.
Aux travaux généraux, Merzliakov comprit très vite que la mort était proche. Le poids des rondins qu’il fallait traîner le faisait chanceler. Le contremaître qui avait pris en grippe ce « front » de paresseux – un « front » veut justement dire un homme de haute taille dans le langage local –, le contremaître mettait toujours Merzliakov « à la base » : il l’obligeait à porter le pied de l’arbre, le bout épais du rondin. Un jour, Merzliakov tomba, ne put se relever immédiatement du sol couvert de neige et, se décidant brusquement, refusa de traîner le rondin maudit. Il était déjà tard, il faisait nuit, les soldats d’escorte se dépêchaient pour aller aux cours d’éducation politique, les travailleurs voulaient arriver le plus vite possible à la baraque, à la nourriture, le contremaître allait être en retard à une partie de cartes, et le responsable de tout ce retard, c’était Merzliakov. Et il fut puni. Il fut d’abord rossé par ses camarades, puis par le contremaître et par l’escorte. Le rondin resta dans la neige : c’est Merzliakov qu’on traîna jusqu’au camp à sa place. Il fut dispensé de travail et resta couché sur le châlit. Il avait mal aux reins. L’aide-médecin lui massa le dos avec du solidol[60] : il n’y avait pas de médicaments pour faire des frictions au poste de secours. Mais Merzliakov demeura couché en chien de fusil, se plaignant avec insistance de douleurs dans les reins. Il n’avait plus mal depuis longtemps, la côte fracturée s’était très vite remise et il tâchait de faire durer autant que possible sa dispense de travail, au prix de n’importe quel mensonge. Et on ne l’inscrivait pas comme travailleur. Un jour, on l’habilla, on le mit sur un brancard, on le hissa dans la benne d’un camion et on le transporta à l’hôpital de la région en compagnie d’autres malades. Là, il n’y avait pas de cabinet de radiologie. Il convenait donc de réfléchir sérieusement à tout, et Merzliakov y réfléchit. Il resta couché dans la même position pendant quelques mois, sans se redresser, et il fut transporté à l’hôpital central, où il y avait bien entendu un cabinet de radiologie et où on le mit en chirurgie, dans la salle des maladies traumatiques que les malades appelaient maladies « dramatiques » par simplicité d’esprit, sans penser à l’amertume contenue dans ce calembour.
— Voilà, il y a encore celui-là, dit le chirurgien en montrant le dossier médical de Merzliakov : on le transfère chez vous, Piotr Ivanovitch, on ne peut rien pour lui en chirurgie.
— Mais vous avez écrit comme diagnostic : ankylose consécutive à un traumatisme de la colonne vertébrale. Qu’est-ce qu’il vient faire chez moi ? demanda le neurologue.
— Oui, une ankylose, bien sûr. Qu’est-ce que je pouvais bien mettre ? Après un passage à tabac, cela peut être encore pire. Il y a eu un incident au gisement Séry. Un contremaître a rossé un travailleur…
— Je n’ai pas le temps d’écouter vos incidents, Sérioja. Je vous demande pourquoi vous le transférez.
— Je vous l’ai pourtant écrit : pour un examen aux fins de procès-verbal. Vous le piquerez avec vos aiguilles, on établira un procès-verbal et on le mettra sur un bateau. Qu’il devienne un homme libre.
— Mais vous avez fait une radio ? On doit y voir les dommages sans avoir besoin d’aiguilles.
— Oui, la voilà, mon cher – le chirurgien projeta un négatif sombre sur un rideau en drap – allez donc vous y retrouver sur un tel cliché. Tant que nous n’aurons pas une bonne lumière et un bon courant, nos techniciens en radiologie continueront de nous faire des clichés aussi flous.
— Effectivement, c’est flou, dit Piotr Ivanovitch. Bon, vous avez gagné.
Et il apposa sa signature sur le dossier médical de Merzliakov, marquant ainsi son accord pour le transfert du malade dans son service.
Au service de chirurgie, plein de bruit et de pagaille, bondé à cause des gelures, foulures, fractures et brûlures – les mines du Nord, ce n’est pas une plaisanterie –, un service où une partie des malades était couchés à même le sol dans les chambres et les couloirs et où il n’y avait qu’un jeune chirurgien constamment surmené, assisté de quatre aides-médecins qui ne dormaient que trois à quatre heures par nuit, dans un tel service, on n’avait pas pu s’occuper sérieusement de Merzliakov. Celui-ci comprit que c’était au service de neurologie, où on venait brusquement de le transférer, qu’allait commencer le véritable examen.
Toute sa volonté désespérée de détenu ne s’était concentrée depuis longtemps que sur un but : ne pas se redresser. Et il ne se redressait pas. Comme son corps avait envie de le faire, ne serait-ce que pour une seconde ! Mais il se rappelait alors le gisement, le gel qui coupait le souffle, les pierres des fronts de taille aurifères glissantes et étincelantes dans le froid, l’écuelle de lavasse qu’il avalait d’un trait au déjeuner sans utiliser la cuiller inutile, les crosses de l’escorte et les bottes des contremaîtres, et il trouvait en lui la force de ne pas se redresser. D’ailleurs, ça lui était bien plus facile maintenant que durant les premières semaines. Il dormait peu, de crainte de se redresser dans son sommeil. Il savait qu’on avait ordonné aux aides-soignants du service de le surveiller pour le convaincre de tromperie. Et, après cela, Merzliakov le savait aussi, ce serait l’envoi à un gisement disciplinaire : et comment pouvait être un gisement disciplinaire si un gisement ordinaire lui avait laissé d’aussi affreux souvenirs ?
Le lendemain du transfert, on amena Merzliakov chez le médecin. Le responsable du service l’interrogea brièvement sur le début de sa maladie et hocha la tête avec compassion. Il fit remarquer, comme ça, en passant, que même des muscles parfaitement sains finissent par s’habituer à une posture anormale gardée pendant de longs mois, et qu’un homme peut se rendre invalide lui-même. Puis Piotr Ivanovitch passa à l’examen. Merzliakov répondit au hasard aux questions qu’on lui posa pendant qu’on le piquait avec des aiguilles, qu’on lui donnait de petits coups de marteau en caoutchouc ou qu’on appuyait à certains endroits.
Piotr Ivanovitch passait plus de la moitié de son temps de travail à démasquer les simulateurs. Il comprenait, bien entendu, les motifs qui poussaient les détenus à la simulation. Piotr Ivanovitch avait lui-même été un détenu peu de temps auparavant, et ni l’entêtement enfantin des simulateurs ni le caractère primaire et irréfléchi de leurs feintes ne l’étonnaient guère. Piotr Ivanovitch, ancien maître de conférences d’une des facultés de Sibérie, avait enterré sa carrière scientifique dans ces mêmes neiges où les malades tentaient de sauver leur peau en le trompant. On ne peut pas dire qu’il n’avait pas pitié des gens. Mais il était bien plus médecin qu’homme, c’était avant tout un spécialiste. Il s’enorgueillissait de ce qu’une année de travaux généraux n’avait pu lui enlever ses qualités de médecin spécialiste. Sa tâche – démasquer les simulateurs – ne relevait pas pour lui d’un intérêt national supérieur ni d’une quelconque position morale. Il y voyait une application digne de ses connaissances, de sa capacité psychologique à tendre des pièges, et c’étaient des gens affamés, malheureux et à moitié fous, qui devaient tomber dans ses pièges pour la plus grande gloire de la science. Dans cet affrontement entre le médecin et le simulateur, le médecin avait tout pour lui : des milliers de médicaments ingénieux, des centaines de manuels, un riche appareillage, l’aide de l’escorte, l’énorme expérience du spécialiste ; et, du côté du malade, il n’y avait que la terreur devant l’univers qu’il venait de quitter pour venir à l’hôpital et qu’il craignait de retrouver. C’était justement cette terreur qui lui donnait la force de lutter. Lorsqu’il démasquait un nouveau simulateur, Piotr Ivanovitch éprouvait une immense satisfaction : la vie lui apportait de nouveau la preuve qu’il était un excellent médecin, qu’il n’avait pas perdu sa qualification mais qu’il l’avait au contraire affinée, polie : en un mot, qu’il était encore capable…
« Quels crétins, ces chirurgiens, songeait-il en allumant une cigarette après qu’on eut emmené Merzliakov. Ils ne connaissent pas leur anatomie ou ils l’ont oubliée ; quant aux réflexes, ils ne les ont jamais sus. Il n’y a que la radiologie pour les sauver. Et, sans cliché, ils ne peuvent même pas diagnostiquer une simple fracture. Pourtant, quel aplomb ! » Que Merzliakov fût un simulateur, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute pour Piotr Ivanovitch. « Bon, qu’il reste là une semaine. On réunira toutes les analyses nécessaires pendant ce temps, pour que tout soit fait dans les formes. On mettra tous les papiers dans son dossier médical. » Piotr Ivanovitch eut un sourire en savourant à l’avance le coup de théâtre qu’allait produire sa nouvelle révélation.
Une semaine plus tard, à l’hôpital, on préparait un convoi pour un bateau : pour transférer des malades sur la Grande Terre. On rédigeait les procès-verbaux sur place, dans les salles même, et le président de la commission médicale qui venait de la Direction examinait en personne les malades que l’hôpital avait décidé de faire partir. Son rôle consistait à regarder les papiers, à s’assurer que tout se passait dans les règles ; quant à l’examen proprement dit du malade, il ne lui prenait que trente secondes.
— J’ai sur mes listes, dit le chirurgien, un certain Merzliakov. Des soldats d’escorte lui ont cassé la colonne vertébrale, il y a un an. Je voudrais le faire partir. On l’a récemment transféré en neurologie. Voilà les papiers nécessaires. Ils sont prêts.
Le président de la commission se retourna vers le neurologue.
— Amenez Merzliakov, dit Piotr Ivanovitch.
On amena Merzliakov, cassé en deux. Le président jeta un coup d’œil sur lui.
— Quel gorille, dit-il. Oui, bien sûr, ce n’est pas la peine de garder des gens comme ça.
Et il tendit la main vers les listes après avoir pris une plume.
— Je ne signerai pas, dit Piotr Ivanovitch d’une voix forte et claire. C’est un simulateur, et j’aurai l’honneur de vous le démontrer demain, à vous et au chirurgien.
— Bon, alors gardons-le, dit le président avec indifférence. Et d’ailleurs finissons-en, il se fait tard.
— C’est un simulateur, Sérioja, dit Piotr Ivanovitch en glissant son bras sous celui du chirurgien tout en quittant la salle.
Le chirurgien se dégagea :
— Peut-être, dit-il, en faisant une grimace de dégoût. Je vous souhaite de le confondre. Ça vous apportera une grande satisfaction.
Le lendemain, lors d’une réunion chez le directeur de l’hôpital, Piotr Ivanovitch fit un rapport détaillé sur Merzliakov :
— Je pense, dit-il en conclusion, que nous pourrions utiliser deux procédés pour confondre Merzliakov. D’abord, recourir à l’éthéro-narcose à laquelle vous n’avez pas songé, Sergueï Fiodorovitch[61], dit-il en se tournant triomphalement vers le chirurgien. Il aurait fallu le faire tout de suite. Et si l’éthéro-narcose elle-même ne donne aucun résultat, alors… – Piotr Ivanovitch ouvrit les bras – alors, la thérapie de choc. C’est une méthode amusante, je vous assure.
— Et ce n’est pas un peu exagéré ? demanda Alexandra Sergueïevna, une femme forte, corpulente, qui venait d’arriver du continent et qui dirigeait le plus grand service de l’hôpital, celui de la tuberculose.
— Bah ! pour de tels salopards, dit le directeur de l’hôpital.
Il ne se gênait pas beaucoup devant les femmes.
— On verra d’après les résultats de l’éthéro-narcose, dit Piotr Ivanovitch d’un ton conciliant.
L’éthéro-narcose, c’est une anesthésie générale à l’éther de courte durée. Le malade s’endort pour quinze à vingt minutes, et pendant ce temps le chirurgien doit parvenir à remettre des foulures, à procéder à l’amputation d’un doigt ou à percer un abcès douloureux.
Vêtus de blouses blanches, les membres de la commission entourèrent la table d’opération de la salle de pansement où on avait mis le docile Merzliakov, cassé en deux. Les aides-soignants prirent les rubans de toile qu’on utilisait pour attacher les malades sur la table.
— Non, il ne faut pas, cria Piotr Ivanovitch en accourant. Il ne faut justement pas utiliser les rubans.
Le visage de Merzliakov fut tourné vers le plafond. Le chirurgien lui mit le masque d’anesthésie et prit la bouteille d’éther.
— Allez-y, Sérioja.
L’éther commença de tomber goutte à goutte.
— Plus profond, respire plus profond, Merzliakov ! Compte tout haut.
— Vingt-six, vingt-sept, compta Merzliakov d’une voix dolente.
Puis, après s’être brusquement arrêté de compter, il se mit à marmonner des choses incompréhensibles, des bouts de phrases entrecoupées d’injures.
Piotr Ivanovitch lui tenait le bras gauche. Au bout de quelques minutes, le bras se fit lourd. Piotr Ivanovitch lâcha le bras qui retomba lourdement sur le bord de la table. Il redressa lentement et triomphalement le corps de Merzliakov. Tout le monde poussa un cri.
— Voilà ; maintenant, attachez-le, dit Piotr Ivanovitch aux aides-soignants.
Merzliakov ouvrit les yeux et aperçut le poing velu du directeur de l’hôpital :
— Alors, mon salaud, dit le directeur dans un râle, maintenant, c’est le tribunal.
— Bravo, Piotr Ivanovitch, bravo, répétait le président de la commission en assenant de grandes claques dans le dos du neurologue. C’est que j’étais prêt à lui donner la liberté, moi, hier.
— Détachez-le, dit Piotr Ivanovitch. Descends de la table !
Merzliakov n’avait pas encore complètement repris ses esprits. Les tempes lui battaient, il avait dans la bouche le goût sucré et écœurant de l’éther. Il ne savait pas très bien si c’était un rêve ou la réalité, et peut-être avait-il fait plus d’un rêve de ce genre auparavant.
— Allez tous vous faire foutre ! cria-t-il brusquement.
Et il reprit sa posture courbée. Avec ses larges épaules, son corps décharné, ses doigts gros et longs qui touchaient presque le sol, son regard trouble et ses cheveux hirsutes, Merzliakov avait effectivement tout du gorille en quittant la salle de pansement. On dit à Piotr Ivanovitch que le malade s’était rallongé dans son ancienne posture. Le médecin donna l’ordre de l’amener dans son cabinet.
— Tu as été démasqué, Merzliakov, dit le neurologue. Mais j’en ai parlé au directeur. On ne te fera pas passer devant le tribunal et on ne t’enverra pas à un gisement disciplinaire : on te fera simplement quitter l’hôpital et tu regagneras ton gisement, tu reprendras ton ancien travail. Tu es un vrai héros, mon vieux. Tu nous as obligés à nous creuser les méninges pendant tout un an.
— Je ne suis pas au courant, dit le gorille sans lever les yeux.
— Comment ça ? On vient de te redresser !
— Personne ne m’a redressé.
— Ça, mon cher, dit le neurologue, à d’autres. J’ai essayé d’être gentil avec toi. Sinon, prends garde, c’est toi qui demanderas qu’on te laisse partir dans une semaine.
— Bon, mais qui sait ce qui se passera dans une semaine, dit doucement Merzliakov.
Comment aurait-il pu expliquer au médecin que, même une semaine, une journée, une heure de plus passées ailleurs qu’au gisement, c’était sa chance, à lui, Merzliakov ? Si le médecin ne pouvait pas le comprendre de lui-même, comment le lui expliquer ? Merzliakov garda le silence, les yeux obstinément fixés sur le sol.
On emmena Merzliakov, et Piotr Ivanovitch alla voir le directeur de l’hôpital.
— Mais on peut faire ça demain et non pas dans une semaine, dit le directeur après avoir entendu la proposition de Piotr Ivanovitch.
— Je lui ai promis une semaine, répondit ce dernier. Ça ne va pas ruiner l’hôpital.
— Bon, d’accord, va pour une semaine, dit le directeur. Seulement, vous m’appellerez. Vous allez l’attacher ?
— On ne pourra pas l’attacher. Il se foulerait le poignet ou la cheville. Il faudra le tenir.
Et après avoir pris le dossier médical de Merzliakov, le neurologue inscrivit dans une colonne la mention de « thérapie de choc » et en nota la date.
Lors d’une thérapie de choc, on introduit de l’huile camphrée dans le sang du malade en utilisant une dose bien plus forte que celle qu’on emploie en injection sous-cutanée pour soutenir le cœur des malades graves. Elle a pour effet de provoquer un brusque accès semblable à une crise de folie furieuse ou d’épilepsie. Sous l’effet du camphre, toute l’activité musculaire, toutes les forces motrices de l’homme sont brutalement multipliées. Les muscles atteignent une tension inouïe et la force du malade qui a perdu connaissance est multipliée par dix.
Plusieurs jours s’écoulèrent et il ne vint même pas à l’esprit de Merzliakov qu’il pourrait se redresser de son propre gré. Puis arriva le matin du jour noté dans le dossier médical, et on amena Merzliakov chez Piotr Ivanovitch. Dans le Nord, on apprécie le moindre divertissement : le cabinet médical était bondé. Huit aides-soignants s’étaient postés le long du mur. Au milieu du cabinet, il y avait une couchette.
— On va le faire ici, dit Piotr Ivanovitch en quittant son bureau. Inutile d’aller chez les chirurgiens. Au fait, où est Sergueï Fiodorovitch ?
Il ne viendra pas, répondit Anna Pétrovna, l’infirmière de garde. Il a dit qu’il était occupé.
— Occupé, occupé, répéta Piotr Ivanovitch. Il lui aurait été profitable de voir comment je fais son travail.
On releva la manche de Merzliakov et un aide-médecin lui badigeonna le bras d’iode. Après avoir pris une seringue dans sa main droite, l’aide-médecin enfonça l’aiguille dans la veine, située près du pli du coude. Un sang foncé coula dans la seringue. L’aide-médecin pressa doucement le piston du pouce et le liquide jaunâtre s’écoula dans la veine.
— Injectez plus vite, dit Piotr Ivanovitch, et rejetez-vous vivement en arrière. Quant à vous, dit-il aux aides-soignants, tenez-le.
L’énorme corps de Merzliakov eut un sursaut et se mit à tressauter entre les mains des aides-soignants. Huit hommes le maintenaient. Il râlait, se tordait, ruait, mais les aides-soignants le tenaient bien et il commença à se calmer.
— Un tigre, on peut ainsi maintenir un tigre ! criait Piotr Ivanovitch avec enthousiasme. C’est comme ça qu’on attrape les tigres à mains nues en Transbaïkalie. Tenez, songez donc, dit-il au directeur de l’hôpital, à quel point Gogol a exagéré. Vous vous souvenez de la fin de Taras Boulba ? « Il n’y avait pas moins de trente personnes pendues à ses jambes et ses bras. » Ce gorille est bien plus gros que Boulba. Et il n’y a que huit hommes en tout et pour tout.
— Oui, oui, répondit le directeur.
Il ne se souvenait pas de Gogol, mais la thérapie de choc lui avait énormément plu.
Le lendemain, en faisant le tour des malades, Piotr Ivanovitch s’arrêta devant le lit de Merzliakov.
— Alors, lui demanda-t-il, qu’as-tu décidé ?
— Faites-moi sortir, répondit Merzliakov.
1956