L’académicien
Il apparut qu’il était très difficile de publier l’entretien avec l’académicien. On ne pouvait pas lui reprocher d’avoir raconté des inepties, non. C’était un académicien de renom, un homme d’expérience, rompu à toutes sortes d’interviews, et là il avait parlé d’un sujet qu’il connaissait bien. Le journaliste qu’on lui avait envoyé était suffisamment qualifié. C’était un bon journaliste – qui avait même été excellent vingt ans auparavant. La raison en tenait à la rapidité du progrès scientifique. Les délais journalistiques – épreuves, mises en page, plannings d’édition – étaient désespérément en retard sur l’évolution scientifique. À l’automne 1957, le 4 octobre, on avait lancé le premier spoutnik. L’académicien était au courant de la préparation de ce lancement, le journaliste, lui, n’en savait rien. Mais l’académicien, le journaliste et le rédacteur en chef de la revue se rendaient bien compte tous les trois qu’après le lancement du spoutnik, il fallait, non seulement donner davantage d’informations, mais également changer le ton même de l’article. Dans sa première version, l’article devait exprimer l’attente de grands événements, d’événements exceptionnels. À présent, ils avaient eu lieu. Voilà pourquoi, un mois après l’entretien, l’académicien envoya un très long télégramme à la rédaction, qu’il expédia d’une maison de repos de Yalta, à ses frais, avec réponse payée. Levant un peu le voile avec beaucoup d’adresse sur les secrets de la cybernétique, l’académicien s’efforçait à tout prix d’être « au niveau » sans trop en dire. La rédaction, qui avait le même souci d’actualité et d’opportunité, apporta des corrections à l’article jusqu’à la dernière minute.
Les épreuves furent envoyées à Yalta par courrier-avion spécial et revinrent à la rédaction pleines de ratures.
— Une correction à la Balzac, dit le responsable de la rédaction d’un ton désespéré.
Tout avait été repris, revu, corrigé. Le lourd équipage de la technique d’édition déboucha sur une large route. Mais, au moment de la mise en page, Laïka[34] fut envoyée dans le cosmos et l’académicien expédia de Roumanie, où il se trouvait à un congrès de la paix[35], de nouveaux télégrammes suppliants et exigeants. La rédaction demanda des communications téléphoniques internationales urgentes avec Bucarest.
Enfin, la revue parut et la rédaction perdit instantanément tout intérêt pour l’article de l’académicien.
Mais tout cela se passa bien après et, pour le moment, le journaliste Goloubiev montait l’étroit escalier en marbre d’un immeuble géant situé dans la rue principale de la ville où habitait l’académicien. L’immeuble était aussi vieux que le journaliste. Il avait été bâti lors du boom de la construction du début du siècle. Des appartements luxueux, avec salle de bains, gaz, téléphone, eau courante, électricité.
Dans le hall d’entrée, il y avait la table du concierge. Une lampe électrique y était disposée de façon à ce que la lumière tombât en plein sur le visage des entrants. Cela faisait un peu penser à la prison d’instruction.
Goloubiev dit le nom de l’académicien, le concierge passa un coup de fil, reçut sa réponse, dit « si vous voulez bien me suivre » au journaliste et lui ouvrit les portes de l’ascenseur décorées de moulages en bronze.
« Le bureau d’admission », songea paresseusement Goloubiev. Bon gré mal gré, des bureaux d’admission, il en avait vu un bon nombre dans sa vie.
— L’académicien habite au sixième, dit respectueusement le concierge.
Son visage n’exprima aucune surprise quand Goloubiev passa devant la porte ouverte de l’ascenseur et s’engagea dans le petit escalier en marbre bien propre. Depuis sa maladie, Goloubiev ne supportait plus l’ascenseur : ni pour monter, ni surtout pour descendre, avec cette perfide apesanteur à la descente.
Goloubiev arriva jusqu’au sixième en s’arrêtant à chaque palier. Le bourdonnement qu’il avait dans les oreilles se calma un peu, les battements de son cœur devinrent plus réguliers et sa respiration plus égale. Goloubiev resta quelques instants devant la porte de l’académicien ; il tendit les bras et fit avec précaution quelques mouvements de gymnastique de la tête, comme le lui avaient conseillé les médecins qui le soignaient.
Goloubiev cessa de faire tourner sa tête, palpa son mouchoir, son stylo et son bloc-notes dans sa poche, et sonna d’une main ferme.
Le célèbre académicien ouvrit lui-même la porte. Il était jeune, remuant, avait des yeux noirs très mobiles et semblait bien plus jeune, bien plus frais que Goloubiev. Avant l’entretien, le journaliste avait consulté des dictionnaires encyclopédiques à la bibliothèque, ainsi que quelques biographies de l’académicien – des résumés de sa carrière de député et de scientifique – et il savait qu’ils avaient tous deux le même âge. En feuilletant des articles en rapport avec l’entretien à venir, Goloubiev avait remarqué que, du haut de son Olympe scientifique, l’académicien avait lancé feu et flammes contre la cybernétique qu’il avait traitée de « pseudoscience idéaliste des plus néfastes ». Une « fausse science militante » : voilà ce qu’en avait dit l’académicien vingt ans plus tôt[36]. L’entretien pour lequel Goloubiev se rendait chez l’académicien devait justement traiter de l’importance actuelle de la cybernétique.
L’académicien alluma la lumière pour que le journaliste pût enlever son manteau.
Leurs deux images se reflétèrent dans une énorme glace au cadre en bronze qui se trouvait dans l’entrée : l’académicien, en complet noir, avec une cravate noire, des cheveux noirs, des yeux noirs, un visage lisse et un corps mobile, et la silhouette toute droite de Goloubiev, avec son visage sillonné de rides qui ressemblaient à des cicatrices profondes. Mais il y avait bien plus de jeunesse, finalement, dans les yeux bleus de Goloubiev que dans les yeux noirs et brillants de l’académicien.
Goloubiev suspendit au porte-manteau son manteau tout neuf en imitation peau qui manquait de souplesse. Il faisait tout à fait bonne figure à côté du vieux manteau en cuir râpé et doublé de raton du maître de maison.
— Je vous en prie, dit l’académicien en ouvrant une porte sur sa gauche. Et je vous prie de m’excuser. Je reviens tout de suite.
Le journaliste regarda autour de lui. Une enfilade de pièces s’enfonçait dans les profondeurs, tout droit et à droite. Les portes étaient vitrées, bordées d’acajou en bas, on voyait des ombres se mouvoir tout au fond dans un parfait silence. Goloubiev n’avait jamais vécu dans des appartements où les pièces étaient disposées en enfilade, mais il se rappelait le film Le Bal masqué[37] et l’appartement d’Arbénine. L’académicien apparut quelque part au loin et disparut de nouveau, réapparut et disparut encore, comme Arbénine dans le film.
À droite, dans la première grande pièce (l’enfilade continuait plus loin), une pièce claire, avec des portes vitrées et des fenêtres vénitiennes, il y avait un énorme piano de concert tout blanc. Le piano était fermé et, sur le couvercle, il y avait une foule de petites figurines en porcelaine serrées les unes contre les autres. Il y avait de grands vases, de petits vases, des statues et des statuettes sur de splendides supports. Les murs étaient décorés d’assiettes et de petits tapis. Deux larges fauteuils étaient tendus de tissu blanc de la même nuance que celui du piano. Des ombres humaines se mouvaient quelque part dans les profondeurs, derrière la vitre.
Goloubiev entra dans le bureau de l’académicien. Le minuscule bureau était sombre, étroit : on aurait dit un réduit. Des rayonnages de livres posés sur les quatre murs rétrécissaient encore la pièce. Un bureau sculpté en acajou, semblait-il, minuscule comme un jouet, fléchissait sous le poids d’un énorme encrier en marbre au couvercle en bronze doré. Trois des murs de la bibliothèque étaient réservés à des ouvrages de référence et le quatrième aux œuvres personnelles de l’académicien. Il y avait aussi là les biographies et autobiographies que Goloubiev connaissait déjà. Un petit piano noir fourré dans cette pièce semblait y étouffer. Une table ronde, réservée à la correspondance et enfouie sous une masse de revues techniques, était placée contre le piano. Goloubiev mit le tas de revues sur le piano, approcha une chaise et posa un stylo et deux crayons tout au bord de la table. L’académicien avait laissé ouverte la porte donnant sur l’entrée.
« Comme dans les bureaux de là-bas », songea paresseusement Goloubiev.
Partout – sur le piano, sur les étagères –, il y avait de petits pots, des figurines en porcelaine et en terre cuite. Goloubiev prit un cendrier en forme de tête de Méphisto. Il y avait bien longtemps de cela, il avait aimé la porcelaine, le verre, il avait été impressionné, à l’Ermitage, par des merveilles nées des mains humaines, de la petite figurine en porcelaine blanche appelée Le Sommeil : un homme endormi dans un fauteuil au visage recouvert d’un mouchoir si fin qu’on aurait pu croire que les collaborateurs du musée avaient mis un morceau de gaze sur la figurine pour la protéger de la poussière ; pourtant ce n’était pas de la gaze, mais un mouchoir en porcelaine extrêmement fin. Et Goloubiev se rappelait encore bien d’autres miracles du savoir-faire humain. Mais cette tête de Méphisto, lourde, provinciale, il ne pouvait la comprendre. Des moutons en terre cuite jouant de la trompette se trouvaient sur les étagères, des lapins à tête de lion, en position assise, se serraient contre le dos des livres comme s’ils s’appuyaient à des arbres. Des souvenirs personnels ?
Deux valises en beau cuir, couvertes d’étiquettes d’hôtels étrangers, étaient posées près de la porte. Il y avait beaucoup d’étiquettes et les valises étaient neuves.
L’académicien apparut sur le seuil et, suivant le regard de Goloubiev, s’expliqua sur-le-champ :
— Je vous prie de m’excuser. Je pars demain pour la Grèce en avion. Je vous en prie.
L’académicien se faufila jusqu’à son bureau et s’assit confortablement.
— J’ai réfléchi à la proposition de votre rédaction, dit-il en regardant en direction du vasistas. Le vent avait apporté dans la pièce une feuille d’érable à cinq doigts qui ressemblait à une main d’homme coupée. La feuille tourbillonna en l’air et tomba à terre. L’académicien se pencha, cassa la feuille desséchée entre ses doigts et la jeta dans la corbeille en osier posée au pied du bureau.
— … et j’ai accepté, continua l’académicien. J’ai ébauché trois points principaux pour ma réponse, mon intervention, mon point de vue – appelez-le comme vous voulez.
L’académicien retira habilement de sous l’énorme encrier une minuscule feuille de papier avec quelques mots griffonnés.
— Je formulerais la première question comme suit.
— Je vous prierais, dit Goloubiev en pâlissant, de parler un peu plus fort. Le fait est que j’entends mal. Je vous prie de m’en excuser.
— Mais naturellement, voyons, répondit poliment l’académicien. Je formulerais la première question… C’est assez fort, comme ça ?
— Oui, je vous remercie.
— Donc la première question…
Les yeux noirs et mobiles de l’académicien regardaient les mains de Goloubiev. Le journaliste comprit, ou plus exactement ne comprit pas, mais sentit de tout son corps la pensée de l’académicien. Celui-ci se disait que le journaliste qu’on lui avait envoyé ne connaissait pas la sténographie. L’académicien en fut un peu offensé. Bien sûr, il y avait des journalistes qui ne savaient pas prendre en sténo, surtout parmi les hommes d’un certain âge. L’académicien regarda le visage sombre et sillonné de rides du journaliste. Oui, bien sûr. Mais, dans ces cas-là, la rédaction envoyait une deuxième personne, une sténographe. Elle aurait pu lui envoyer juste une sténo, sans le journaliste : ç’aurait été encore mieux. Ainsi, La Nature et l’Univers lui envoyait toujours une simple sténo. Car, enfin, la rédaction qui lui avait adressé ce journaliste âgé ne s’imaginait tout de même pas que celui-ci pourrait lui poser des questions percutantes, à lui, un académicien. Le cas ne s’était d’ailleurs jamais présenté. Un journaliste, c’est un courrier diplomatique, songea l’académicien, quand ce n’est pas un simple courrier. Lui, un académicien, perdait du temps parce qu’il n’y avait pas de sténo. Une sténo, c’est élémentaire, c’est en quelque sorte une politesse de la rédaction. La rédaction s’était montrée impolie à son égard. Tiens, en Occident, tous les journalistes connaissent la sténo et savent taper à la machine. Alors que là, c’était comme si on se retrouvait cent ans en arrière, dans le bureau de Nekrassov[38]. Quelles revues y avait-il donc cent ans auparavant ? Il ne pouvait se rappeler aucun titre à l’exception du Contemporain, alors qu’il y en avait sûrement eu d’autres.
L’académicien était un homme plein d’amour-propre, un homme très sensible. Il lui sembla voir un manque de respect dans cette attitude de la rédaction. En outre, il savait d’expérience que le fait de prendre des notes allait transformer l’entretien. La correction des épreuves s’annonçait difficile. Et puis, il avait décidé de consacrer une heure à l’entretien : il ne pouvait pas, n’avait pas le droit d’y consacrer plus. Son temps était plus précieux que celui d’un journaliste, d’une rédaction.
C’était à cela que pensait l’académicien tout en dictant les phrases habituelles de l’interview. D’ailleurs, il ne montra même pas qu’il était étonné. « Quand le vin est tiré, il faut le boire », songea-t-il se rappelant un proverbe français. L’académicien pensait en français : il préférait le français à toutes les autres langues qu’il connaissait ; les meilleures revues scientifiques dans son domaine et les meilleurs romans policiers étaient en français… L’académicien prononça tout haut la phrase en français, mais le journaliste qui ignorait la sténo ne réagit pas en l’entendant : l’académicien s’y attendait.
« Oui, le vin est tiré », songeait l’académicien tout en dictant. La décision avait été prise, le travail commencé et l’académicien n’avait pas l’habitude de s’arrêter à mi-chemin. Il se calma et continua de parler.
Finalement, il s’agissait d’un problème technique original : tout caser en une heure, en dictant lentement pour que le journaliste ait le temps de noter, et à voix suffisamment haute, moins fort que du haut de sa chaire à l’université et des tribunes des congrès internationaux, mais bien plus fort que dans son bureau, à peu près comme pendant les exercices de laboratoire. Voyant que tous ces problèmes étaient fort bien résolus et qu’il avait surmonté toutes ces difficultés inattendues et affligeantes, l’académicien se dérida.
— Excusez-moi, dit-il, vous ne seriez pas ce Goloubiev qui a tant publié du temps de ma jeunesse, de ma jeunesse scientifique, au début des années trente ? Tous les jeunes scientifiques guettaient alors ses articles. Je me souviens encore aujourd’hui du titre de l’un d’eux : « La science et la littérature ne font qu’un ». À l’époque, dit l’académicien en découvrant ses dents bien soignées dans un large sourire, ce genre de thème était à la mode. Cet article pourrait encore servir aujourd’hui pour un entretien sur les lyriques et les techniques[39] avec le cybernéticien Polétaïev. Tout cela est si vieux, soupira-t-il.
— Non, répondit le journaliste, je ne suis pas ce Goloubiev-là. Je vois de qui vous voulez parler. Ce Goloubiev-là est mort en 1938.
Et Goloubiev planta résolument son regard dans les yeux noirs et vifs de l’académicien.
Ce dernier émit un son inarticulé qu’il fallait interpréter comme de la compréhension, de la compassion, du regret.
Goloubiev écrivait sans s’interrompre. Il n’avait pas immédiatement compris le proverbe français sur le vin. Il connaissait la langue et l’avait oubliée, oubliée depuis longtemps, mais à présent les mots inconnus se frayaient un chemin dans son cerveau épuisé et desséché. La phrase indéchiffrable avançait lentement, comme à quatre pattes, dans les recoins de sa mémoire ; elle s’arrêtait pour reprendre des forces et finit par se traîner jusqu’à un recoin éclairé ; et Goloubiev en comprit le sens en russe avec effroi et douleur. L’ennui, ce n’était pas son contenu, mais le fait qu’il l’eût comprise : c’était comme si elle avait levé le voile sur un nouveau domaine oublié, comme si elle le lui avait désigné – un domaine où il lui fallait tout reconstruire, tout étayer, tout relever. Il n’avait plus la force de le faire, ni sur le plan moral ni sur le plan physique, et il lui semblait qu’il serait bien plus facile de ne plus rien se rappeler. Une sueur froide courut dans son dos. Il eut très envie d’allumer une cigarette, mais les médecins lui avaient interdit le tabac, à lui, un homme qui fumait depuis plus de quarante ans. Ils le lui avaient interdit et il avait arrêté de fumer : par lâcheté, il voulait vivre. Il lui aurait fallu de la volonté, non pour arrêter de fumer, mais pour ne pas écouter les conseils des médecins.
Une tête féminine portant un casque de coiffeur se profila derrière la porte. « Service à domicile », remarqua le journaliste.
— Excusez-moi.
L’académicien se faufila derrière le piano et sortit de la pièce en refermant bien soigneusement la porte.
Goloubiev secoua sa main engourdie et tailla son crayon.
On entendait la voix de l’académicien dans l’entrée : une voix énergique, modérément tranchante, de celles qu’on n’interrompt pas, une voix péremptoire.
— Le chauffeur, expliqua l’académicien en surgissant dans l’obscurité, n’arrive absolument pas à comprendre à quelle heure il doit amener la voiture… Continuons, dit-il en passant derrière le piano et en se penchant par-dessus l’instrument pour que Goloubiev entendît mieux. La deuxième partie concerne les succès de la théorie de l’information, de l’électronique, de la logique mathématique : en un mot, de tout ce qu’on a coutume d’appeler cybernétique.
Les yeux noirs et scrutateurs de l’académicien rencontrèrent le regard du journaliste, mais Goloubiev resta impassible. L’académicien continua avec entrain :
— Dans cette science à la mode, nous avons d’abord pris un léger retard sur l’Occident, mais nous avons vite corrigé cela, et maintenant, nous sommes les premiers. Nous songeons à créer des chaires de logique mathématique et de théorie des jeux.
— Théorie des jeux ?
— Oui. On l’appelle aussi « théorie de Monte-Carlo », dit l’académicien en grasseyant. Nous marchons avec notre temps. D’ailleurs, vous…
— Les journalistes n’ont jamais marché avec leur temps, dit Goloubiev, ce n’est pas comme les savants…
Goloubiev bougea le cendrier en forme de tête de Méphisto.
— Tenez, j’ai admiré ce cendrier, dit-il.
— Mais ce n’est rien, pensez-vous ! dit l’académicien. Je l’ai acheté par hasard. Je ne suis pas un collectionneur « amateur », comme disent les Français. Simplement, ça repose l’œil.
— Bien sûr, bien sûr, c’est une bonne occupation.
Goloubiev voulait dire « engouement » mais il eut peur de prononcer le son « ou », de crainte que cela ne fît sauter la prothèse dentaire qu’on venait de lui poser : la prothèse ne supportait pas le son « ou[40] ». Eh bien, je vous remercie, dit-il en se levant et en pliant ses feuilles de papier. Je vous souhaite un bon voyage. On vous enverra les épreuves.
— À propos, si c’est nécessaire, dit l’académicien en fronçant les sourcils, la rédaction n’aura qu’à ajouter d’elle-même ce qu’il faut. Je suis un homme de science, je peux ne pas être au courant.
— Ne vous inquiétez pas, vous verrez tout sur les épreuves.
— Bonne chance.
L’académicien raccompagna le journaliste dans l’entrée, alluma la lumière et le regarda avec compassion enfiler à grand-peine son manteau neuf et trop raide. Le bras gauche eut du mal à entrer dans la manche et Goloubiev rougit sous l’effort.
— La guerre ? demanda l’académicien avec une attention polie.
— Presque, répondit Goloubiev, presque. Et il sortit sur le palier, vers l’escalier de marbre.
Les articulations de son épaule avaient été déchirées lors d’interrogatoires en 1938.
1961