Le canard

Le torrent de montagne était pris par la glace, dans les dénivellations, où le gel s’installait le plus rapidement, il avait tout simplement disparu et en un mois il ne restait plus rien de l’eau estivale, menaçante et grondante : la glace elle-même était piétinée, pulvérisée, écrasée par des sabots, des pneus, des bottes de feutre. Mais le torrent vivait encore, l’eau respirait sous la glace : une vapeur blanche s’élevait au-dessus des trous.

Un canard à bout de forces piqua dans l’eau. Sa bande avait depuis longtemps migré vers le sud, mais lui était resté. Il faisait encore jour, il y avait de la neige, et cette neige, qui avait recouvert la forêt nue jusqu’à l’horizon, dégageait plus de clarté encore. Le canard avait voulu se reposer, faire une halte avant de reprendre son vol et de s’en aller plus loin rejoindre les siens.

Il n’avait plus la force de voler. Ses ailes, qui pesaient une tonne, l’entraînaient vers la terre ; pourtant l’eau lui avait apporté un point d’appui, un salut : il avait pris les trous dans la glace pour une rivière vivante.

Il n’eut pas le temps de regarder alentour que son ouïe fine perçut le bruit d’un danger. Pas un bruit, un grondement.

Un homme accourait d’en haut, de la montagne neigeuse, glissant sur les buttes gelées saisies encore plus par le froid à l’approche du soir. Il avait remarqué le canard depuis longtemps, il l’avait guetté avec un espoir secret qui venait de se réaliser : le canard s’était posé sur la glace.

L’homme s’en approchait à pas de loup, mais il avait trébuché, le canard l’avait vu, aussi l’homme s’était-il remis à courir sans plus se cacher ; le canard, lui, ne pouvait pas s’envoler : il était fatigué. Il lui eût suffi de s’élever dans les airs pour être à l’abri de tout danger ; seules les injures auraient pu encore l’atteindre. Mais, pour monter dans le ciel, le canard avait besoin de force dans les ailes, or il était fatigué. Il ne put que plonger, disparaître sous l’eau, et l’homme, armé d’un lourd bâton, se posta près du trou, guettant sa réapparition. Il faudrait bien qu’il respire, ce canard.

À vingt mètres de là, il y avait une trouée semblable à la première et l’homme jura en voyant le canard y refaire surface après avoir nagé sous l’eau. Mais là non plus, il n’arriva pas à s’envoler. Il s’offrit quelques secondes de répit.

L’homme essaya de casser, de piétiner la glace, mais ses bourki faites de morceaux de tissu ne le lui permirent pas. Il tapa sur la glace bleutée à grands coups de bâton : elle ne fit que s’émietter légèrement, sans se briser. Épuisé, l’homme s’assit sur la glace, le souffle court.

Le canard nageait au milieu du trou. L’homme se mit à courir en jurant et en lui jetant des pierres. Le canard plongea et réapparut dans le premier trou.

Ils coururent ainsi, l’homme et le canard, jusqu’à ce qu’il fît nuit.

C’était l’heure de regagner la baraque après cette chasse malheureuse, imprévue. L’homme regretta d’avoir gaspillé ses forces dans cette poursuite insensée. La faim l’avait empêché de réfléchir vraiment, de trouver un plan sûr pour tromper le canard : l’impatience, causée par la faim, lui avait dicté une mauvaise stratégie. Le canard resta sur l’eau, dans la trouée. L’homme retourna à sa baraque. Il n’avait pas pourchassé le canard pour le faire cuire et le manger. Le canard, c’était de la volaille, de la viande, pas vrai ? On pouvait le faire cuire dans une gamelle en fer-blanc ou, mieux encore, faire un feu et l’enfouir sous la cendre. L’enduire d’argile et l’enterrer sous la cendre lilas brûlante ou, tout simplement, le jeter dans les flammes. Une fois le feu éteint, l’enveloppe d’argile se serait craquelée. À l’intérieur, il y aurait eu de la graisse liquide brûlante. La graisse aurait coulé sur ses mains, se serait refroidie sur ses lèvres. Pourtant, ce n’était pas pour cela que l’homme avait pourchassé le canard. D’autres plans imprécis s’étaient vaguement, confusément échafaudés dans son esprit : offrir le canard au contremaître ; en échange, ce dernier l’aurait rayé de la liste funeste qu’on dressait chaque nuit. Toute la baraque connaissait l’existence de cette liste, et l’homme s’efforçait de ne pas penser à l’impossible, à la façon d’échapper « au convoi », de s’éterniser ici. La faim d’ici, on pouvait encore la supporter ; l’homme ne cherchait jamais à remplacer le bon par le meilleur.

Mais le canard était resté dans le trou. L’homme avait eu beaucoup de mal à prendre une décision, à agir, à faire un geste que son existence quotidienne ne lui avait pas enseigné. On ne lui avait pas appris à pourchasser les canards. Voilà pourquoi ses mouvements avaient été malhabiles, impuissants. Il n’avait pas été préparé à une chasse de ce genre : son cerveau ne savait pas résoudre les problèmes inattendus posés par la vie. On lui avait appris à vivre sans jamais prendre de décision, car une autre volonté, étrangère, s’en chargeait à sa place. Il lui était incroyablement difficile d’intervenir dans sa propre destinée, d’infléchir le sort. Peut-être était-ce mieux ainsi : le canard allait mourir sur sa trouée et l’homme dans sa baraque.

Ses doigts gelés, égratignés au contact de la glace, se réchauffaient à grand-peine sous ses vêtements : l’homme serrait ses mains contre sa poitrine, tressaillant sous l’effet de la douleur lancinante dans ses doigts à jamais meurtris par le froid. Il y avait peu de chaleur dans son corps affamé et l’homme regagna la baraque, se fraya un chemin jusqu’au poêle, toujours sans parvenir à se réchauffer. Son corps était parcouru d’un fort tremblement irrépressible.

Le contremaître jeta un coup d’œil par la porte de la baraque. Il avait vu, lui aussi, le canard, il avait vu l’homme mort poursuivre le canard à l’agonie. Le contremaître ne voulait pas quitter le bourg : comment savoir ce qui l’attendait ailleurs ? Il avait escompté apitoyer le chef de travaux, qui dormait encore, avec un cadeau généreux, un canard vivant et un pantalon de « libre ». Une fois réveillé, le chef de travaux pourrait le rayer des listes, lui, le contremaître, et non le travailleur qui aurait attrapé le canard.

D’un geste machinal, le chef de travaux palpa une cigarette Fusée. Il avait également suivi le début de la chasse par la fenêtre. Si on attrapait le canard, le charpentier lui ferait une cage et le chef de travaux l’apporterait au grand chef ou, plus exactement, à sa femme, à Agnia Pétrovna.

Mais le canard était resté au milieu du trou où l’attendait la mort. Et tout suivit son cours, comme s’il n’y avait jamais eu de canard en ces lieux.

1963

Récits de la Kolyma
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