Sergueï Essénine
et le monde des voleurs

Tous, voleurs ou assassins :

Tel est leur destin.

J’ai aimé leur air morose,

Leurs joues creuses.

Maléfique est leur bonheur,

Simple leur cœur.

Toutes tordues, leurs lèvres bleues

Leur visage noir.[39]

SERGUEÏ ESSÉNINE

Le convoi qui s’en allait vers le Nord en traversant les villages de l’Oural était un convoi comme on en trouve dans les livres : tout y était semblable à ce que j’avais pu lire auparavant chez Korolenko[40], Tolstoï, Figner, Morozov… C’était au printemps de 1929.

Des hommes d’escorte complètement ivres, aux yeux fous, qui distribuaient force taloches et gifles, des cliquetis de culasses de fusils à chaque instant… Un adepte de Fiodorov[41] maudissant les « dragons » ; de la paille fraîche sur le sol en terre battue des hangars des isbas où on faisait étape ; des gens mystérieux et tatoués avec des casquettes d’ingénieurs ; des contrôles sans fin, des appels, on comptait, on comptait, on comptait…

La dernière nuit qui précède l’étape à pied est une nuit de salut. En regardant le visage de leurs camarades, ceux qui connaissaient les vers d’Essénine (en 1929, il y avait beaucoup de gens dans ce cas), étaient frappés par la justesse exhaustive des mots du poète :

Toutes tordues, leurs lèvres bleues

Leur visage noir. Tout le monde avait justement les lèvres bleues et le visage noir. Tout le monde avait la bouche tordue, de douleur, à cause d’innombrables craquelures saignantes.

Un jour, alors que la marche avait été plus facile, peut-être parce que le chemin avait été plus court que d’habitude, au point que tout le monde s’était installé pour la nuit alors qu’il faisait encore jour et avait pu se reposer, du coin où se trouvaient les truands s’éleva un chant pas très fort, ou plutôt une sorte de mélopée sur un air inventé :

Tu ne m’aimes pas, tu n’as pas pitié…

Le truand termina sa chanson, qui avait attiré autour de lui de nombreux auditeurs, et déclara d’un air important :

— C’est de l’interdit.

— C’est du Essénine, dit quelqu’un.

— Va pour Essénine, dit le chanteur.

Déjà à l’époque, trois ans à peine après la mort du poète, sa popularité était très grande parmi les truands. C’était le seul poète reconnu et consacré par les truands, qui n’aiment généralement pas la poésie.

Plus tard, ils en firent un « classique » : parler d’Essénine avec respect devint de bon ton parmi les voleurs.

Tout truand sachant lire connaît des poésies comme Joue, harmonica, et De nouveau, ici on boit, on se bat et on pleure. La Lettre à ma mère est très célèbre. Mais les Motifs persans, les poèmes, les vers de jeunesse, leur sont totalement inconnus.

En quoi Essénine est-il proche de l’âme des truands ?

D’abord, une sympathie sincère à l’égard du monde de la pègre imprègne tous les vers d’Essénine. Elle est exprimée plus d’une fois de façon directe et claire. Nous nous souvenons parfaitement de :

Un signe d’élection étiquette

D’emblée ce qui est vivant.

Si je n’avais pas été poète

Je me serais fait, sans doute, truand.

Les truands, eux aussi, se rappellent bien ces vers. De même que des vers écrits plus tôt (en 1915) : « Dans le pays où l’ortie jaune… » et bien d’autres, bien d’autres poésies encore.

Mais cela ne tient pas seulement aux déclarations directes ni à ces vers de L’homme noir, où Essénine porte sur lui-même un jugement typique de truand :

Cet homme était un aventurier,

Mais de la plus haute

Et de la meilleure facture.

L’humeur, les façons d’être et le ton de toute une série de poésies d’Essénine sont proches du monde des truands.

Quelles sont donc les notes familières que les truands entendent dans sa poésie ?

D’abord, ce sont des notes de mélancolie, tout ce qui provoque la pitié et qui s’apparente au sentimentalisme des prisons :

Et les bêtes, nos frères plus petits,

Jamais je ne les ai frappées sur la tête.

Les vers sur le chien, le renard, les vaches et les chevaux, sont interprétés par les truands comme les paroles d’un homme cruel à l’égard de l’homme, et tendre à l’égard des animaux.

Les truands peuvent caresser un chien, et le déchiqueter vivant une seconde plus tard ; ils n’ont pas de limites morales, mais leur curiosité est immense, notamment pour tout ce qui touche à la question « survivra-t-il ou non ? ». Le truand, qui a commencé, enfant, par observer le papillon à qui il avait arraché les ailes, l’oiseau à qui il avait crevé les yeux, une fois devenu adulte, crève les yeux d’un homme par pure curiosité, comme dans son enfance.

Et, derrière les vers d’Essénine sur les animaux, ils s’imaginent voir un esprit qui leur est apparenté. Ils ne prennent pas ces vers avec un sérieux tragique. Ils ont l’impression qu’il s’agit d’une habile déclaration en rimes.

Les notes de défi et de protestation, le sentiment d’être damné, tous ces éléments de la poésie d’Essénine ne laissent pas les truands insensibles. Ils n’ont pas besoin des Juments-navires ou du Pantocrator[42]. Les truands sont des réalistes. Il y a beaucoup de choses qu’ils ne comprennent pas dans les vers d’Essénine, et tout ce qui leur est incompréhensible, ils le rejettent. Mais dans les vers bien plus simples du cycle La Moscou des tripots, ils perçoivent des nuances qui correspondent à leur âme, à leur mode de vie souterrain, avec les prostituées et les sinistres bamboches clandestines.

L’ivresse, les bamboches, la célébration de la débauche, tout cela trouve une résonance dans l’âme des voleurs.

Ils passent complètement à côté des paysages d’Essénine, de ses vers sur la Russie : tout cela ne les intéresse pas le moins du monde.

Et, dans les vers qu’ils connaissent et qu’ils chérissent à leur façon, ils font des coupures audacieuses. Ainsi, dans la poésie Joue, harmonica, ils font sauter la dernière strophe à cause des mots :

Ma chérie, je pleure,

Pardon, pardon…

Les jurons insérés par Essénine dans ses poèmes suscitent un enthousiasme jamais démenti. Comment pourrait-il en être autrement ? Puisque le discours de tout truand est truffé de chapelets d’obscénités des plus alambiquées portées au plus haut degré de perfection. C’est leur lexique, leur vie quotidienne.

Et voilà qu’ils se trouvent face à un poète qui n’oublie pas cet aspect des choses primordial pour eux.

Sa poétisation de la condition de voyou contribue également à la popularité dont jouit Essénine parmi les truands, même si, apparemment, sur ce point, il ne devrait pas susciter de sympathie dans le milieu de la pègre. Car les truands essaient de se démarquer des voyous aux yeux des caves, et ils sont effectivement une catégorie qui n’a rien à voir avec les voyous, infiniment plus dangereuse. Cependant, aux yeux de l’homme de la rue, un voyou est encore plus effrayant qu’un voleur.

Les frasques d’Essénine célébrées dans ses vers sont perçues par les truands comme des événements vécus par leur propre bande, des épisodes de leur débauche clandestine, de leurs bamboches sinistres et sans frein.

Je suis, comme vous, un homme perdu,

Je ne peux plus revenir en arrière.

Chaque poème de La Moscou des tripots éveille un écho dans l’âme des truands. Qu’ont-ils à faire de la profonde humanité, du lumineux lyrisme qui imprègnent les vers d’Essénine ?

Ils y puisent un autre sens qui les fait vibrer. Et ce sens existe ; ce ton d’homme blessé, qui en veut au monde entier, on le trouve chez Essénine.

Il est encore un autre aspect de la poésie d’Essénine qui le rapproche de la philosophie des truands, du code qui régit leur monde.

Il s’agit de son attitude à l’égard de la femme. Le truand traite la femme avec mépris, il la considère comme un être inférieur. La femme n’est faite que pour être bafouée, pour être la cible de plaisanteries grossières et recevoir des coups.

Le truand ne pense absolument pas à ses enfants ; dans sa morale, il n’y a pas d’obligations, pas de principes qui le lieraient à ses descendants.

Que va devenir sa fille ? Une prostituée ? Une voleuse ? Que va devenir son fils ? Le truand s’en moque éperdument. D’ailleurs, la « loi » ne l’oblige-t-elle pas à céder sa compagne à un camarade qui a plus « d’autorité » ?

J’ai semé mes enfants de par le vaste monde,

Et ma femme,

Je l’ai donnée le cœur léger.

Là, les principes moraux du poète coïncident parfaitement avec les principes et les goûts consacrés par les traditions et le mode de vie des truands.

Bois, garce, bois !

Les truands connaissent par cœur les vers d’Essénine sur les prostituées ivres, ils en ont fait depuis longtemps leur arme idéologique. De même que « Le rossignol a un beau chant… » et « Tu ne m’aimes pas, tu n’as pas pitié », avec une mélodie de leur cru, font partie du fonds du folklore criminel, tout comme :

Ne piaffe pas, ma troïka tardive.

Notre vie a filé sans laisser mémoire.

Et demain, sur un lit d’hôpital,

Ne trouverai-je le repos pour toujours ?

Les chanteurs truands remplacent « lit d’hôpital » par « lit de prison ».

Le culte de la mère, allant de pair avec un mépris cynique et grossier envers la femme-épouse, est caractéristique du mode de vie des truands.

Sur ce plan aussi, la poésie d’Essénine reproduit avec une incroyable subtilité les conceptions du monde de la pègre.

Pour un truand, la mère est l’objet d’un attendrissement sentimental, elle est son sanctuaire. Cela fait partie, comme le reste, des règles de bonne conduite du voleur, de ses traditions « spirituelles ». Associé à la goujaterie envers les femmes en général, ce sentimentalisme sirupeux à l’égard de la mère apparaît comme faux et mensonger. Pourtant, le culte de la mère, c’est l’idéologie officielle du truand.

Tous les truands sans exception connaissent la première Lettre à ma mère : « Tu vis encore, ma vieille maman chérie… ». Ces vers, c’est l’« Oiseau de Dieu[43] » des truands.

D’ailleurs, toutes les autres poésies d’Essénine sur sa mère, même si leur popularité ne peut se comparer à celle de « La lettre », sont connues et approuvées.

L’esprit de la poésie d’Essénine, une partie de son œuvre, correspondent, avec une intuition étonnamment juste, aux conceptions du monde de la pègre. C’est par là que s’explique la grande et singulière popularité d’Essénine parmi les truands.

Cherchant à souligner combien ils sont proches de ce poète, désireux de montrer au monde entier à quel point ils sont attachés à ses vers, les truands, avec la théâtralité qui les caractérise, se font tatouer sur le corps des citations d’Essénine. Les vers les plus populaires, ceux qu’on trouve chez beaucoup de jeunes truands, parmi diverses images sexuelles, cartes et épitaphes, sont :

Si peu de chemin parcouru,

Et tant d’erreurs commises.

ou :

Brûler, mais alors jusqu’au bout !

Qui s’est consumé ne prend plus feu.

ou :

J’ai misé sur la dame de pique

Et tiré un as de carreau.

Je crois qu’on n’avait encore jamais fait de la propagande pour aucun poète au monde de cette façon.

Seul Essénine, reconnu par le monde des truands, a été gratifié de cet honneur singulier.

Une telle reconnaissance exige du temps. Entre une première lecture, un premier intérêt fugitif et le moment où, avec l’approbation de tous les caïds du monde souterrain, on a inclus les vers d’Essénine dans « la bibliothèque du jeune truand » obligatoire, il s’est écoulé deux ou trois décennies. Il s’agit précisément des années où on n’éditait pas ou peu le poète (La Moscou des tripots n’est toujours pas publiée). Ce fait lui valait une confiance et un intérêt encore plus grands de la part des truands.

Le monde de la pègre n’aime pas les poèmes. La poésie n’a rien à faire dans ce monde ténébreux. Essénine est une exception. Chose étonnante, sa biographie, son suicide, n’ont joué aucun rôle dans ce succès.

Les criminels professionnels ignorent le suicide, chez eux, le pourcentage des suicides est nul. La fin tragique d’Essénine s’expliquait, pour les truands les plus instruits, par le fait que le poète n’était pas un truand à part entière, mais plutôt un dévoyé, un cave dévoyé : de sa part, on pouvait s’attendre à tout.

Mais bien entendu – et cela, n’importe quel truand le dira, qu’il soit instruit ou non – Essénine avait une goutte de sang de filou.

s.d.

Récits de la Kolyma
couv.xhtml
titre.xhtml
pref.xhtml
termes.xhtml
recits.xhtml
k01.xhtml
k02.xhtml
k03.xhtml
k04.xhtml
k05.xhtml
k06.xhtml
k07.xhtml
k08.xhtml
k09.xhtml
k10.xhtml
k11.xhtml
k12.xhtml
k13.xhtml
k14.xhtml
k15.xhtml
k16.xhtml
k17.xhtml
k18.xhtml
k19.xhtml
k20.xhtml
k21.xhtml
k22.xhtml
k23.xhtml
k24.xhtml
k25.xhtml
k26.xhtml
k27.xhtml
k28.xhtml
k29.xhtml
k30.xhtml
k31.xhtml
k32.xhtml
k33.xhtml
rive.xhtml
r01.xhtml
r02.xhtml
r03.xhtml
r04.xhtml
r05.xhtml
r06.xhtml
r07.xhtml
r08.xhtml
r09.xhtml
r10.xhtml
r11.xhtml
r12.xhtml
r13.xhtml
r14.xhtml
r15.xhtml
r16.xhtml
r17.xhtml
r18.xhtml
r19.xhtml
r20.xhtml
r21.xhtml
r22.xhtml
r23.xhtml
r24.xhtml
r25.xhtml
virt.xhtml
v01.xhtml
v02.xhtml
v03.xhtml
v04.xhtml
v05.xhtml
v06.xhtml
v07.xhtml
v08.xhtml
v09.xhtml
v10.xhtml
v11.xhtml
v12.xhtml
v12_split1.xhtml
v13.xhtml
v14.xhtml
v15.xhtml
v16.xhtml
v17.xhtml
v18.xhtml
v19.xhtml
v20.xhtml
v21.xhtml
v22.xhtml
v23.xhtml
v24.xhtml
v25.xhtml
v26.xhtml
v27.xhtml
essais.xhtml
e01.xhtml
e02.xhtml
e03.xhtml
e04.xhtml
e05.xhtml
e06.xhtml
e07.xhtml
e08.xhtml
meleze.xhtml
m01.xhtml
m02.xhtml
m03.xhtml
m04.xhtml
m05.xhtml
m06.xhtml
m07.xhtml
m08.xhtml
m09.xhtml
m10.xhtml
m11.xhtml
m12.xhtml
m13.xhtml
m14.xhtml
m15.xhtml
m16.xhtml
m17.xhtml
m18.xhtml
m19.xhtml
m20.xhtml
m21.xhtml
m22.xhtml
m23.xhtml
m24.xhtml
m25.xhtml
m26.xhtml
m27.xhtml
m28.xhtml
m29.xhtml
m30.xhtml
gant.xhtml
g01.xhtml
g02.xhtml
g03.xhtml
g04.xhtml
g05.xhtml
g06.xhtml
g07.xhtml
g08.xhtml
g09.xhtml
g10.xhtml
g11.xhtml
g12.xhtml
g13.xhtml
g14.xhtml
g15.xhtml
g16.xhtml
g17.xhtml
g18.xhtml
g19.xhtml
g20.xhtml
g21.xhtml
post.xhtml
p01.xhtml
lexique.xhtml
bio.xhtml
biblio.xhtml
notes.xhtml
nrecits.xhtml
nrive.xhtml
nvirt.xhtml
nessais.xhtml
nmeleze.xhtml
ngant.xhtml
npost.xhtml
cop.xhtml