À l’hôpital

Krist était grand, mais l’aide-médecin était encore plus grand, carré, la trogne large – cela faisait longtemps que tous les chefs semblaient mafflus à Krist. Poussant Krist dans un coin, l’aide-médecin contempla sa proie avec une satisfaction visible.

— Alors, tu dis que tu as été aide-soignant ?

— Oui.

— C’est bien. Il m’en faut un. Un vrai. Pour que tout soit en ordre.

L’aide-médecin montra l’énorme infirmerie silencieuse qui ressemblait à une écurie.

— Il faut que j’aille à l’hôpital, dit seulement Krist. Je suis malade.

— Tout le monde est malade. T’as bien le temps. On va remettre de l’ordre. On va mettre cette armoire en service.

L’aide-médecin frappa sur la porte d’une énorme armoire vide.

— Bon, il se fait tard. Lave le plancher, et couche-toi. Tu me réveilleras à l’heure du lever.

Krist n’avait pas eu le temps de verser de l’eau glaciale dans tous les coins de l’infirmerie froide et gelée que son travail fut interrompu par la voix ensommeillée de son nouveau patron.

Krist entra dans la pièce voisine qui ressemblait elle aussi à une écurie, avec un lit en bois calé dans un coin. L’aide-médecin, qui était en train de s’endormir sous un monceau de couvertures déchirées, de pelisses et de guenilles, appelait Krist.

— Enlève-moi mes bottes de feutre, aide-soignant !

Krist retira les bottes de feutre puantes de l’aide-médecin.

— Mets-les près du poêle, le plus haut possible. Et demain matin, tu me les apporteras toutes chaudes. J’aime quand elles sont bien chaudes.

Avec la serpillière, Krist repoussa l’eau sale et glacée vers un coin de l’infirmerie ; l’eau se figea, devint une masse pâteuse, saisie par le gel. Krist essuya le sol, s’allongea sur le lit, plongea dans son demi-sommeil habituel et se réveilla au bout d’un instant, lui sembla-t-il : l’aide-médecin le secouait par l’épaule.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? Tout le monde est debout depuis longtemps.

— Je ne veux pas travailler comme aide-soignant. Envoyez-moi à l’hôpital.

— À l’hôpital ? L’hôpital, ça se mérite… Alors comme ça, tu ne veux pas travailler comme aide-soignant ?

— Non, répondit Krist protégeant son visage d’un geste familier.

— File au travail !

L’aide-médecin poussa Krist hors de l’infirmerie et l’accompagna dans le brouillard jusqu’au poste de garde.

— Expédiez-le, expédiez-le ! cria l’aide-médecin aux soldats d’escorte qui conduisaient un groupe de détenus au-delà des barbelés. C’est un fainéant, un simulateur.

Les soldats d’escorte s’y connaissaient, ils poussèrent Krist avec la baïonnette et la crosse de leurs fusils sans lui faire mal.

Le groupe devait rapporter du bois de flottage jusqu’au camp. Un travail facile. Ce bois, situé à deux kilomètres, provenait des amas de troncs apportés là au printemps par le torrent de montagne qui avait gelé jusqu’au fond. Il était difficile de dégager de cet amas les rondins délavés, desséchés par le vent, débarrassés de leur écorce : ils étaient accrochés aux algues, aux souches et aux pierres. Il y avait beaucoup de bois de flottage. Ils n’étaient pas tombés sur des rondins impossibles à soulever. Krist s’en réjouit. Chaque détenu choisissait un rondin à la mesure de ses forces. Le parcours de deux kilomètres prenait presque toute la journée. C’était une mission pour invalides, située dans un bourg. Les tâches y étaient faciles. Un OLP – un poste isolé du camp – le poste de vitamines. Et vive la vita ! Mais Krist ne comprenait pas, ne voulait pas comprendre cette terrible ironie. Les jours passaient, et on ne l’envoyait toujours pas à l’hôpital. On en envoyait d’autres, mais pas lui. Chaque jour, l’aide-soignant venait au poste de garde et criait aux soldats d’escorte en pointant sa moufle sur Krist :

— Expédiez-le, expédiez-le au travail !

Et tout recommençait.

L’hôpital, l’hôpital tant désiré n’était qu’à quatre kilomètres du bourg. Mais pour y arriver, il fallait une feuille de route. L’aide-médecin savait qu’il tenait la vie ou la mort de Krist entre ses mains. Krist le savait aussi.

De la baraque où dormait Krist – c’est ce qu’au camp on appelle « habiter » – jusqu’au poste de garde, il y avait cent mètres en tout et pour tout. Ce bourg était un des plus isolés. L’aide-médecin en semblait d’autant plus gros et grand, et Krist d’autant plus insignifiant.

Sur ce chemin de cent mètres, Krist rencontra… il ne put se rappeler qui. L’homme était déjà passé, englouti par le brouillard. Sa mémoire affaiblie, affamée, n’arrivait pas à lui souffler quoi que ce soit. Et pourtant… Il y pensa jour et nuit, surmontant le froid, la faim, la douleur de ses mains et de ses pieds gelés. Qui ? Qui avait-il rencontré sur le sentier ? Ou bien devenait-il fou ? Krist connaissait l’homme disparu dans le brouillard. Il ne le connaissait pas du temps de Moscou, de la liberté. Non, c’était nettement plus important, plus proche, plus nécessaire. Et Krist se souvint. Dix ans auparavant, cet homme était chef d’un camp, pas une mission de vitamines, mais un gisement aurifère où Krist s’était trouvé confronté à la véritable Kolyma. C’était un chef, un « crachat » comme disaient les truands, un chef libre, et on l’avait jugé alors que Krist était là. Puis il avait disparu. On disait qu’il avait été fusillé, et voilà qu’il était ici, Krist venait de le croiser sur le sentier de la mission de vitamines. Krist le trouva au bureau du camp. Il y occupait une fonction mystérieuse, incontestablement administrative. L’ancien chef avait, bien entendu, l’article 58, mais pas un « sigle », et on l’avait autorisé à travailler au bureau.

Bien sûr, Krist, lui, pouvait connaître et reconnaître le chef. Ce dernier, en revanche, ne pouvait pas se rappeler Krist. Et pourtant… Krist s’approcha du guichet, comme dans toutes les administrations du monde.

— Alors, tu me remets, hein ? dit l’ancien chef à la manière des truands en tournant son visage vers Krist.

— Oui… C’est que je viens du gisement, dit Krist.

— Heureux de voir un pays. Et, comprenant bien Krist, l’ancien chef ajouta : Viens me voir ce soir, je te donnerai un bout de hareng saur.

Aucun d’eux ne connaissait ni le prénom ni le nom de l’autre. Cependant, cette chose insignifiante et éphémère qui les avait réunis un jour par hasard était brusquement devenue une force susceptible de modifier le sort d’un homme. Et l’homme lui-même, qui ne donnait pas son hareng saur à ses camarades du poste de vitamines, mais à Krist qu’il avait connu au gisement, se souvenait aussi que l’or et une mission de vitamines, étaient deux choses bien différentes. Ni l’un ni l’autre n’en parlèrent. Chacun le comprenait et le sentait en son for intérieur – pour Krist, c’était une sorte de droit caché et, pour l’ancien chef, une dette.

Tous les soirs, l’ancien chef apportait un bout de hareng à Krist, de plus en plus gros. Le cuisinier du camp ne s’étonnait pas du brusque caprice de l’employé de bureau qui n’avait pas pris de hareng à la cuisine pendant des mois. Krist mangeait son hareng selon les habitudes prises au gisement aurifère : avec la peau, la tête et les arêtes. Parfois, l’ancien chef apportait aussi un morceau de pain dans lequel on avait mordu.

Krist pensa que continuer à manger cet excellent hareng était dangereux : on risquait de ne plus l’envoyer à l’hôpital, son corps perdrait l’aspect indispensable pour une hospitalisation. La peau ne serait pas assez sèche, le sacrum pas assez anguleux.

Il raconta à l’ancien chef qu’on voulait l’envoyer, lui, Krist, à l’hôpital, mais que l’aide-médecin l’avait gardé ici, abusant de son pouvoir. Et voilà…

— Oui, l’aide-médecin du coin est une belle salope. Je suis là depuis plus d’un an et personne n’a encore dit du bien de ce badigeonneur. Mais on l’aura. Ici, on envoie des gens à l’hôpital tous les jours. C’est moi qui rédige les listes.

L’ancien chef eut un sourire.

Le soir, on appela Krist au poste de garde. Deux détenus s’y trouvaient déjà ; l’un avait une petite valise en carton.

— Il n’y a pas d’escorte pour vous emmener, dit le planton en apparaissant sur le seuil. On vous fera partir demain.

Pour Krist, c’était la mort : le lendemain, tout serait découvert. L’aide-médecin expédierait Krist en enfer… Krist ne savait pas le nom de cet enfer où il risquait d’échouer ; qu’est-ce qui pouvait être pire que tout ce qu’il avait déjà connu ? Mais Krist ne doutait pas qu’il existe de tels endroits. Il ne pouvait qu’attendre et se taire.

Le planton réapparut :

— Rentrez à la baraque, il n’y aura pas d’escorte.

Mais l’homme à la valise supplia :

— Donnez-moi la feuille de route, citoyen-planton, et j’emmènerai tout le monde. Aussi bien que n’importe quel soldat. Enfin, vous me connaissez ? Vous l’avez déjà fait plus d’une fois. Moi, je suis dispensé d’escorte, et ceux-là, où voulez-vous qu’ils aillent, en pleine nuit et dans le froid ?

Le planton rentra dans le poste de garde et en ressortit immédiatement : il remit un papier à l’homme à la valise.

— Vous avez vos affaires ?

— Quelles affaires ?…

— Bon, allez-y…

Le verrou métallique s’ouvrit, laissant sortir les trois détenus dans la brume laiteuse de l’hiver.

L’homme dispensé d’escorte marchait en tête, courait même, selon Krist. Par endroits, la brume se dissipait, laissant apparaître la lumière jaunâtre des réverbères électriques.

Un temps infiniment long s’écoula. Des gouttes de sueur brûlantes roulaient sur le ventre creux de Krist, sur son dos décharné. Son cœur battait, battait la chamade. Mais Krist n’en courait pas moins à la suite de ses camarades qui s’enfonçaient dans la brume.

Au coin du bourg commençait la grand-route :

— On t’attend !

Krist eut peur qu’on le laisse, qu’on l’abandonne.

— Eh ! toi, dis donc, fit l’homme dispensé d’escorte, tu sais où est l’hôpital ?

— Oui.

— On va aller devant. Et on t’attendra près de l’hôpital.

Ses camarades disparurent dans l’obscurité et, après avoir repris son souffle, Krist se traîna le long du fossé, en s’arrêtant à chaque instant pour s’élancer à nouveau. Krist avait perdu ses moufles, mais il ne se rendait pas compte qu’il s’agrippait à la neige, à la glace et aux pierres de ses mains nues. Il grondait, soufflait et griffait la terre. Il ne voyait rien devant lui en dehors de la brume laiteuse. D’énormes camions surgissaient de cette brume en grondant furieusement pour disparaître dans la blancheur. Mais Krist ne s’arrêtait pas pour laisser passer les camions. Il s’agrippait au fossé, au bord du talus qui s’étirait à travers le gouffre de glace comme un énorme câble menant à la chaleur, au salut.

Krist se traînait, se traînait, se traînait…

La brume se dissipa légèrement, Krist vit le tournant qui menait à l’hôpital et les minuscules maisonnettes du bourg hospitalier. À trois cents mètres, pas plus. Krist gronda de nouveau, et se remit en chemin.

— On pensait déjà que tu avais crevé, dit avec indifférence et sans méchanceté aucune l’homme dispensé d’escorte qui se tenait sur le seuil de la baraque de l’hôpital. On ne nous accepte pas sans toi, ici.

Mais Krist n’écoutait pas, il ne répondit rien. C’était maintenant le moment le plus important, le plus difficile : allait-on le garder à l’hôpital ?

Vint un médecin, un homme jeune et propre, vêtu d’une blouse incroyablement blanche. Il inscrivit tout le monde dans le registre.

— Déshabillez-vous.

La peau de Krist était desséchée, elle tombait en plaques fines comme les empreintes dactyloscopiques dans le dossier pénitentiaire.

— Ça s’appelle la pellagre, dit l’homme dispensé d’escorte.

— Moi aussi, j’ai eu ça, dit l’autre.

Ce furent les premières et les dernières paroles que Krist l’entendit prononcer :

— On m’a enlevé des gants de peau sur les deux mains. On les a envoyés à Magadane, au musée.

— Au musée ! répéta l’homme dispensé d’escorte avec mépris. Comme si on manquait de gants de ce genre à Magadane !

Mais l’autre détenu ne l’écoutait pas.

— Eh ! toi, dit-il en secouant Krist par le bras, écoute un peu. Pour ce genre de maladie, on va te prescrire des piqûres chaudes, c’est sûr. On m’en a prescrit, je les ai troquées contre du pain chez les truands. Voilà comment j’ai guéri.

Puis on sortit d’une armoire des formulaires de dossiers médicaux. Trois formulaires. On gardait tout le monde. Un aide-soignant arriva :

— À la 2 pour commencer.

S’arroser d’eau chaude, mettre du linge sans poux. Un couloir. Là, sur la table de l’homme de garde, brûlait encore la mèche d’une veilleuse dans un fond de boîte de conserve remplie d’huile de foie de morue. Une porte donnant sur une salle vide qui sentait le froid, la rue, la glace. L’aide-soignant alla chercher des bûches pour allumer le poêle.

— Vous savez quoi ? dit l’homme dispensé d’escorte. On n’a qu’à se coucher ensemble, sinon on va aller bouffer les pissenlits par la racine.

Ils se couchèrent tous les trois sur le même châlit en s’étreignant les uns les autres. Puis l’homme dispensé d’escorte se dégagea de sous les trois couvertures, attrapa tous les matelas et toutes les couvertures qu’il y avait dans la salle, déversa cette montagne sur le châlit où étaient couchés ses camarades, et plongea lui-même dans les bras décharnés de Krist. Les malades s’endormirent.

1964

Récits de la Kolyma
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