Le collier de la princesse Gagarine
La période d’instruction passée en prison glisse hors de notre mémoire sans laisser de traces sensibles ni douloureuses. Pour chacun, la prison d’instruction, les rencontres qu’on y fait, les gens qu’on y voit, ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est ce qui mobilise toutes les forces morales, spirituelles et nerveuses de chacun en prison : la lutte contre le juge d’instruction. Ce qui s’est passé dans les bureaux du bâtiment des interrogatoires, on se le rappelle mieux que la vie de prison. Aucun livre lu en prison ne reste en mémoire : seules les prisons d’autrefois où l’on purgeait sa peine étaient des universités d’où on voyait ressortir des astronomes, des philologues, des auteurs de Mémoires[6]. On ne se souvient pas des livres lus pendant l’instruction. Pour Krist, ce n’était pas son duel avec le juge d’instruction qui jouait le rôle principal. Krist avait compris qu’il était de toute façon condamné, qu’arrestation voulait dire condamnation, immolation. Et il restait calme. Il avait conservé la faculté d’observer et d’agir malgré le rythme soporifique du régime de prison. Il avait été plus d’une fois témoin d’une habitude fâcheuse de l’homme : raconter le plus important, se livrer entièrement à son voisin de cellule, d’hôpital ou de train. Ces secrets gardés au fin fond de l’âme humaine étaient parfois stupéfiants, incroyables.
Quand on demanda au voisin de droite de Krist, un mécanicien d’usine de Volokolamsk, de se rappeler l’événement le plus lumineux de sa vie, la meilleure chose qui lui fût jamais arrivée, il déclara, tout illuminé par le souvenir qu’il revivait, qu’en 1933, il avait reçu vingt boîtes de conserve de légumes contre ses tickets et qu’en les ouvrant chez lui il s’était aperçu qu’elles contenaient toutes de la viande. Chaque boîte, le mécanicien l’avait ouverte à la hache, après s’être enfermé à clé à cause des voisins : toutes étaient pleines de viande, il n’y en avait pas une seule avec des légumes. En prison, on ne rit pas de ce genre de souvenirs. Son voisin de gauche, Alexandre Guéorguiévitch Andreïev, le secrétaire général de l’Association des bagnards politiques, fronça ses sourcils argentés jusqu’à la racine de son nez. Ses yeux noirs étincelèrent :
— Oui, il y a eu un jour comme ça dans ma vie, le 12 mars 1917[7]. Je suis un condamné à perpétuité du bagne tsariste. Et le Destin a voulu que je fête le vingtième anniversaire de cet événement ici, en prison, avec vous.
Un homme grand et potelé descendit des châlits situés en face :
— Permettez-moi de participer à votre jeu. Je suis le docteur Mirolioubov, Valéri Andreïevitch.
Le docteur eut un petit sourire plaintif.
— Asseyez-vous, lui dit Krist en lui faisant de la place.
Il n’y avait rien de plus facile : il suffisait de replier les jambes. C’était l’unique moyen de faire de la place. Mirolioubov grimpa immédiatement sur les châlits. Il avait des chaussons aux pieds. Krist en haussa les sourcils d’étonnement.
— Non, ça ne vient pas de chez moi, mais de la Taganka où j’ai passé deux mois. Les règles y sont plus simples.
— Mais la Taganka est une prison pour droit commun.
— Oui, bien sûr, confirma le docteur Mirolioubov d’un air absent. Depuis que vous êtes arrivé dans la cellule, continua-t-il en levant les yeux sur Krist, notre vie a changé. Les jeux sont devenus plus sensés. Rien à voir avec cet horrible joutchok qui passionnait tout le monde… On attendait même l’heure d’aller aux cabinets pour y jouer à volonté. Vous connaissez, sans doute…
— Oui, répondit Krist avec tristesse et fermeté.
Mirolioubov fixa Krist de ses yeux de myope à fleur de tête, pleins de bonté…
— Les truands m’ont pris mes lunettes. À la Taganka.
Des questions, des suppositions, des hypothèses se bousculèrent dans l’esprit de Krist… « Il cherche un conseil. Il ne sait pas pourquoi il a été arrêté. D’ailleurs… »
— Pourquoi vous a-t-on transféré de la Taganka ?
— Je ne sais pas. Je n’ai pas été interrogé une seule fois en deux mois. Et à la Taganka… on m’avait convoqué comme témoin dans une affaire de vol. On avait volé un manteau à un de mes voisins. On m’a interrogé et, à la fin, on m’a arrêté… À n’y rien comprendre. Pas un mot depuis, et ça fait le troisième mois. Et on m’a transféré aux Boutyrki.
— Eh bien, dit Krist, prenez votre mal en patience. Préparez-vous à des surprises. Tout n’est pas absurde. C’est un imbroglio organisé, comme a dit le critique Iouda Grossman-Rochtchine. Vous vous souvenez de lui ? Le compagnon d’armes de Makhno[8].
— Non, je ne me souviens pas de lui, dit le docteur.
Son espoir en l’omniscience de Krist s’était éteint et ses yeux perdirent leur éclat.
Les trames des scénarios de l’instruction étaient très, très variées. Être impliqué dans un vol, ne fût-ce qu’en qualité de témoin, cela faisait penser aux célèbres « amalgames[9] ». De toute façon, les aventures de la Taganka vécues par le docteur Mirolioubov n’étaient qu’un camouflage d’instruction indispensable, Dieu savait pourquoi, aux poètes du NKVD.
— Parlons d’autre chose, Valéri Andreïevitch. De la meilleure journée de votre vie. De l’événement le plus lumineux de toute votre existence.
— Oui, oui, j’ai entendu votre conversation. Il m’est arrivé une histoire de ce genre qui a complètement bouleversé ma vie. Seulement ce qui m’est arrivé ne ressemble ni au récit d’Alexandre Guéorguiévitch – et Mirolioubov s’inclina vers le secrétaire général de l’Association des bagnards politiques, à sa gauche – ni au récit de ce camarade – et Mirolioubov s’inclina vers le mécanicien de Volokolamsk, à sa droite… En 1901, j’étais en première année de médecine, à l’université de Moscou. J’étais jeune. Avec de grands idéaux. Stupide. Je manquais de discernement.
— Un « minus », comme diraient les truands, souffla Krist.
— Non, pas un « minus ». Je comprends un peu le langage des truands après la Taganka. Mais vous, d’où le savez-vous ?
— Je l’ai appris dans un manuel, répondit Krist.
— Non, pas un « minus », mais une sorte de… « gaudeamus ». Vous comprenez ? Dans ce genre…
— Au fait, venons-en au fait, Valéri Andreïevitch, dit le mécanicien de Volokolamsk.
— J’y arrive. Nous avons si peu de temps libre, ici… Un jour, je lis le journal. Une énorme annonce. La princesse Gagarine a perdu son collier de diamants. Un bijou de famille. Cinq mille roubles à qui le retrouvera. Je finis le journal, puis je le froisse et je le jette à la poubelle. Et, tout en marchant, je me dis : « Ah, si je pouvais retrouver ce collier… J’enverrais la moitié à ma mère. Avec l’autre moitié, j’irais à l’étranger. Je me paierais un bon manteau. Un abonnement au théâtre Maly » – à l’époque, le Théâtre d’art n’existait pas encore. Je longe le boulevard Nikitski. En fait, le trottoir était en bois, je me rappelle même, il y avait un clou qui ressortait chaque fois qu’on marchait dessus. Je descends sur la chaussée pour contourner le clou et qu’est-ce que je vois dans le caniveau… En un mot j’ai retrouvé le collier. Je me suis assis sur un banc, j’ai réfléchi. J’ai pensé à mon bonheur futur. Je ne suis pas allé à l’université, je suis retourné à la poubelle, j’en ai retiré mon journal, je l’ai défroissé et j’ai retrouvé l’adresse.
Je sonne, je sonne… Un laquais. « C’est au sujet du collier. » Le prince vient en personne. Sa femme accourt. J’avais alors vingt ans. Vingt ans. La tentation était forte. La mise à l’épreuve de tout ce que j’avais assimilé pendant mon enfance, de tout ce que j’avais appris… Il me fallait décider sur-le-champ : étais-je un homme ou pas ? « Je vous apporte l’argent tout de suite : c’était le prince. Ou, peut-être, je vous fais un chèque ? Asseyez-vous. » Et la princesse était là, à deux pas de moi. Je ne me suis pas assis. J’ai dit : « Je suis étudiant, je n’ai pas rapporté le collier pour toucher une récompense. – Ah bon, fait le prince. Excusez-nous. Venez donc déjeuner avec nous. » Et sa femme, Irina Sergueïevna, m’a embrassé.
— Cinq mille, dit le mécanicien de Volokolamsk, fasciné.
— Une grande épreuve, dit le secrétaire général de l’Association des bagnards politiques. Ça me rappelle ma première bombe, que j’ai lancée en Crimée.
— Ensuite, j’ai pris l’habitude d’aller chez le prince presque tous les jours. Je suis tombé amoureux de sa femme. Trois années de suite je les ai accompagnés à l’étranger. J’étais déjà médecin. Je ne me suis jamais marié. Je suis resté célibataire à cause de ce collier… Puis il y a eu la révolution. La guerre civile. Pendant la guerre civile, je me suis lié avec Poutna[10], Vitovt Poutna. J’ai été son médecin de famille. C’était un type bien, mais ce n’était pas le prince Gagarine, évidemment. Il lui manquait quelque chose de… Et puis il n’avait pas une femme comme la princesse.
— Vous aviez simplement vieilli de vingt ans, vous aviez vingt ans de plus que le « gaudeamus ».
— Peut-être bien…
— Et où se trouve actuellement Poutna ?
— Il est attaché militaire en Angleterre.
Alexandre Guéorguiévitch, le voisin de droite de Krist, eut un sourire :
— Je pense que c’est dans Poutna et toute cette histoire qu’il vous faut chercher la clé de vos malheurs, comme aimait à dire Musset. Vous ne croyez pas ?
— C’est-à-dire ?
— Ça, les juges d’instruction le savent. Préparez-vous à livrer bataille sous l’étendard de Poutna. Voilà le conseil que peut vous donner un vieil homme.
— Mais vous êtes plus jeune que moi.
— Peu importe mon âge. Disons qu’il y a eu un peu moins de « gaudeamus » en moi et un peu plus de bombes, répondit Andreïev en souriant. Nous n’allons pas nous disputer pour ça.
— Et vous, qu’en pensez-vous ?
— Je suis d’accord avec Alexandre Guéorguiévitch, dit Krist.
Mirolioubov rougit, mais se contint. Une dispute de prison prend comme un feu en forêt. Krist et Andreïev le savaient fort bien tous les deux. Mirolioubov avait encore à l’apprendre.
Vint un jour où, après un interrogatoire, Mirolioubov resta couché deux journées entières à plat ventre, sans aller à la promenade.
Le troisième jour, Valéri Andreïevitch se leva et s’approcha de Krist en palpant les paupières de ses yeux bleus rougis par l’insomnie. Il s’approcha et dit :
— Vous aviez raison.
C’était Andreïev qui avait raison et non Krist, mais il y avait une finesse dans cette façon de reconnaître ses torts qu’Andreïev et Krist saisirent fort bien tous les deux.
— Poutna ?
— Poutna. Tout cela est trop horrible, vraiment trop horrible.
Et Valéri Andreïevitch éclata en sanglots. Il s’était retenu de pleurer pendant deux jours mais ne pouvait plus se contenir. Ni Andreïev ni Krist n’aimaient les hommes qui pleurent.
— Calmez-vous.
La nuit même, Krist fut éveillé par le chuchotement fiévreux de Mirolioubov :
— Je vais tout vous dire. Je suis perdu, c’est sûr. Je ne sais pas quoi faire. Je suis le médecin de Poutna. Et maintenant on ne m’interroge plus sur le vol dans l’appartement mais, c’est affreux rien que d’y penser, sur un projet d’attentat contre le gouvernement.
— Valéri Andreïevitch, dit Krist en chassant le sommeil et en bâillant, vous n’êtes pas le seul qu’on accuse de ça dans la cellule. Tenez, vous voyez, là : c’est Lionka, un garçon analphabète qui vient du district de Touma dans la région de Moscou. Lionka dévissait des boulons sur la voie de chemin de fer. Pour en faire des plombs de pêche, comme le Malfaiteur de Tchekhov[11]. Vous qui êtes très fort en littérature, qui vous y connaissez en gaudeamus. Eh bien, on accuse Lionka de sabotage et de terrorisme. Et il n’a fait aucune crise d’hystérie. À côté de Lionka, vous avez Voronkov, celui qui a de la brioche, l’ancien chef-cuisinier du café Moscou, l’ex-café Pouchkine sur la Strastnaïa, vous connaissez ? Un café dans les tons de marron. On avait voulu embaucher Voronkov au Praga, sur la place de l’Arbat : le directeur en était un certain Filippov. Eh bien, dans l’affaire de Voronkov, il est écrit de la main du juge d’instruction – et Voronkov a contresigné chaque feuillet ! – que Filippov lui avait proposé un appartement de trois pièces et des voyages à l’étranger pour améliorer sa qualification. Car le métier de cuisinier se perd… « Filippov, le directeur du restaurant, m’a proposé tout ça au cas où j’accepterais de passer chez lui et, quand j’ai refusé, il m’a proposé d’empoisonner le gouvernement. Alors, j’ai accepté. » Votre affaire, Valéri Andreïevitch, est aussi du ressort de cette « technique à la limite de la science-fiction ».
— Pourquoi essayez-vous de me rassurer ? Qu’est-ce que vous pouvez en savoir ? Je n’ai pratiquement pas quitté Poutna depuis la révolution. Depuis la guerre civile. J’étais comme chez moi dans sa maison. Je l’ai accompagné aussi bien au Primorié[12] que dans le Sud. Il n’y a qu’en Angleterre qu’on ne m’a pas permis d’aller. On ne m’a pas donné de visa.
— Et lui, il est en Angleterre ?
— Il y a été, en Angleterre, je vous l’ai dit, il y a été. Mais maintenant il n’y est plus. Il est là, avec nous.
— Ah, voilà.
— Le troisième jour, j’ai été interrogé deux fois, chuchota Mirolioubov. D’abord, on m’a proposé de mettre par écrit tout ce que je savais sur l’action terroriste de Poutna, ses idées à ce sujet. Sur les gens qui venaient chez lui. Les conversations qui s’y tenaient. J’ai tout décrit. En détail. Jamais je n’avais entendu aucune conversation terroriste, jamais aucun des invités n’avait… Puis il y a eu une pause. Le déjeuner. Moi aussi, on m’a donné à manger. Une entrée et un plat. Des pois. Aux Boutyrki, on a tout le temps des lentilles, mais là-bas, c’était des pois. Et après le déjeuner, on m’a offert une cigarette – en général, je ne fume pas, mais je m’y suis mis en prison –, et puis on s’est installé pour écrire de nouveau. Le juge d’instruction m’a dit : « Vous, docteur Mirolioubov, vous défendez Poutna, votre patron et ami de longue date, vous faites preuve de tant de fidélité. Cela vous fait honneur, docteur Mirolioubov. Poutna, lui, ne s’est pas conduit ainsi à votre égard… – Qu’est-ce que ça veut dire ? – Eh bien, voilà. C’est Poutna lui-même qui l’a écrit. Lisez. » Et le juge d’instruction m’a remis un témoignage en plusieurs feuillets, écrit de la main même de Poutna.
— Tiens donc…
— Oui. J’ai senti mes cheveux devenir blancs d’un seul coup. Poutna avait écrit dans sa déclaration : « Oui, un attentat terroriste se préparait dans mon appartement, on y ourdissait un complot contre les membres du gouvernement, contre Staline, Molotov[13]. Kliment Efrémovitch Vorochilov[14] y était impliqué, il a pris une part des plus actives à ces entretiens. » Et puis la dernière phrase, qui s’est inscrite en lettres de feu dans ma mémoire : « Mon médecin traitant, le docteur Mirolioubov, peut confirmer tout cela. »
Krist siffla. La mort s’était un peu trop rapprochée de Mirolioubov.
— Que faire, que faire ? Et que dire ? On n’a pas contrefait l’écriture de Poutna. Je la connais trop bien. Et ses mains ne tremblaient pas comme celles du tsarévitch Alexis[15] après le knout – vous vous souvenez de ces affaires de police historiques, du procès-verbal d’interrogatoire du temps de Pierre ?
— Je vous envie sincèrement, dit Krist, d’avoir un amour de la littérature qui triomphe de tout. Plutôt, un amour de l’histoire. S’il vous reste assez de forces morales pour des analogies, des comparaisons, vous en aurez assez pour vous y retrouver dans votre affaire. Une seule chose est claire : Poutna est arrêté.
— Oui, il est là.
— Ou à la Loubianka. Ou à Léfortovo. Mais pas en Angleterre. Dites-moi, Valéri Andreïevitch, en votre âme et conscience, y a-t-il jamais eu ne serait-ce que des remarques désapprobatrices – Krist lissa des moustaches imaginaires[16] –, même sous une forme très générale ?
— Jamais.
— Ou : « jamais en ma présence ». Vous devez bien connaître ces finesses de l’instruction.
— Non, jamais. Poutna est un camarade parfaitement dans la ligne. Un militaire. Un rustaud.
— Maintenant, encore une question. La plus importante, psychologiquement. Seulement, franchement, hein ?
— Je réponds de la même manière partout.
— Allons, ne vous fâchez pas, marquis de Posa[17].
— J’ai l’impression que vous vous moquez de moi.
— Non, je ne me moque pas. Dites-moi franchement, que pensait Poutna de Vorochilov ?
— Poutna le haïssait, répondit Mirolioubov en soupirant fiévreusement.
— Eh bien, nous avons trouvé l’explication, Valéri Andreïevitch. Il n’y a eu ni hypnose, ni intervention du camarade Ornaldo[18]. Ni piqûre, ni médicament. Ni même menaces, ou « stations debout à la chaîne ». C’est le froid calcul d’un condamné. Le dernier combat de Poutna. Vous n’êtes qu’un pion dans ce jeu, Valéri Andreïevitch. Vous vous souvenez, dans « Poltava »[19] :
Perdre la vie et, en même temps, l’honneur,
Mais entraîner ses ennemis à l’échafaud.
— Ses amis à l’échafaud, corrigea Mirolioubov.
— Non, « amis », c’est pour vous et pour des gens comme vous, mon cher « gaudeamus ». Ici, le calcul vise plus les ennemis que les amis. Entraîner un maximum d’ennemis dans sa perte. Les amis, on les prendra de toutes les façons.
— Mais qu’est-ce que je dois faire, moi ? Moi ?
— Vous voulez un bon conseil, Valéri Andreïevitch ?
— Bon ou mauvais, peu m’importe. Je ne veux pas mourir.
— Non, seulement un bon. Ne dites que la vérité. Si Poutna a décidé de mentir face à la mort, c’est son affaire. Votre salut, c’est la vérité, rien que la vérité, toujours la vérité.
— J’ai toujours dit la vérité et rien que la vérité.
— Dans votre déposition aussi ? Il y a beaucoup de nuances possibles. Un mensonge pour sauver sa peau, par exemple. Ou bien les intérêts de la société ou de l’État. Les intérêts de classe d’un homme et la morale personnelle. La logique formelle et la logique non formelle…
— La vérité en toutes circonstances !
— Tant mieux, vous savez donc déclarer la vérité. Tenez-vous-y.
— Vous ne m’avez pas conseillé grand-chose, dit Mirolioubov, désappointé.
— Votre cas n’est pas simple, répliqua Krist. Il faut espérer que « là-bas » ils savent parfaitement à quoi s’en tenir. Si votre mort est nécessaire, vous mourrez. Si elle ne l’est pas, vous en réchapperez.
— Bien tristes conseils.
— Il n’y en a pas d’autres.
Krist rencontra Mirolioubov sur le vapeur Koulou lors de la cinquième traversée de la saison de navigation de 1937. La traversée Vladivostok-Magadane.
Le médecin personnel du prince Gagarine et de Vitovt Poutna salua Krist avec froideur : Krist avait été le témoin d’une faiblesse morale, d’une heure dangereuse de la vie de Mirolioubov et ne l’avait aidé en rien à un moment difficile, mortel, du moins à ce qu’il lui semblait.
Krist et Mirolioubov échangèrent une poignée de main.
— Heureux de vous voir en vie, dit Krist. Combien ?
— Cinq ans. Vous vous moquez de moi. Je ne suis coupable de rien. Et j’ai cinq ans de camp. À la Kolyma.
— Vous étiez dans une situation très dangereuse, mortellement dangereuse. La chance ne vous a pas trahi, dit Krist.
— Allez au diable avec ce genre de chance.
Krist se dit que Mirolioubov avait raison. C’était une chance un peu trop russe. Se réjouir parce qu’on avait collé cinq ans à un innocent. Après tout, on aurait pu lui en flanquer dix et même la peine capitale !
À la Kolyma, Krist et Mirolioubov n’eurent pas l’occasion de se revoir. La Kolyma est vaste. Mais, en écoutant les récits des autres et en posant des questions, Krist sut que la chance n’abandonna pas Mirolioubov pendant ses cinq années de camp. Il fut libéré pendant la guerre, travailla comme médecin dans un gisement, et ne mourut qu’en 1965.
1965