Un lieutenant-colonel
du service sanitaire

C’est la peur de la vieillesse qui avait amené le lieutenant-colonel Riourikov à la Kolyma. Il approchait de la retraite et, dans le Nord, les traitements étaient deux fois plus élevés qu’à Moscou. Riourikov, lieutenant-colonel du service sanitaire, n’était ni chirurgien, ni thérapeute, ni vénérologue. Au début de la révolution, diplômé de l’Université ouvrière, il était entré à la faculté de médecine et avait obtenu un diplôme de neurologie, mais il avait tout oublié depuis longtemps. Il n’avait jamais exercé, pas un seul jour, il avait toujours travaillé dans l’administration comme médecin-chef ou directeur d’hôpital. Il était venu ici prendre la direction de l’hôpital Central, un grand hôpital pour détenus d’un millier de lits. Non que son salaire de directeur d’un hôpital moscovite fût insuffisant. Il avait plus de soixante ans et vivait seul. Ses enfants étaient adultes, tous les trois exerçaient la médecine quelque part, mais il était hors de question pour Riourikov de vivre à leurs crochets ou d’accepter leur aide. Dès son jeune âge, il s’était fermement juré qu’il ne dépendrait jamais de personne et que si cela devait arriver, il préférerait mourir. Il y avait encore un autre aspect du problème que Riourikov ne voulait même pas s’avouer : la mère de ses enfants était morte longtemps auparavant, en lui extorquant l’étrange promesse de ne jamais se remarier. Riourikov avait donné sa parole et, depuis l’âge de trente-cinq ans, il l’avait tenue sans jamais s’autoriser à reconsidérer la question.

Il lui semblait que s’il changeait ses façons de voir, il toucherait à quelque chose de si douloureux et de si sacré que ce serait pire qu’un sacrilège. Et puis, il s’y était habitué, et cela ne lui coûtait plus. Il n’en avait jamais parlé à quiconque et n’avait jamais demandé conseil à personne, ni à ses enfants, ni aux femmes avec lesquelles il avait eu des liaisons. Celle avec laquelle il avait vécu ces dernières années était médecin dans son hôpital, elle avait des enfants d’un premier mariage, deux filles d’âge scolaire, et Riourikov avait envie que cette famille mène une vie ne serait-ce qu’un peu moins difficile. C’est la seconde raison qui l’avait incité à se lancer dans une expédition aussi sérieuse.

Il y avait aussi une troisième raison, un rêve d’enfant. Le lieutenant-colonel Riourikov n’avait jamais fait aucun voyage, il ne connaissait que le district de Touma, dans la région de Moscou, dont il était originaire, et Moscou même, où il avait grandi, fait ses études et travaillé. Dans sa jeunesse, avant son mariage et pendant ses études à l’Université, il passait tous ses congés chez sa mère, dans le district de Touma. Partir en vacances dans une station balnéaire ou ailleurs lui semblait incongru, malséant. Il redoutait trop les reproches de sa conscience. Sa mère avait vécu longtemps, elle avait refusé de s’installer chez son fils, et Riourikov la comprenait, car elle avait passé toute sa vie dans son village natal. Elle était morte à la veille de la guerre. Riourikov n’avait pas été envoyé au front, bien qu’il eût revêtu l’uniforme, et, pendant toute la guerre, il avait dirigé un hôpital à Moscou.

Il n’était jamais allé à l’étranger, ni dans le Sud, ni à l’est, ni à l’ouest, et il songeait souvent qu’il allait mourir sans avoir rien vu. Il était surtout passionné par les expéditions polaires et, plus généralement, par la vie exceptionnelle et romanesque des conquérants du Grand Nord. Cet intérêt pour le Nord se nourrissait non seulement de Jack London, que le lieutenant-colonel aimait beaucoup, mais aussi des vols de Slepniov et de Gromov, ainsi que de la dérive du Tchéliouskine[40].

Allait-il donc finir sa vie sans avoir réalisé son rêve le plus cher ? Lorsqu’on lui avait proposé une mission de trois ans dans le Nord, il avait tout de suite compris que c’était l’accomplissement de tous ses désirs, la chance qui lui souriait et la récompense de nombreuses années de travail. Et il avait accepté sans demander conseil à personne.

Un seul détail le gênait un peu : on l’avait affecté à un hôpital pour détenus. Bien entendu, il savait qu’il y avait des camps de travail dans l’Extrême-Nord, de même qu’en Extrême-Orient, et aussi dans le Sud et à l’ouest, pourtant proches. Mais il aurait préféré travailler avec un personnel libre. Seulement, il n’y avait pas de poste vacant dans ces hôpitaux-là, et puis le salaire des médecins libres dans les hôpitaux pour détenus était bien plus élevé. Riourikov avait fait taire ses scrupules. Lors des deux entretiens qu’il avait eus avec des responsables, cet aspect de son travail n’avait nullement été passé sous silence ou dissimulé, bien au contraire, il avait été souligné. On avait fait très sérieusement comprendre à Riourikov que l’on gardait là-bas des ennemis du peuple et de la patrie utilisés à présent pour coloniser l’Extrême-Nord, des criminels de guerre prêts à profiter de la moindre faiblesse, de la moindre hésitation des autorités pour réaliser leurs desseins infâmes et perfides. Il fallait donc faire preuve de la plus grande vigilance envers ce « contingent », comme ils disaient. De vigilance et de fermeté. Mais que Riourikov ne s’inquiète pas, il pourrait compter sur l’aide de tous les salariés libres de l’hôpital, et de l’important collectif du parti travaillant dans les conditions particulièrement ingrates de l’Extrême-Nord.

En trente ans d’administration, Riourikov avait eu à faire à des subordonnés d’un tout autre acabit. Il en avait par-dessus la tête du gaspillage du matériel d’État, des coups en douce et de l’ivrognerie. Cet exposé l’avait rempli de joie, c’était comme si on l’incitait à faire la guerre aux ennemis de l’État. Et il saurait remplir son devoir dans le cadre de ses attributions. Il se rendit dans le Nord en avion de ligne. Il n’avait encore jamais pris l’avion, l’occasion ne s’était pas présentée, et ce fut une expérience prodigieuse. Il n’eut pas le mal de l’air, juste un très léger vertige aux atterrissages. Et il regretta sincèrement de ne pas avoir pris l’avion plus tôt. Les montagnes rocheuses et la pureté des couleurs du ciel septentrional le transportèrent d’enthousiasme. Il était gai, se sentait une âme de vingt ans, et refusa de rester en ville quelques jours pour visiter, tant il avait hâte de se mettre au travail.

Le responsable de la Direction sanitaire mit à sa disposition sa ZIS-110 personnelle, et le lieutenant-colonel arriva à l’hôpital Central, à cinq cents kilomètres de la capitale locale.

L’aimable responsable du service sanitaire n’avait pas prévenu uniquement l’hôpital de son arrivée. L’ancien directeur partait en vacances sur le continent et n’avait pas encore libéré l’appartement. Il y avait près de l’hôpital, à trois cents mètres de la route, ce que l’on appelait « la Maison de la Direction », une auberge pour les hauts gradés de passage, pour les généraux.

C’est là que Riourikov passa la nuit, contemplant avec émerveillement les rideaux en velours brodé, les tapis, les bibelots en ivoire ciselé et les armoires massives sculptées à la main.

Il ne déballa pas ses affaires. Au matin, il avala une tasse de thé et se rendit à l’hôpital.

Les bâtiments de cet hôpital avaient été construits peu avant la guerre pour une garnison. Mais cet édifice de deux étages en forme de T planté au beau milieu d’une rocaille dénudée constituait un point de repère trop commode pour des avions ennemis (le temps de lancer la construction et de la mener à bien, la technique avait fait de grands progrès). L’armée avait donc décrété qu’elle n’en avait pas besoin, et l’avait cédé à la médecine.

Durant la courte période où l’édifice était resté sans surveillance, le temps que la garnison s’en aille, les tuyauteries et les canalisations avaient été endommagées, et la centrale thermoélectrique à charbon, avec ses deux chaudières, était devenue complètement hors d’usage. Comme on ne livrait plus de charbon, on avait utilisé tout le bois qu’on avait sous la main, et pour leurs soirées d’adieu, les soldats avaient brûlé dans les chaudières tous les fauteuils de la salle de spectacles.

La Direction sanitaire avait tout remplacé peu à peu grâce au travail gratuit des malades détenus, et l’hôpital avait à présent une allure imposante.

En entrant dans son bureau, le lieutenant-colonel fut impressionné par ses dimensions. À Moscou, jamais il n’avait eu un bureau personnel aussi spacieux. Selon les standards moscovites, ce n’était pas un cabinet, mais une salle de réunion pour une centaine de personnes.

On avait abattu les cloisons des pièces attenantes pour les réunir, et les fenêtres étaient tendues de rideaux de toile aux broderies magnifiques. Un soleil d’automne rouge jouait sur les cadres dorés des tableaux, sur le cuir des divans de fabrication artisanale, et dansait sur la surface polie d’une table de travail aux dimensions exceptionnelles.

Tout cela lui plut beaucoup. Il avait hâte de recevoir ses collaborateurs, mais c’était impossible pour le moment, il fallait attendre deux jours. L’ancien directeur non plus ne voulait pas perdre de temps, il avait commandé son billet d’avion bien avant que Riourikov n’eût quitté la capitale.

Durant ces deux jours, Riourikov observa les gens et l’hôpital. Il y avait un important service thérapeutique dirigé par Ivanov, ex-médecin militaire et ancien détenu. Le service de neuropsychiatrie était sous la responsabilité de Piotr Ivanovitch Polzounov, un ancien détenu, lui aussi, quoique docteur ès sciences. Cette catégorie d’individus éveillait tout particulièrement la suspicion de Riourikov, on l’avait bien mis en garde contre eux à Moscou. D’un côté, c’étaient des gens qui étaient passés par l’école des camps, incontestablement des ennemis, et d’un autre côté, ils avaient le droit de fréquenter les salariés libres. Or, leur haine du gouvernement et de la patrie n’avait pas disparu le jour de leur libération, se disait le lieutenant-colonel. Pourtant, ils avaient à présent de nouveaux droits et un nouveau statut qui obligeaient Riourikov à leur faire confiance. Ces deux ex-détenus ne lui plurent pas du tout, il ne savait comment se comporter avec eux. En revanche, le chirurgien de régiment Gromov, directeur du service chirurgical, lui fit une excellente impression. C’était un libre, il n’était pas membre du parti, mais avait fait la guerre et menait tout le monde à la baguette dans son service, ce qui était une fort bonne chose.

Riourikov ne s’était frotté à la discipline de l’armée qu’en temps de guerre, et encore était-ce dans un cadre médical, aussi avait-il un goût excessif pour la subordination militaire. Le facteur d’ordre qu’elle introduisait dans la vie était d’une efficacité incontestable, et Riourikov songeait parfois avec dépit et amertume à son travail d’avant-guerre : au lieu d’ordres brefs et de rapports concis, c’était des discussions sans fin, des explications, des suggestions et des promesses jamais tenues.

Il trouvait très bien que le chirurgien Gromov appliquât la discipline d’un hôpital militaire dans son service de chirurgie, et il allait lui rendre visite dans le silence de mort des couloirs, avec leurs poignées de porte en cuivre impeccablement astiquées.

— Avec quoi nettoies-tu les poignées ?

— Avec du jus d’airelles, déclara Gromov.

Riourikov s’émerveilla. Dire qu’il avait apporté de Moscou une crème spéciale pour nettoyer les boutons de son uniforme et de sa vareuse, et voilà qu’avec du jus d’airelles…

Tout reluisait de propreté dans ce service. Les étagères récurées, les caisses en aluminium briquées, les armoires remplies d’instruments…

Mais derrière les portes des chambres respirait un monstre aux mille têtes dont Riourikov avait un peu peur. Pour lui, les détenus n’avaient qu’un seul visage, hargneux, haineux.

Gromov ouvrit la porte d’une petite salle : l’odeur lourde de pourriture et de linge sale déplut à Riourikov. Il referma la porte et poursuivit son chemin.

Aujourd’hui, l’ancien directeur et sa femme s’en allaient. Quel plaisir de se dire que demain, il serait directeur à part entière ! Il se retrouva seul dans un immense appartement de cinq pièces avec une vaste véranda. Les pièces étaient vides, le mobilier de l’ancien directeur, de superbes armoires à glace de fabrication artisanale, des secrétaires en bois rouge, un buffet massif ouvragé, tout cela était un rêve de propriétaire, celui de l’ancien directeur. Les divans moelleux, les poufs, les chaises, tout était sa propriété personnelle. L’appartement était à présent nu et vide.

Le lieutenant-colonel ordonna à l’économe du service chirurgical de lui apporter de l’hôpital un lit et des draps, et l’économe, à ses risques et périls, apporta également une table de chevet qu’il plaça contre un mur dans la grande pièce.

Riourikov commença à déballer ses affaires. Il sortit de sa valise une serviette et du savon qu’il porta dans la cuisine.

Avant toute chose, il accrocha au mur sa guitare ornée d’un ruban rouge décoloré. Ce n’était pas une guitare ordinaire. Au début de la guerre civile, alors que le pouvoir soviétique ne disposait pas encore de médailles ni de décorations (en 1918, Podvoïski avait publié un article prônant la restauration des décorations, mais on l’avait vertement critiqué pour ces « relents » du tsarisme), on récompensait les exploits au front, non par des médailles, mais par des armes, des guitares ou des balalaïkas nominatives.

C’est ainsi que le garde rouge Riourikov s’était vu gratifier d’une guitare pour un combat près de Toula. Il n’avait aucune oreille, et ne se risquait timidement à pincer une ou deux cordes que lorsqu’il était seul. Quand elles résonnaient, le vieil homme retrouvait, l’espace d’un instant, le monde grandiose de sa chère jeunesse. Il gardait ce trésor depuis plus de trente ans.

Il fit son lit, posa un miroir sur la table de nuit, se déshabilla et, enfilant ses pantoufles, s’approcha de la fenêtre en sous-vêtements. Les montagnes avoisinantes semblaient agenouillées en prière. Comme si toute une multitude était venue ici invoquer un saint miraculeux, écouter ses préceptes et lui demander la route à suivre.

Riourikov eut l’impression que même la nature ignorait le secret de son propre destin et demandait conseil.

Il décrocha sa guitare. La nuit, dans cette pièce vide, la sonorité des accords semblait particulièrement majestueuse et solennelle. Comme toujours, pincer les cordes lui rendit sa sérénité. C’est à ce moment-là, pendant ce concert de guitare nocturne, qu’il prit ses premières décisions et trouva la volonté de les mettre en œuvre. Il s’allongea et s’endormit aussitôt.

Au matin, avant même d’entamer sa journée de travail dans son vaste bureau tout neuf, il convoqua le lieutenant Maximov, son économe, et lui déclara qu’il n’occuperait qu’une seule des cinq pièces, la plus grande, et que l’on pouvait installer dans les autres ceux de ses collaborateurs qui n’avaient pas de chambre. Le lieutenant Maximov se rembrunit et tenta d’expliquer que cela manquait de standing.

— Mais je n’ai pas de famille ! dit Riourikov.

— L’ancien directeur non plus, il n’avait qu’une femme. Et puis, vous allez recevoir des hôtes de la capitale, des dizaines de chefs qui viendront passer la nuit chez vous, vous rendre visite.

— On peut les loger dans la maison où j’ai passé la première nuit. C’est à deux pas d’ici. Bref, faites ce que je vous dis !

Mais, dans le courant de la journée, Maximov entra à plusieurs reprises dans son bureau pour lui demander s’il n’avait pas changé d’avis. Il ne s’avoua vaincu que lorsque le nouveau directeur perdit patience.

Son premier visiteur fut Koroliov, le délégué local. Après les présentations et un bref rapport, il lui dit :

— J’ai quelque chose à vous demander. Demain, je vais à Dolgoïe.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le chef-lieu du district, à quatre-vingts kilomètres d’ici. Il y a un car qui s’y rend tous les jours.

— Eh bien, vas-y !

— Vous ne m’avez pas compris, fit Koroliov en souriant. Je demande l’autorisation d’utiliser votre voiture personnelle.

— J’ai une voiture personnelle ?

— Oui.

— Avec chauffeur ?

— Avec chauffeur.

— Smolokourov (c’était le nom de l’ancien directeur) se servait-il de cette voiture personnelle ?

— Pas souvent… répondit Koroliov. Non, pour être honnête, pas très souvent.

— Bon. (Riourikov avait déjà compris la situation et pris sa décision.) Tu prendras le car. Qu’on range la voiture quelque part en attendant. Quant au chauffeur, qu’on l’envoie au garage travailler sur les camions. Moi non plus, je n’ai pas besoin de voiture. Si je dois me rendre quelque part, je prendrai l’ambulance ou j’irai en camion.

La secrétaire entrouvrit la porte.

— Fédotov, le serrurier, veut vous voir. Il dit que c’est urgent.

Le serrurier était dans tous ses états. À son récit décousu et précipité, Riourikov comprit que le plafond de son appartement, au rez-de-chaussée, s’était écroulé. Le revêtement en plâtre s’était effondré et tout était inondé. Il fallait faire des réparations, mais l’économat refusait de s’en charger et lui, Fédotov, n’en avait pas les moyens. D’ailleurs, ce n’était pas juste. C’était le responsable des dégâts qui devait payer, même s’il était membre du parti. Parce que ça coulait…

— Attends ! dit Riourikov. Pourquoi est-ce que ça coule ? Il y a bien quelqu’un au dessus, non ?

Il finit par comprendre, non sans mal, que dans l’appartement du dessus il y avait un cochon. À cause de l’accumulation de fumier et d’urine, le revêtement en plâtre du plafond du rez-de-chaussée s’était effondré, et maintenant, le cochon se soulageait sur la tête des habitants du dessous.

Riourikov vit rouge.

— Anna Pétrovna ! cria-t-il à sa secrétaire. Convoquez-moi le secrétaire de la cellule du parti, et le saligaud à qui appartient ce cochon !

Anna Pétrovna haussa les épaules et disparut.

Dix minutes plus tard, Mostovoï, le secrétaire de la cellule du parti, entra et s’assit devant le bureau. Tous les trois, Riourikov, Mostovoï et le serrurier, restèrent silencieux. Dix minutes s’écoulèrent.

— Anna Pétrovna !

Elle glissa la tête par l’ouverture de la porte.

— Où est le propriétaire du cochon ?

Anna Pétrovna s’éclipsa.

— Mais c’est lui ! dit le serrurier. C’est le camarade Mostovoï !

— C’est donc cela !… Rentrez chez vous pour le moment, dit-il au serrurier en l’accompagnant jusqu’à la porte… Comment avez-vous osé ? s’écria-t-il en s’adressant à Mostovoï. Comment avez-vous osé élever un cochon chez vous !

— Arrête de brailler ! dit tranquillement Mostovoï. Où veux-tu que je le mette ? Dans la rue ? Tu verras ce que c’est quand tu élèveras toi-même de la volaille ou un porc. Combien de fois j’ai demandé qu’on me donne un appartement au rez-de-chaussée ! On ne m’en donne pas. C’est comme ça dans toutes les maisons. Seulement ce serrurier a la langue trop bien pendue. L’ancien directeur savait lui clouer le bec, lui ! Et toi, tu as tort d’écouter n’importe qui.

— Toutes les réparations seront à tes frais, camarade Mostovoï.

— Bien sûr que non !

Mais Riourikov était déjà en train de téléphoner, il convoquait le comptable, dictait des ordres…

La matinée de rendez-vous fut écourtée, tronquée. Le lieutenant-colonel ne put faire la connaissance d’aucun de ses assistants, il apposa un nombre incalculable de signatures sur d’innombrables papiers déployés devant lui par des mains agiles et expertes. Chacun des quémandeurs s’armait de l’énorme presse-papiers posé sur la table, une tour du Kremlin en bois sculpté à la main avec des étoiles rouges en plastique, et séchait délicatement la signature du lieutenant-colonel.

Cela dura jusqu’au déjeuner. Après quoi le directeur se rendit à l’hôpital. Le docteur Gromov l’attendait déjà, la trogne rubiconde et les dents blanches.

— Je voudrais voir comment vous travaillez, dit le directeur. Montrez-moi qui doit sortir aujourd’hui.

Les malades défilaient à la queue leu leu dans le bureau extrêmement spacieux de Gromov. Et, pour la première fois, Riourikov vit ceux qu’il devait soigner. Devant lui s’avançait une colonne de squelettes.

— Vous avez des poux ?

Le malade haussa les épaules et jeta un regard craintif au docteur Gromov.

— Excusez-moi… Mais c’est un service de chirurgie, ici. Pourquoi sont-ils comme ça ?

— Ça, ce n’est pas notre affaire ! répondit gaiement Gromov.

— Vous les laissez sortir ?

— Jusqu’à quand voulez-vous qu’on les garde ? Il y en a d’autres qui attendent !

— Mais comment peut-on laisser sortir celui-ci ?

Riourikov désigna un malade couvert de plaies sombres et purulentes.

— Celui-là ? C’est parce qu’il a volé du pain à ses voisins.

Puis arriva le colonel Akimov, le commandant en chef de ce corps d’armée assez vague (bataillon, régiment, division) éparpillé sur l’immense territoire du Nord. C’était ce corps d’armée qui avait jadis construit le bâtiment de l’hôpital. Akimov ne faisait pas ses cinquante ans, c’était un homme fringant et jovial. Et Riourikov retrouva sa bonne humeur. Akimov avait amené sa femme malade :

— Voilà, personne ne peut rien pour elle, mais ici, vous avez des médecins.

— Je m’en occupe tout de suite ! répondit le directeur.

Il sonna, et Anna Pétrovna apparut sur le seuil, prête à exécuter les ordres.

— Hé ! Doucement ! dit Akimov. Ça fait longtemps que je me fais soigner ici… À qui voulez-vous la montrer ?

— Je ne sais pas… Peut-être à Stébélev.

C’était le responsable du service thérapeutique.

— Non ! répondit Akimov. Des comme lui, j’en ai chez moi… Il faut la montrer au docteur Glouchakov.

— Bien, dit Riourikov. Mais le docteur Glouchakov est un détenu. Vous ne croyez pas que…

— Non, je ne crois pas ! déclara fermement Akimov.

Il n’y avait pas l’ombre d’un sourire dans ses yeux.

— Vous comprenez, ajouta-t-il après un instant de silence, ma femme a besoin d’un vrai médecin, pas d’un…

Il laissa sa phrase en suspens.

Anna Pétrovna courut chercher une convocation et un laissez-passer pour Glouchakov, pendant qu’Akimov présentait sa femme à Riourikov.

On ne tarda pas à amener du camp Glouchakov, un vieillard ridé aux cheveux blancs.

— Bonjour, professeur ! dit Akimov en se levant pour lui serrer la main. J’ai une faveur à vous demander…

Glouchakov proposa d’examiner sa femme au service sanitaire du camp : (« J’ai tout sous la main là-bas, tandis qu’ici, je n’ai pas l’habitude. ») Et Riourikov téléphona au responsable du camp qui était sous ses ordres pour que l’on délivrât des laissez-passer au colonel et à sa femme.

— Dites-moi, Anna Pétrovna, demanda-t-il à sa secrétaire après le départ de ses visiteurs, c’est vrai que Glouchakov est un grand spécialiste ?

— Il est sûrement mieux que les nôtres ! gloussa-t-elle.

Le lieutenant-colonel Riourikov poussa un soupir.

Chaque jour de sa vie avait pour lui un coloris particulier, unique. Il y avait les jours de déception, de malchance, les jours de bonheur, de bonté, de compassion, les jours de méfiance et les jours de rage… Tout ce qui se passait pendant une même journée était placé sous un certain signe, et Riourikov parvenait parfois à mettre ses décisions et ses actes en harmonie avec ce fond sur lequel sa volonté semblait ne pas avoir de prise. Ce jour-là était un jour de doute, de désillusions.

La remarque d’Akimov avait touché quelque chose d’important, de fondamental dans la vie que menait alors Riourikov. Elle avait ouvert une fenêtre dont il n’osait même pas supposer l’existence jusqu’à la visite du colonel Akimov. Or, non seulement cette fenêtre existait bel et bien, mais on pouvait y voir quelque chose que Riourikov n’avait jamais vu, jamais remarqué auparavant.

Toute cette journée se déroula dans la tonalité donnée par Akimov. Braude, un nouveau médecin remplaçant provisoirement le responsable du service de chirurgie, vint lui annoncer que les opérations des oreilles et de la gorge prévues pour ce jour-là étaient reportées parce que la fierté de l’hôpital, une spécialiste d’âge mûr au fin diagnostic, une artiste de la chirurgie et une disciple de Voïatchek, Adélaïda Ivanovna Simbirtseva, qui travaillait ici depuis peu, se trouvait sous l’empire de la drogue, selon l’expression de Braude. Elle était en pleine crise dans la salle de soins du service chirurgical et cassait tous les objets en verre qui lui tombaient sous la main. Que faire ? Pouvait-on la ligoter, appeler un soldat d’escorte et la ramener chez elle ?

Riourikov ordonna de ne pas la ligoter, mais de la bâillonner avec un châle, de la ramener chez elle et de l’enfermer à clé. Ou bien de lui verser dans la gorge un somnifère, une double dose de chloralgydrate, et de la faire transporter endormie. Par des libres, pas par des détenus.

Dans le service de neuropsychiatrie, un malade avait tué son voisin avec une barre de fer effilée. Le responsable du service, le docteur Piotr Ivanovitch, déclara que ce meurtre était la conséquence d’un sanglant règlement de comptes entre droit commun. Les deux malades, la victime comme l’assassin, étaient des truands.

Dans le service thérapeutique de Stébélev, un détenu employé à l’économat avait volé une quarantaine de draps qu’il avait revendus. Lvov, le délégué local, avait déjà retrouvé ces draps sous une barque au bord de la rivière.

La responsable du service des femmes réclamait une ration d’officier, et la question était à l’étude quelque part dans la capitale.

Mais le plus désagréable, ce fut la nouvelle que lui apprit le responsable du camp, Anissimov. Il était resté assis longtemps sur le profond divan en cuir dans le bureau de Riourikov en attendant que tarisse le flot de visiteurs. Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls, il demanda :

— Qu’allons-nous faire de Lucia Popovkina, Vassili Ivanovitch ?

— Quelle Lucia Popovkina ?

— Vous n’êtes donc pas au courant ?

Il s’agissait d’une danseuse, une détenue avec laquelle Sémione Abramovitch Smolokourov, l’ancien directeur entretenait une liaison. Elle ne travaillait nulle part, son unique fonction était de divertir Smolokourov. Pour l’instant, comme on n’avait pas reçu d’instruction, elle était toujours sans travail (« Depuis près d’un mois ! » songea Riourikov).

Il eut soudain envie de se laver les mains.

— Quelles instructions ? Envoyez-la au diable ! Et tout de suite !

— Zone disciplinaire ?

— Pourquoi disciplinaire ? Elle n’est coupable de rien. C’est à toi que je vais coller un blâme. Cela fait un mois qu’elle ne travaille pas !

— On la gardait en réserve, répondit Anissimov.

— Pour qui ? – Riourikov se leva et arpenta la pièce. Renvoyez-la tout de suite, dès demain.

En montant l’étroit escalier de bois qui menait chez Antonina Sergueïevna, au premier étage, Piotr Ivanovitch songea que, depuis deux ans qu’il travaillait avec elle dans cet hôpital, il n’était encore jamais allé chez le médecin-chef. Il sourit. Il savait pourquoi on l’avait invité. Cette invitation l’introduisait, lui, un ancien détenu, dans le cercle du gratin local. Piotr Ivanovitch ne comprenait pas les gens comme Riourikov, et comme il ne les comprenait pas, il les méprisait. Il lui semblait que c’était là une façon particulière de faire carrière, la voie des vertueux entre guillemets, des vertueux qui cherchent à prendre la direction d’un Département sanitaire, ni plus ni moins. Alors, ils font des simagrées, des manières, et jouent les petits saints.

Il ne s’était pas trompé. La pièce enfumée était pleine à craquer. Il y avait là le radiologue, Mostovoi, et le chef-comptable. Antonina Sergueïevna servait un thé tiède et léger dans une bouilloire en aluminium de l’hôpital.

— Entrez, Piotr Ivanovitch, dit-elle pendant que le neuropsychiatre ôtait son ciré. Nous allons commencer.

« Elle n’est pas mal », songea Piotr Ivanovitch, et il détourna les yeux.

Le responsable du camp prit la parole :

— Si je vous ai invités, messieurs (Mostovoi haussa les sourcils), c’est pour vous annoncer une nouvelle extrêmement désagréable.

Tous se mirent à rire et Mostovoï les imita, lui aussi, il trouvait cela un peu littéraire. Il se tranquillisa. Le mot « messieurs » l’avait mis mal à l’aise, même s’il s’agissait d’une astuce ou d’un lapsus.

— Qu’allons-nous faire ? dit Antonina Sergueïevna. D’ici un an, nous serons dans une misère noire. Et IL est ici pour trois ans. Il nous a interdit de prendre des domestiques parmi les détenues. Pourquoi ces malheureuses devraient-elles souffrir aux travaux de force ? À cause de qui ? À cause de lui ! Quant au bois de chauffage, ce n’est même pas la peine d’en parler. L’hiver dernier, je n’ai pas économisé un seul rouble. J’ai des enfants, à la fin !

— Nous en avons tous, dit le chef-comptable. Mais que pouvons-nous faire ?

— L’envoyer au diable ! rugit Mostovoï.

— Efforcez-vous de ne pas parler de cette façon en ma présence ! intervint le chef-comptable. Sinon je serais obligé d’en référer à qui de droit.

— Je plaisantais !

— Dispensez-vous de ce genre de plaisanteries.

Piotr Ivanovitch leva la main.

— Il faut faire venir Tchourbakov. C’est vous qui lui parlerez, Antonina Sergueïevna.

— Pourquoi moi ? demanda-t-elle en rougissant.

Le commandant Tchourbakov, chef de la Direction sanitaire, était célèbre pour ses houleuses débauches et son exceptionnelle résistance à l’alcool. Il avait des enfants dans presque tous les gisements, avec des doctoresses, des aides-médecins, des infirmières et des aides-soignantes.

— Il faut que ce soit vous. Vous expliquerez au commandant Tchourbakov que le lieutenant-colonel Riourikov lorgne son poste, vous comprenez ? Vous lui direz que lui-même n’est membre du parti que depuis peu, tandis que Riourikov…

— Riourikov est membre du parti depuis 1917 ! soupira Mostovoï. Mais pourquoi voudrait-il le poste de Tchourbakov ?

— Vous ne comprenez donc rien ? Piotr Ivanovitch a parfaitement raison.

— Et si on écrivait à Tchourbakov ?

— Qui portera la lettre ? Qui sera prêt à risquer sa tête ? Si jamais notre coursier était intercepté, ou s’il allait tout simplement trouver Riourikov dans son bureau avec la lettre ? Cela s’est déjà vu.

— Et le téléphone ?

— Par téléphone, on peut seulement lui demander de venir. Vous savez bien que Smolokourov avait ses informateurs.

— Oui, mais pas celui-là !

— Qui sait ? Bref, prudence et efficacité, efficacité et prudence…

1963

Récits de la Kolyma
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