L’apôtre Paul

Quand, tombé dans la fosse du haut de l’échelle glissante faite avec des perches, je me foulai la cheville, les gradés comprirent que j’allais boiter pendant un bon moment et, comme on ne pouvait pas rester à ne rien faire, on m’envoya aider notre menuisier, Adam Frisorger, ce qui nous réjouit tous les deux, lui autant que moi.

Dans sa « première vie », Frisorger avait été pasteur dans un village allemand situé près de Marxstadt sur la Volga. Nous nous étions rencontrés dans l’un des grands camps de transit où l’on avait déclaré une quarantaine à cause du typhus, et nous étions arrivés en même temps ici, à la prospection de charbon. Tout comme moi, Frisorger avait déjà été dans la taïga, il avait aussi fait partie des crevards, et c’était dans un état de semi-folie que, venant d’un gisement, il était arrivé au camp de transit. En tant qu’invalides nous avions été envoyés à la prospection du charbon comme personnel de service, car on ne complétait les effectifs d’ouvriers professionnels qu’avec des libres. Il s’agissait en fait de détenus de la veille qui venaient tout juste de purger leur peine et qu’on appelait avec mépris, au camp, des libérés. Lors de notre transfert, quarante libérés avaient eu du mal à trouver deux roubles dont on avait eu besoin pour acheter du gros gris, cependant, ils n’étaient déjà plus des nôtres. Tout le monde comprenait bien que d’ici deux ou trois mois ils s’habilleraient correctement, pourraient se payer à boire, recevraient un passeport ; peut-être même rentreraient-ils chez eux au bout d’un an. Ces espoirs étaient d’autant plus grands que Paramonov, le chef de la prospection, leur avait promis des salaires énormes et des rations polaires. « Vous rentrerez chez vous en haut-de-forme », leur répétait constamment le chef. À nous, détenus, on ne parlait bien sûr pas de hauts-de-forme, et il n’était pas question de rations polaires.

Cela dit, le chef ne nous rudoyait pas. On ne lui avait pas attribué de détenus pour la prospection et il n’avait réussi à obtenir de la direction que cinq hommes pour assurer le service, pas un de plus.

Convoqués à l’intérieur des baraques d’après une liste, alors que nous ne nous connaissions pas encore, nous nous étions présentés devant le regard vif et pénétrant du chef. Paramonov avait été très content des résultats de son enquête. L’un de nous était un fumiste : Izguibine, un plaisantin de Iaroslavl aux moustaches grises, qui n’avait rien perdu de sa pétulance naturelle, même au camp. Son métier l’aidait dans une certaine mesure, et il n’était pas aussi exténué que les autres. Le deuxième était un géant borgne de Kamenets-Podolski, un « chauffeur de locomotive », comme il s’était recommandé à Paramonov.

— Tu peux donc un peu bricoler dans la serrurerie, lui avait dit Paramonov.

— Oui, oui, avait confirmé avec empressement le chauffeur.

Il avait compris depuis longtemps tous les avantages qu’on pouvait retirer d’un travail dans une prospection de travailleurs libres.

Le troisième était l’agronome Riazanov. Sa profession avait mis Paramonov au comble de la joie. Il n’avait prêté bien sûr aucune attention aux loques dont était revêtu l’agronome. Au camp, on ne juge pas les gens à leurs habits, et Paramonov connaissait suffisamment les camps.

Le quatrième, c’était moi. Je n’étais ni fumiste, ni serrurier, ni chauffeur. Mais ma grande taille eut apparemment pour effet de rassurer Paramonov, et puis ça ne valait pas la peine d’aller faire rectifier une liste pour une seule personne. Il avait donc acquiescé de la tête.

Notre cinquième, lui, se conduisait de façon tout à fait bizarre. Il marmonnait les paroles d’une prière et se couvrait le visage de ses mains sans entendre ce que disait Paramonov.

Mais il n’y avait pas là de quoi surprendre le chef. Paramonov s’était tourné vers le répartiteur qui se tenait à ses côtés avec une pile de dossiers jaunes à feuillets mobiles dans les mains, des dossiers pénitentiaires comme on les appelle.

— Il est menuisier, dit le répartiteur en devançant la question de Paramonov.

La procédure d’accueil était terminée et on nous emmena à la prospection.

Plus tard, Frisorger me dit que, lorsqu’on l’avait appelé, il avait cru qu’on allait le fusiller comme le lui avait fait croire le juge d’instruction du gisement pour lui faire peur. Nous vécûmes toute une année dans la même baraque sans jamais nous disputer. C’était tout à fait exceptionnel chez les détenus, en prison comme au camp. Les disputes naissaient à propos de rien et les injures atteignaient instantanément une telle intensité qu’on s’attendait à ce que l’affaire se règle au couteau ou, dans le meilleur des cas, à coups de gourdin. J’avais vite appris à ne pas attacher une grande importance à ces disputes enflammées. La fièvre se dissipait rapidement et, si les deux protagonistes continuaient à s’injurier paresseusement pendant un moment, ils le faisaient plutôt pour la forme, pour ne pas « perdre la face ».

Mais avec Frisorger je ne m’étais pas disputé une seule fois. Je pense que c’est à lui qu’en revenait le mérite, car je n’ai jamais rencontré d’homme plus pacifique. Il n’offensait personne et parlait peu. Il avait une voix de vieillard, tremblante, un tremblement qui semblait artificiel, exagéré. C’est la voix que prennent les jeunes acteurs au théâtre quand ils jouent des vieillards. Au camp, beaucoup s’efforcent, non sans succès, d’avoir l’air plus âgés et physiquement moins forts qu’ils ne le sont en réalité. Ce n’est pas toujours dicté par un calcul conscient, cela se fait instinctivement, en quelque sorte. Et, telle est l’ironie de la vie, une bonne moitié de ceux qui se rajoutent des années ou font croire qu’ils ont moins de force sont déjà dans un état bien pire que celui qu’ils essaient de simuler. Mais, dans la voix de Frisorger, il n’y avait aucune simulation.

Matin et soir, Frisorger priait en silence : il se détournait de tous et regardait par terre ; il ne prenait part à la conversation générale que s’il était question de religion, c’est-à-dire très rarement car les détenus n’aiment pas les sujets religieux. Le brave Izguibine, vieil amateur de blagues obscènes, avait essayé de se moquer de Frisorger, mais ses pointes avaient reçu un sourire tellement paisible en retour que la charge d’Izguibine était tombée à plat. Toute l’équipe de prospection aimait bien Frisorger, y compris Paramonov : Frisorger lui avait fabriqué un splendide bureau, travail qui lui avait demandé près de six mois.

Nos couchettes étaient situées côte à côte, nous bavardions souvent, et parfois Frisorger était tout étonné et faisait de grands moulinets avec ses petits bras comme un enfant quand il s’apercevait que je connaissais certains épisodes populaires des Évangiles : dans sa simplicité, il pensait que c’était une matière réservée au cercle étroit des gens pieux. Il riait sous cape, il était très content lorsque je manifestais de telles connaissances. Il s’animait et se mettait à me raconter des passages de l’Évangile que je me rappelais mal ou que j’ignorais. Il aimait beaucoup ces conversations.

Mais un jour qu’il énumérait les noms des douze apôtres, Frisorger se trompa. Il cita le nom de l’apôtre Paul. Moi qui, avec tout l’aplomb de l’ignorance, considérais l’apôtre Paul comme le véritable fondateur de la religion chrétienne, son principal chef théorique, je connaissais un peu sa biographie et ne laissai pas passer l’occasion de reprendre Frisorger.

— Mais non, mais non, dit Frisorger en riant. Vous ne savez pas, voyons ! Et il se mit à compter sur ses doigts : Pierre, Paul, Marc…

Je lui racontai tout ce que je savais de l’apôtre Paul. Il m’écouta attentivement et en silence. Il était déjà tard, il fallait dormir. Je me réveillai dans la nuit, je vis à la lumière vacillante de la veilleuse qui fumait que Frisorger avait les yeux ouverts et je l’entendis chuchoter : « Seigneur, aide-moi ! Pierre, Paul, Marc… » Il ne dormit pas de la nuit. Le lendemain matin, il partit très tôt au travail et rentra tard le soir, alors que je m’étais déjà endormi. Je fus réveillé par un sanglot étouffé de vieillard. Frisorger priait, à genoux.

— Qu’est-ce qui vous arrive ? lui demandai-je quand il eut fini sa prière.

Frisorger trouva ma main et la serra.

— Vous avez raison, dit-il, Paul ne fait pas partie des douze apôtres. J’avais oublié Barthélemy.

Je gardai le silence.

— Mes larmes vous étonnent ? dit-il. Ce sont des larmes de honte. Je ne pouvais pas, je ne devais pas oublier de telles choses. C’est un péché, un grand péché. Et c’est un étranger qui me montre mon erreur impardonnable, à moi, Adam Frisorger. Non, non, vous n’êtes coupable de rien ; c’est moi seul, c’est mon péché. Mais il est bon que vous m’ayez corrigé. Ça va aller.

J’eus grand-peine à le calmer, et depuis lors – cet incident s’était produit bien avant ma foulure – nous fûmes encore plus amis.

Un jour qu’il n’y avait personne d’autre à l’atelier de menuiserie, Frisorger sortit de sa poche un portefeuille en tissu tout taché et m’entraîna à la fenêtre.

— Voilà, me dit-il en me tendant une photographie « instantanée » minuscule et cassée.

C’était la photo d’une jeune femme qui avait une drôle d’expression, comme sur tous les instantanés. La photographie jaunie et craquelée était soigneusement collée sur du papier de couleur.

— C’est ma fille, dit solennellement Frisorger, ma fille unique. Ma femme est morte depuis longtemps. Ma fille ne m’écrit pas, c’est vrai : elle n’a sans doute pas mon adresse. Je lui ai beaucoup écrit et je lui écris encore. Rien qu’à elle. Je ne montre jamais cette photographie à personne. Je l’ai depuis que j’ai quitté la maison. Je l’ai prise, il y a six ans, sur la commode.

Paramonov avait passé sans bruit la porte de l’atelier :

— Ta fille, sans doute ? dit-il après avoir jeté un coup d’œil rapide sur la photo.

— Oui, c’est ma fille, citoyen chef, dit Frisorger en souriant.

— Elle t’écrit ?

— Non.

— Pourquoi oublie-t-elle son vieux père ? Fais-moi un avis de recherche et je l’enverrai. Comment va ton pied ?

— Je boite, citoyen chef.

— Bon, eh bien, continue de boiter.

Paramonov s’en alla.

Depuis lors, sans plus se cacher de moi, après avoir fini sa prière du soir et s’être allongé sur sa couchette, Frisorger sortait la photo de sa fille et caressait le cadre de couleur.

Nous vécûmes ainsi tranquillement pendant six mois quand, un beau jour, on apporta le courrier. Paramonov était en déplacement et ce fut son secrétaire qui réceptionna les lettres, le détenu Riazanov dont on s’était finalement aperçu qu’il n’était pas du tout agronome, mais espérantiste, ce qui ne l’empêchait d’ailleurs pas d’écorcher de main de maître les chevaux morts, de tordre de gros tubes métalliques après les avoir remplis de sable et chauffés au rouge au-dessus d’un feu et de s’occuper de tout le secrétariat du chef.

— Regarde un peu, me dit-il, la déclaration qu’on envoie au nom de Frisorger.

Il y avait une « communication » officielle sous pli cacheté demandant qu’on fasse part au détenu Frisorger (article, peine) de la déclaration de sa fille dont copie jointe. Elle avait écrit brièvement mais clairement dans sa déclaration qu’étant convaincue que son père était un ennemi du peuple, elle le reniait et le priait de considérer leur parenté comme nulle et non avenue.

Riazanov tourna et retourna le papier dans tous les sens.

— Quelle saloperie ! dit-il. À quoi ça lui sert ? Elle veut entrer au parti ou quoi ?

Moi, je pensais à autre chose : pourquoi envoyer de telles déclarations à un père détenu ? S’agissait-il d’une sorte de sadisme d’un genre particulier comme celui qui consistait à annoncer le décès imaginaire d’un détenu à sa famille, ou était-ce le simple désir de tout faire « selon la loi » ? Ou encore autre chose ?

— Écoute, Vaniouchka, dis-je à Riazanov, tu as déjà enregistré le courrier ?

— Mais non, voyons : il vient d’arriver.

— Donne-moi donc ce pli.

Et je lui racontai toute l’histoire.

— Mais la lettre ? demanda-t-il d’un ton peu assuré. C’est qu’elle va sûrement lui écrire, à lui aussi.

— Tu intercepteras aussi la lettre.

— Bon, prends-le.

Je roulai le papier en boule et le jetai au feu par la porte ouverte du poêle.

Un mois plus tard, il y eut en effet une lettre, aussi courte que la déclaration, et nous la brûlâmes également dans le même poêle.

Peu de temps après, on me transféra ailleurs, Frisorger resta sur place et j’ignore ce qu’il est devenu. Je pensai souvent à lui tant que j’eus la force de me souvenir. J’entendais son chuchotement tremblé et plein d’angoisse : « Pierre, Paul, Marc… »

1954

Récits de la Kolyma
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