Des yeux pleins de bravoure

L’univers des baraques était enserré par l’étroite gorge de montagne. Limité par le ciel et la roche. Ici, le passé surgissait de derrière les murs, faisait irruption par les portes et les fenêtres ; à l’intérieur, nul ne se souvenait de rien. À l’intérieur, régnaient le moment présent, les petits riens quotidiens, qui ne nous causaient pas tellement de souci, en fin de compte, car ils dépendaient d’une volonté étrangère et que nous n’y pouvions rien.

Je quittai pour la première fois cet univers en suivant une sente d’ours.

Nous nous trouvions sur une base de prospection et tous les ans, durant le court été, nous réussissions à faire des incursions dans la taïga, des expéditions de cinq jours le long des lits des torrents, du cours des petits ruisseaux sans nom.

Ceux qui restaient à la base creusaient des tranchées, des boyaux et des fosses ; ceux qui partaient en expédition ramassaient des échantillons. Les premiers étaient les plus vaillants ; ceux qui partaient, les plus faibles. Kalmaïev, l’éternel querelleur, l’homme en quête de justice, le réfractaire au travail, le savait bien.

À la prospection, on construisait des baraques. Ramener de la taïga clairsemée des rondins de mélèze longs de huit mètres était un travail pour chevaux. Faute de chevaux, c’était aux hommes de transporter les rondins à l’aide de sangles et de cordes, à la manière des haleurs : à la une, à la deux, et on y va. Kalmaïev, qui n’aimait pas ça, avait dit au contremaître Bystrov sur le chemin de la forêt :

— Je vois qu’il vous faudrait un tracteur. Vous n’avez qu’à emprisonner un tracteur au camp, et vous pourrez alors débarder, transporter les arbres. Je ne suis pas un cheval.

Le second était Pikoulev, un Sibérien âgé de cinquante ans, un charpentier. Au camp, il n’y avait pas d’homme plus paisible que lui. Mais, de son œil expérimenté et exercé par le camp, le contremaître Bystrov avait remarqué une particularité chez Pikoulev.

— Quel genre de charpentier es-tu donc, avait dit Bystrov à Pikoulev, alors que ton derrière cherche toujours une place pour se poser ? À peine as-tu fini le travail que tu ne restes pas debout une seule minute, tu ne marches pas, tu t’assieds aussitôt sur un rondin.

Le vieil homme avait du mal à travailler, et Bystrov avait vu juste.

Le troisième, c’était moi : le vieil ennemi de Bystrov. L’hiver précédent, quand on m’avait envoyé pour la première fois au travail et que je m’étais approché du contremaître, Bystrov avait dit en répétant avec plaisir sa plaisanterie favorite dans laquelle il mettait toute son âme, son mépris le plus grand, son hostilité et sa haine à l’égard de gens comme moi :

— Monsieur cherche quel genre de travail ? Propre ou salissant ?

— Peu m’importe.

— Nous n’en avons pas de propre. Allons creuser une fouille.

J’avais beau connaître cette plaisanterie par cœur, j’avais beau être capable de tout faire – je savais faire n’importe quel travail aussi bien que les autres et pouvais même leur montrer comment s’y prendre –, le contremaître Bystrov me prit en grippe. Bien entendu, je ne lui avais rien demandé, je n’avais pas fait de lèche, je n’avais ni donné ni promis de pot-de-vin – j’aurais pu donner mon alcool à Bystrov, on nous en distribuait de temps en temps. Mais, pour finir, quand on avait eu besoin d’un troisième homme pour l’expédition, Bystrov avait donné mon nom.

Le quatrième, c’était un contractuel, le géologue libre Makhmoutov.

Le géologue était jeune, il savait tout. En marchant, il suçait tantôt du sucre, tantôt du chocolat ; il mangeait à part, puisant des galettes et des conserves dans son sac. À nous, il nous avait promis d’abattre une perdrix, une petite poule des bois et, en cours de route, nous vîmes effectivement à deux reprises des oiseaux battre des ailes ; ce n’étaient pas des tétras-lyres mais de grands tétras aux ailes bigarrées. Le géologue s’était énervé au moment de tirer et les avait manqués. Il ne savait pas tirer au vol. L’espoir qu’on allait nous tirer un oiseau s’effondra. Nous faisions cuire les conserves de viande pour le géologue dans une gamelle à part, mais ce n’était pas considéré comme un manquement aux usages. Dans les baraques des détenus, personne ne réclame qu’on partage la nourriture, et ici, c’était vraiment une situation tout à fait particulière, deux mondes différents. Pourtant, la nuit, Pikoulev, Kalmaïev et moi, étions tous les trois réveillés par les craquements d’os, les bruits de mastication et les renvois de Makhmoutov. Mais ce n’était pas trop exaspérant.

L’espoir d’avoir du gibier s’était effondré dès le premier jour. Nous étions en train de monter la tente au bord d’un ruisseau qui serpentait à nos pieds comme une traînée d’argent ; de l’autre côté, sur trois cents mètres environ, s’étendait l’herbe touffue, jusqu’à la rive droite, toute rocheuse… Cette herbe poussait au fond du ruisseau et, au printemps, les eaux envahissaient l’espace alentour, mais comme toute terre submersible en montagne, la prairie verdoyait maintenant, somptueuse…

Soudain, tout le monde dressa l’oreille. L’obscurité n’était pas encore totale. Une bête avançait dans l’herbe en la faisant bouger : un ours, un glouton ou un lynx. Tout le monde pouvait voir remuer l’océan d’herbe ; Pikoulev et Kalmaïev prirent une hache et Makhmoutov, qui avait l’impression d’être un héros à la Jack London, saisit le fusil qu’il portait en bandoulière et l’épaula : c’était un Berdan[13] de petit calibre chargé d’un jakan, d’un morceau de plomb destiné aux ours.

Mais l’herbe cessa de moutonner et nous vîmes arriver vers nous le chiot Henri, le fils de notre chienne Tamara qui s’était fait tuer ; il se traînait en remuant la queue.

Le chiot avait fait vingt kilomètres d’une traite dans la taïga pour nous rejoindre. Après en avoir discuté, nous l’obligeâmes à rentrer. Il mit longtemps à comprendre pourquoi nous l’accueillions avec tant de cruauté. Mais il finit par se soumettre et se traîna à nouveau dans l’herbe ; le pré se remit à bouger, mais dans la direction inverse, cette fois-ci.

Les ténèbres s’épaissirent ; la nouvelle journée commença avec du soleil et un vent frais. Nous montâmes, en suivant le cours d’interminables petits ruisseaux qui se divisaient à l’infini ; nous cherchions des glissements de terrain pour amener Makhmoutov près des sols mis à nu afin qu’il puisse y déchiffrer les signes laissés par le charbon. Mais la terre gardait le silence et nous continuâmes de monter en suivant une sente d’ours ; il n’y avait d’ailleurs pas d’autre chemin dans ce bois chablis, ce chaos mis à bas par les vents de plusieurs siècles dans cette gorge. Kalmaïev et Pikoulev traînèrent la tente jusqu’en haut en suivant le lit d’un ruisseau ; le géologue et moi, nous enfonçâmes dans la taïga, trouvâmes la sente d’ours et la suivîmes vers le haut en nous faufilant à travers les broussailles.

Les mélèzes étaient verts, on sentait le parfum des aiguilles à travers la fine odeur de décomposition des troncs en train de mourir ; la moisissure elle-même semblait printanière, verte, elle paraissait vivante, elle aussi, les troncs morts exhalaient une odeur de vie. La moisissure couvrait les troncs, pleine de vie en apparence, on eût dit un symbole, un signe du printemps. Alors qu’en réalité c’était la couleur de la décrépitude, de la décomposition. Mais la Kolyma nous posait des problèmes bien plus complexes et cette analogie entre la vie et la mort ne nous troublait pas.

Le chemin était une sente d’ours, sûre, ancienne, éprouvée. C’étaient maintenant des hommes qui la foulaient, pour la première fois depuis la création du monde : le géologue avec son fusil à petit calibre et un marteau de géologue à la main, et moi, derrière lui, avec une hache.

C’était le printemps, toutes les fleurs s’étaient épanouies d’un seul coup, tous les oiseaux chantaient tous leurs chants à la fois et les bêtes se hâtaient de rivaliser avec les arbres dans la reproduction forcenée de leur espèce.

La sente d’ours était barrée par un énorme tronc mort de mélèze, placé en travers : une immense souche, un arbre dont la cime avait été cassée par la tempête et projetée ailleurs… Quand ? L’année précédente ou deux siècles auparavant ? Je ne connais pas les marques des siècles ; d’ailleurs, y en a-t-il ? Je ne sais pas combien de temps les anciens arbres demeurent à terre à la Kolyma, ni quels sont les signes qu’appose le temps sur leur souche, année après année. Les arbres vivants comptent le temps en anneaux – un par an. Mais comment la succession des ans s’imprime-t-elle sur les souches, sur les arbres morts, je l’ignore. Quant à la durée d’utilisation d’un mélèze mort, d’un rocher effondré ou d’un bois arraché par la tempête (son utilisation comme terrier ou comme tanière), seuls les animaux la connaissent. Moi, je ne la connais pas. Qu’est-ce qui pousse un ours à changer de tanière ? Qu’est-ce qui pousse une bête à dormir deux ou trois fois dans le même terrier ?

La tempête avait fait pencher le mélèze cassé, mais n’avait pas réussi à l’arracher : elle n’avait pas eu assez de force. Le tronc cassé était suspendu au-dessus de la sente ; celle-ci faisait un détour et, après l’avoir contourné, redevenait toute droite. Il était facile de calculer la taille du quadrupède.

Makhmoutov donna un coup de marteau sur le tronc et celui-ci émit un son sourd, un bruit d’arbre creux, vide. Ce vide, c’était un refuge de bête sous l’écorce, la vie. Une belette, un animal minuscule, tomba tout droit de ce creux sur la sente. L’animal ne disparut pas dans l’herbe, la forêt, la taïga. La belette leva les yeux sur les hommes, des yeux remplis de désespoir, mais exempts de crainte. Elle était près de mettre bas ; les contractions de l’accouchement se continuaient sur la sente, devant nous. Je n’eus pas le temps de faire quoi que ce soit, de crier, de comprendre, de le retenir : le géologue avait tiré à bout portant sur la belette avec son fusil de petit calibre chargé d’un jakan, d’un morceau de plomb prévu pour une rencontre avec un ours. Makhmoutov n’était pas seulement mauvais tireur au vol…

La belette blessée se traîna sur la sente, avança droit sur Makhmoutov, et ce dernier tourna les talons et battit en retraite devant son regard. La patte arrière de la belette pleine avait été arrachée par le coup de feu et elle traînait derrière elle la bouillie sanglante de ses petits qui n’étaient pas encore nés, n’avaient pas eu le temps de naître, de ses enfants qui seraient nés une heure plus tard, quand Makhmoutov et moi aurions été loin du mélèze cassé : des petits qui seraient nés pour entrer dans le monde animal de la taïga, un monde sérieux et difficile.

Je vis la belette ramper vers Makhmoutov, je vis la hardiesse, la colère, la vengeance et le désespoir qui emplissaient ses yeux. Je vis qu’ils étaient absolument exempts de crainte.

— Elle va me mordre à travers mes bottes, la salope ! dit le géologue en reculant et en protégeant ses bottes hautes neuves.

Prenant son Berdan par le canon le géologue mit la crosse près du museau de la belette agonisante.

Mais les yeux de la bête s’obscurcirent et la colère disparut de son regard.

Pikoulev s’approcha, se pencha sur la bête morte et dit :

— Elle avait des yeux pleins de bravoure.

Avait-il saisi quelque chose ou pas ? Je l’ignore. En suivant la sente d’ours, nous débouchâmes au bord du ruisseau, près de la tente, du lieu de rendez-vous. Le lendemain, nous allions prendre le chemin du retour, mais en suivant une autre sente, pas celle-ci…

1966

Récits de la Kolyma
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