Comment tout a commencé
Comment tout a commencé ? Par quelle journée d’hiver le vent a-t-il tourné et tout est-il devenu trop effrayant ? À l’automne nous travaillions enco…[10]
Comment tout a commencé ? La brigade de Kliouïev fut maintenue au travail. Un cas sans précédent. Le front de taille fut encerclé par l’escorte. Ce chantier, c’était une carrière, une énorme fosse autour de laquelle l’escorte prit place. L’intérieur de la fosse grouillait d’hommes qui s’efforçaient de travailler vite, se pressaient mutuellement. Les uns secrètement inquiets, les autres avec la ferme conviction que cette journée, cette soirée étaient une exception. L’aube viendrait, le jour se lèverait, tout se disperserait, s’éclaircirait, et la vie reprendrait son train-train : une vie de camp, sans doute, mais une vie tout de même. Maintien au travail. Pourquoi ? Tant que la norme du jour n’aurait pas été remplie. Une neige molle et sèche, soulevée par la tempête, cinglait les joues comme du sable avec un bruit strident. Dans les jets de lumière triangulaires des « jupiters » qui éclairaient les chantiers la nuit, la neige tourbillonnait comme de la poussière dans un rayon de soleil – comme la poussière dans le rayon de soleil près de la porte du hangar de mon père. Mais dans mon enfance, tout était petit, chaleureux et vivant, alors qu’ici, c’était énorme, froid et menaçant. On entendait grincer les grandes caisses en bois qui servaient à emporter la terre au terril. Quatre hommes empoignaient chaque caisse, la poussaient, la tiraient, la faisaient glisser, lui donnaient de grands coups et la traînaient jusqu’au bord du front de taille, ils la faisaient pivoter et la retournaient, déversant les pierres gelées dans le ravin. Les pierres dégringolaient avec un bruit sourd… Voilà Kroupianski, Neimann et le chef de brigade lui-même, Kliouïev. Tous se dépêchent, mais ce travail est sans fin. Il est près de onze heures du soir, le signal annonçant la fin du labeur a retenti à cinq heures : la sirène du gisement a résonné, hurlé à cinq heures. Or ce n’est qu’à onze heures que la brigade rentre à la maison. C’est-à-dire à la baraque. Demain, à cinq heures du matin, il y aura le lever, une nouvelle journée de travail, et une nouvelle norme à remplir.
Notre brigade prend sur ce chantier la relève de celle de Kliouïev. Ce jour-là, on nous mit sur le chantier voisin et ce n’est qu’à minuit que nous remplaçâmes la brigade de Kliouïev.
Comment tout a commencé ? Brusquement, on vit arriver de nombreux, très nombreux soldats à la mine. Les deux baraques en rondins, que les détenus avaient construites pour y vivre, furent attribuées à la garde. Nous restâmes tout l’hiver dans les tentes – les tentes en grosse toile déchirée, trouée par des projections de pierres lors des explosions sur le chantier. Elles furent renforcées contre le froid : on ficha des poteaux en terre et on posa du papier goudronné sur des lattes. Il restait une couche d’air entre la tente et le papier goudronné. En hiver, nous avait-on dit, vous n’avez qu’à la combler avec de la neige.
Mais tout cela se fit plus tard. On donna nos baraques à la garde, tel est le fond de l’affaire. Celles-ci déplurent aux soldats : le bois était encore humide ; le mélèze est un arbre perfide, il n’aime pas l’homme ; les murs, les planchers et les plafonds n’allaient pas sécher de l’hiver. Cela, tout le monde le comprenait à l’avance : ceux dont les flancs auraient dû sécher les baraques comme ceux auxquels elles avaient été dévolues par hasard. La garde accepta son « malheur » comme une difficulté inhérente au Nord.
Pourquoi des soldats au gisement Partisan ? C’était un petit gisement, deux à trois mille détenus en tout et pour tout en 1937. Les voisins de Partisan, les gisements de Chtourmovo et Berzino, le futur Verkhni At-Ouriakh, étaient de véritables villes avec une population de douze à quatorze mille détenus. Évidemment, les tourbillons mortels de 1938 modifièrent considérablement ces chiffres. Mais tout cela était encore à venir. Alors pourquoi une garde au Partisan maintenant ?
En 1937, au gisement Partisan, il y avait en permanence un seul soldat de service, armé d’un revolver ; il n’avait aucun mal à faire régner l’ordre dans le paisible royaume des « trotskistes ». Les truands ? Le planton fermait les yeux sur leur gentil manège, sur leurs razzias et leurs « tournées », et il était diplomatiquement absent dans les cas les plus critiques. Tout était « calme ». Et voilà qu’arrivait tout à coup une légion de soldats d’escorte. Pourquoi ?
Soudain, toute une brigade de réfractaires au travail fut emmenée on ne sait où : des « trotskistes », qu’on qualifiait encore, avec une indulgence propre à l’époque, de « non-travailleurs ». Ils vivaient dans une baraque à part au milieu du bourg, un bourg pour détenus sans clôture qui ne portait pas alors le nom effrayant de « zone » dont il serait doté dans un avenir très proche. C’est sur une base parfaitement légale que les trotskistes touchaient six cents grammes de pain par jour, ainsi qu’un repas chaud, et leur statut de non-travailleurs avait été officiellement accepté. Tout prisonnier pouvait se joindre à eux, passer dans la baraque des non-travailleurs. À l’automne 1937, il y avait soixante-quinze détenus dans cette baraque. Ils disparurent tous brusquement, le vent se mit à jouer avec la porte ouverte, un vide noir, désert, se fit à l’intérieur.
Soudain, on s’aperçut que notre part de pain, notre ration n’était pas suffisante, qu’on avait très faim, or on ne pouvait rien acheter ni rien demander à un camarade. On peut demander du hareng, un petit bout de hareng à un camarade, mais du pain ? Soudain, plus personne n’offrit plus rien à personne ; tous se mirent à manger, à grignoter quelque chose en cachette, en vitesse, dans l’obscurité, à tâter leurs poches à la recherche de miettes de pain. Chacun s’y employait, presque automatiquement, dès qu’il avait un instant de liberté. Mais les instants de liberté se faisaient de plus en plus rares. À l’atelier de cordonnerie, il y avait toujours eu un gros tonneau rempli d’huile de foie de morue. Ce tonneau nous arrivait à la taille et tous ceux qui le désiraient y fourraient leurs chiffons sales pour en enduire leurs godillots. Je ne compris pas immédiatement que cette huile, c’était de la graisse, des matières grasses, de la nourriture, qu’on pouvait manger ce cirage à base de poisson : cette découverte valait l’eurêka d’Archimède. Je m’élançai ou, plus exactement, je me traînai à l’atelier. Hélas, il n’y avait plus de tonneau, d’autres gens avaient déjà pris le chemin que je m’apprêtais à suivre.
On amena des chiens à la mine, des bergers allemands. Des chiens ?
Comment tout a commencé ? On ne paya pas les haveurs en argent pour novembre. Je me souviens des premiers jours de travail au gisement, en août et en septembre, quand un surveillant s’arrêtait à côté de nous, les travailleurs (il faut croire que ce mot, surveillant, s’était conservé depuis l’époque de Nekrassov), et nous disait : « C’est pas du boulot, ça. Si vous continuez à ce rythme, vous n’aurez rien à envoyer chez vous. » Au bout d’un mois, il était apparu que chacun d’entre nous avait gagné un peu d’argent. Les uns avaient envoyé cette somme chez eux, par mandat postal, pour rassurer leur famille. Les autres avaient acheté des cigarettes, du lait concentré ou du pain blanc au magasin du camp, à la boutique. Tout cela prit fin brusquement. Le bruit courut comme une rafale que nous n’allions plus être payés en argent. Il se confirma pleinement, comme toutes les rumeurs du camp. La rémunération ne se ferait qu’en nourriture. Pour veiller à la réalisation du plan, il y aurait, outre les employés du camp qui étaient légion, outre les responsables de production dont le nombre avait augmenté considérablement, une escorte armée spéciale, des soldats.
Comment tout a commencé ? Pendant plusieurs jours, la tempête de neige fit rage, les routes carrossables furent ensevelies sous la neige et le col de la montagne fermé. Le jour où elle s’arrêta – pendant les tempêtes, nous restions à la baraque –, après le travail, on ne nous ramena pas « à la maison ». Encerclés par les soldats d’escorte, nous avons marché sans nous presser, du pas inégal des prisonniers ; nous avons avancé, pendant plusieurs heures, sur des sentiers inconnus, vers le col, plus haut, toujours plus haut : la fatigue, la pente escarpée, l’air raréfié, la faim, la rage, tout nous freinait. Les cris de l’escorte nous poussaient comme des coups de fouet. L’obscurité était déjà totale, une nuit sans étoiles, quand nous aperçûmes la lueur d’innombrables feux sur les routes proches du col. Plus la nuit devenait obscure, plus leur lumière se faisait vive : ils brûlaient du feu de l’espoir, l’espoir de se reposer et de manger. Non, ces feux n’avaient pas été allumés pour nous. C’étaient ceux des soldats d’escorte. Une multitude de feux par un froid de moins quarante à moins cinquante degrés. On les voyait serpenter sur une trentaine de verstes. Quelque part au-dessous, dans les fosses remplies de neige, des hommes munis de pelles dégageaient la route. De part et d’autre de l’étroite tranchée s’élevaient des tas de neige de cinq mètres de hauteur. On balançait la neige de bas en haut, sur les terrasses : il fallait s’y reprendre à deux ou trois fois. Une fois disposés et encerclés par les soldats, par le serpentin de feux de camp, les travailleurs étaient livrés à eux-mêmes. Deux mille personnes pouvaient tirer au flanc, travailler mal ou faire du zèle : nul ne s’en préoccupait. Le col devait être dégagé et, tant qu’il ne le serait pas, personne ne partirait d’ici. Nous restâmes de longues heures dans cette fosse enneigée à agiter nos pelles pour ne pas geler. Cette nuit-là, je compris une chose étrange, je fis une observation maintes fois vérifiée par la suite. La dixième ou la onzième heure de ce genre de travail « supplémentaire » est dure, terriblement dure, mais on perd ensuite la notion du temps et une Grande Indifférence s’empare de chacun. Les heures filent comme des minutes, encore plus vite que des minutes.
Nous rentrâmes après vingt-trois heures de travail : nous n’avions absolument pas faim et nous mangeâmes tous notre ration de vingt-quatre heures regroupée en un repas avec une indolence inhabituelle. Nous eûmes du mal à nous endormir.
Trois tourbillons mortels se croisèrent et tournoyèrent sur les chantiers aurifères enneigés de la Kolyma pendant l’hiver 1937-1938. Le premier fut l’« affaire Berzine ». Le chef du Dalstroï, celui qui avait inauguré la Kolyma des camps, Édouard Berzine, fut fusillé comme espion japonais à la fin de l’année 1937. Auparavant, il fut rappelé à Moscou. Tous ses adjoints proches périrent avec lui : Filippov, Maïssouradzé, Égorov, Vaskov et Tsvirko, toute la garde des « gars de la Vichéra » venus avec Berzine en 1932 coloniser la région de la Kolyma.
Ivan Gavrilovitch Filippov était le chef de l’OuSVITL[11], l’adjoint de Berzine pour les camps. Ancien tchékiste, membre du collège de l’Oguépéou, Filippov avait aussi fait partie autrefois de la « troïka de déchargement » qui était arrivée aux îles Solovki. Dans un documentaire, Solovki, tourné au cours des années vingt, Ivan Gavrilovitch apparaît dans son rôle principal d’alors. Filippov mourut à la prison de Magadane d’un arrêt cardiaque.
La « maison Vaskov », tel était et est toujours le nom de la prison de Magadane, construite en bois au début des années trente ; plus tard, elle se métamorphosa en une prison de pierre mais conserva son nom expressif : son chef s’appelait Vaskov. À la Vichéra, Vaskov, qui était un homme seul, passait tous ses jours de congé de la même façon : il s’asseyait sur un banc dans son jardin ou dans le petit bois attenant, et il tirait toute la journée dans les feuilles avec un fusil de petit calibre. À la Kolyma, le chef de la Direction qui regroupait quelques gisements aurifères, la Direction du Sud, je crois, était Alexeï Égorov, « Liochka le Roux » comme on l’avait surnommé à la Vichéra. Le chef de la Direction du Nord, dont Partisan faisait partie, était Tsvirko. En 1929, Tsvirko, alors chef des gardes-frontières, était allé en congé à Moscou. Là, après une fête au restaurant, il avait ouvert le feu sur le char d’Apollon au-dessus de l’entrée du Bolchoï et il s’était réveillé dans une cellule de prison. On lui avait enlevé ses épaulettes et les boutons de ses vêtements. Tsvirko arriva à la Vichéra au printemps 1929 avec un convoi de prisonniers et il y purgea une peine de trois ans. Avec l’arrivée de Berzine à la Vichéra à la fin de 1929, la carrière de Tsvirko connut une ascension fulgurante. Tsvirko était encore un détenu lorsqu’il devint le chef de la « mission Parma ». Berzine, ne pouvant plus se passer de lui, l’emmena à la Kolyma. On dit que Tsvirko fut fusillé à Magadane.
Le chef de l’OuRO était Maïssouradzé ; il avait purgé autrefois une peine pour « avoir attisé la discorde nationale » et avait été libéré à la Vichéra même. C’était aussi un des favoris de Berzine. Il fut arrêté à Moscou, où il était venu passer des vacances, et fusillé sur place.
Tous ces morts étaient des gens de l’entourage immédiat de Berzine. L’affaire Berzine valut à des milliers de gens, détenus et travailleurs libres, d’être arrêtés ; ils furent fusillés ou écopèrent d’une peine de camp : des directeurs de mine et des chefs de section ou de poste du camp, des propagandistes et des secrétaires de comités du parti, des contremaîtres, des chefs de travaux, des starostes et des chefs de brigade… Combien de gens a-t-on fusillé pour l’affaire Berzine à la Kolyma ? Combien de milliers d’années de peines de prison ou de camp a-t-on infligées ? Qui le sait ?
Dans l’atmosphère étouffante des provocations, l’affaire Berzine, – la version Kolyma des sensationnels procès de Moscou – avait une allure tout à fait respectable.
Le deuxième tourbillon qui secoua la terre de la Kolyma, ce furent les interminables exécutions au camp, ce qu’on a appelé la période Garanine. Le massacre des « ennemis du peuple », le massacre des « trotskistes ».
Pendant des mois, de jour comme de nuit, lors des appels du matin et du soir, on lut d’innombrables condamnations à mort. Par un froid de moins cinquante, les détenus-musiciens – des droit commun – jouaient une marche avant et après la lecture de chaque ordre. Les torches fumantes ne parvenaient pas à percer les ténèbres et concentraient des centaines de regards sur les minces feuillets couverts de givre porteurs des horribles messages. En même temps, nous avions l’impression de ne pas être concernés. Tout semblait étrangement lointain, beaucoup trop horrible pour être vrai. Mais la fanfare, elle, était réelle, on l’entendait. Les lèvres des musiciens gelaient sur l’orifice des flûtes, des hélicons argentés et des cornets à piston. La feuille mince comme du papier à cigarette se couvrait de givre, le chef qui lisait l’ordre balayait les cristaux de neige de sa moufle pour y voir clair et pouvoir crier le nom du fusillé suivant. Toutes les listes se terminaient de la même façon : « La sentence a été exécutée. Le chef de l’OuSVITL, colonel Garanine. »
J’ai vu Garanine une cinquantaine de fois. Âgé de quarante-cinq ans environ, il avait de larges épaules, une brioche, un début de calvitie, des yeux vifs et sombres ; il sillonnait les mines du Nord jour et nuit dans sa voiture noire, une ZIS 110. On disait qu’il fusillait lui-même certains condamnés. Il n’en était rien, il se contentait de signer les ordres. Garanine était le président de la « troïka des fusillades ». On lisait des ordres jour et nuit : « La sentence a été exécutée. Le chef de l’OuSVITL, colonel Garanine. » Dans la tradition stalinienne de ces années-là, Garanine était voué à une mort prochaine. Il fut effectivement pris, arrêté, condamné comme espion japonais et fusillé à Magadane.
Jamais personne n’annula aucune de ses innombrables condamnations. Garanine fut un des innombrables bourreaux de Staline, tués par un autre bourreau au moment voulu.
On fit circuler une fable écran pour expliquer son arrestation et sa mort. Garanine aurait été tué par un espion japonais alors qu’il allait rejoindre son poste, et c’était la sœur de Garanine, venue lui rendre visite, qui aurait démasqué l’imposteur.
Cette fable fait partie des centaines de milliers d’inventions dont l’époque de Staline rebattait les oreilles des gens et leur polluait le cerveau.
Pour quels motifs le colonel Garanine fusillait-il ? Pour quels motifs tuait-il ?
« Pour propagande contre-révolutionnaire », telle était une des rubriques des ordres de Garanine… On sait ce qu’était la « propagande contre-révolutionnaire » pour les gens en liberté en 1937. Dire du bien d’un auteur russe publié à l’étranger : dix ans pour ASSA[12]. Dire que les queues pour acheter du savon liquide étaient trop longues : cinq ans pour ASSA.
Et, selon la bonne habitude russe, celui qui en prenait pour cinq ans se réjouissait de ne pas en avoir eu dix. Si on en prenait pour dix ans, on était content que ce ne fût pas vingt-cinq. Et celui qui était condamné à vingt-cinq pleurait de joie de n’avoir pas été fusillé.
Au camp, cette gradation – cinq, dix ou quinze ans – disparaissait. Dire tout haut que le travail était pénible suffisait pour être fusillé. Émettre la plus innocente remarque concernant Staline : fusillé. Garder le silence quand tous criaient « hourra » pour Staline valait également la peine de mort. Le silence, c’est de la propagande. Les listes des futurs cadavres, ceux du lendemain, étaient établies pour chaque gisement par des juges d’instruction sur dénonciation, sur rapport de leurs « moutons », informateurs et nombreux autres volontaires – les musiciens du célèbre orchestre du camp, un octuor : « Sept cafards et une mouche. » Ces dictons du milieu sont des aphorismes. Il n’y avait pas de jugement. On ne faisait pas d’enquête : les procès-verbaux de la « troïka », sinistre institution des années staliniennes, menaient à la mort.
À l’époque, on ne connaissait pas les cartes perforées, mais les statisticiens du camp essayaient de se faciliter la tâche en mettant en circulation des formulaires avec des marques distinctives. Un formulaire avec une barre bleue en diagonale : c’étaient les dossiers pénitentiaires des trotskistes. Les récidivistes avaient une barre verte (ou lilas ?) – je parle des récidivistes politiques, bien entendu. Le classement, c’était le classement. On ne pouvait quand même pas colorier les formulaires du propre sang de chacun.
Pour quels motifs fusillait-on encore ? Pour « offense à l’escorte du camp ». Qu’était-ce ? Une offense verbale : réponse irrespectueuse, n’importe quelle « réplique » en réaction à un coup, une claque, une raclée. N’importe quel geste impertinent d’un détenu à l’égard d’un soldat d’escorte était considéré comme une « agression ».
« Pour refus de travailler. » De très nombreux détenus sont morts sans avoir compris le danger mortel de leur comportement. Des vieillards exténués, des hommes affamés et fourbus n’avaient pas la force de franchir le portail le matin pour aller travailler. Le refus était enregistré dans des procès-verbaux : « Chaussures, vêtements de saison. » Les procès-verbaux étaient reproduits par phototypie ; dans les mines riches, on commandait même à la typographie des imprimés où il n’y avait plus qu’à reporter le nom, la date de naissance, l’article, la peine… Trois refus : fusillé. Selon la loi. Beaucoup n’arrivaient pas à comprendre cette loi fondamentale des camps, la raison même de son existence : il n’était pas question de refuser de travailler, un refus étant considéré comme le crime le plus monstrueux, bien plus grave que tout sabotage. Il fallait user ses dernières forces ne fût-ce que pour se traîner jusqu’au lieu de travail. Le contremaître vous inscrivait alors comme une unité de travail, et la production donnait son aval. Vous étiez sauvé. On ne vous fusillait pas ce jour-là. Vous pouviez ensuite ne plus rien faire, d’ailleurs vous étiez incapable de travailler. Il fallait supporter jusqu’au bout la torture de la journée. À la production. En faire le moins possible : vous n’étiez pas un réfractaire. On ne pouvait pas vous fusiller. On disait que dans ce cas les autorités n’en avaient pas le droit. Je ne sais pas s’il existait un tel droit, mais pendant de longues années, il me fallut un grand effort de volonté pour ne pas refuser d’aller travailler quand j’étais devant le portail de la zone du camp.
« Pour vol de métal. » Tous ceux sur lesquels on trouvait du « métal » étaient fusillés. Plus tard, on épargna leur vie, on leur donna juste une peine supplémentaire : cinq ou dix ans. Beaucoup de pépites brutes sont passées par mes mains : la mine Partisan en était très riche, mais l’or ne m’inspirait qu’un sentiment de profond dégoût. Il fallait savoir reconnaître la pépite, apprendre à la distinguer du caillou. Les travailleurs expérimentés enseignaient aux nouveaux ce savoir important pour leur éviter de jeter de l’or dans la brouette et de se faire rabrouer par le surveillant du dispositif de lavage : « Eh, ballots ! Vous envoyez encore des pépites au lavage ! » On donnait une prime aux détenus pour chaque pépite : un rouble par gramme à partir du cinquante et unième. Il n’y avait pas de balance sur les fronts de taille. Seul le surveillant pouvait décider si la pépite qu’on avait trouvée pesait quarante ou soixante grammes. Personne d’autre ne vous contrôlait. Des pépites de moindre poids, j’en ai trouvé beaucoup, mais on ne me proposa que deux fois pour la prime. Une pépite pesait soixante grammes et l’autre quatre-vingts. Je ne touchai aucun argent en mains propres. J’eus seulement une carte de stakhanoviste[13] pendant dix jours et puis une petite pincée de gros gris de la part du contremaître et du chef de brigade. C’était déjà ça de pris.
La dernière « rubrique », la plus vaste, qui comprend une multitude de fusillés, s’intitulait « non-exécution de la norme ». Pour ce crime, on tuait par brigades entières. On avait aussi défini une base théorique. À cette époque, dans tout le pays, on avait instauré un plan gouvernemental pour la moindre machine dans les fabriques et les usines. Dans la Kolyma des prisonniers, on l’avait fixé par front de taille, brouette, pic. Le plan, c’était la loi. Ne pas le remplir, c’était un crime contre-révolutionnaire. Et ceux qui s’en étaient rendus coupables étaient expédiés sur la lune[14] !
Le troisième tourbillon mortel qui emporta plus de vies de prisonniers que les deux autres réunis, ce furent les innombrables décès dus à la faim, aux coups, aux maladies. Les truands, les criminels – les « amis du peuple » – jouèrent ici un rôle immense.
Deux hommes seulement étaient morts pendant toute l’année 1937 au gisement Partisan, dont la population recensée était de deux à trois mille hommes : le premier était un travailleur libre, le second un détenu. Ils furent enterrés côte à côte dans la montagne. On mit sur leurs tombes quelque chose qui ressemblait à un obélisque : plus haut pour le travailleur libre, plus modeste pour le détenu. En 1938, une brigade entière était occupée à creuser les tombes. La pierre et le permafrost rejetaient les cadavres. Il fallait forer, dynamiter et enlever la roche. Creuser des tombes et effectuer des sondages exploratoires représentaient des travaux tout à fait similaires par les procédés, les outils, le matériau et les exécutants. Une équipe entière creusait des tombes, des fosses communes emplies de cadavres anonymes. Anonymes, ils ne l’étaient pas complètement. Selon les instructions, avant l’inhumation, le répartiteur, en qualité de représentant des autorités du camp, accrochait à la cheville gauche du cadavre nu une petite plaque en contre-plaqué avec le numéro du dossier pénitentiaire. On les enterrait sans vêtements, cela va de soi ! Les dents en or qu’on arrachait toujours, selon les instructions, étaient portées sur des procès-verbaux spéciaux d’inhumation. On comblait la fosse de pierres. Mais la terre refusait les morts : ils étaient condamnés à l’imputrescibilité dans le permafrost de l’Extrême-Nord.
Les médecins n’osaient pas révéler les véritables causes de la mort. On vit apparaître les polyavitaminoses, la pellagre, la dysenterie, le RFI – c’était presque comme L’Énigme NFI d’Andronikov[15]. Dans notre cas, RFI signifiait « épuisement physique extrême » : un pas en direction de la vérité. Mais seuls des médecins audacieux inscrivaient de tels diagnostics et pas des médecins-détenus. La formule « dystrophie alimentaire » ne fut utilisée que bien plus tard par les médecins de la Kolyma, après le blocus de Leningrad, pendant la guerre, quand on considéra qu’il était possible de dire, au moins en latin, la véritable cause de la mort.
La flamme de bougie meurt en fondant :
Un signe, ou un simple inventaire
De ce que les médecins, ces gens savants
Appellent une dystrophie alimentaire.
Mais ceux qui ne connaissent pas le latin
Le qualifient, en russe, du mot « faim ».
Ces vers de Véra Inber[16], je les ai récités plus d’une fois. Depuis longtemps, je n’étais plus entouré d’amateurs de poésie. Mais ces vers-là trouvaient une résonance en tout habitant de la Kolyma.
Tout le monde battait les travailleurs : le chef de baraque, le coiffeur, le chef de brigade, le propagandiste, le surveillant, le soldat d’escorte, le staroste, l’intendant, le répartiteur, n’importe qui. Les raclées et les meurtres perpétrés en toute impunité, cela pervertit, pourrit l’âme humaine, l’âme de tous – de ceux qui l’ont fait, de ceux qui l’ont vu faire et de ceux qui savaient…
Les soldats d’escorte étaient alors responsables de la réalisation du plan, selon une idée géniale des autorités supérieures. C’est la raison pour laquelle ils nous traitaient encore plus mal : ils se déchargeaient de cette importante obligation sur les truands qu’on mettait toujours dans des équipes de 58. Les truands ne travaillaient pas. Ils veillaient à ce que le plan fût rempli et se promenaient avec un bâton sur le chantier d’abattage : on appelait ce bâton un « thermomètre » ; et ils battaient les caves sans défense. Ils les battaient parfois à mort. Les chefs de brigade condamnés selon l’article 58 prirent aussi goût au pouvoir et se mirent à battre leurs camarades pour tenter de prouver par tous les moyens aux autorités qu’eux, les chefs de brigade, étaient du côté de la Direction et non des prisonniers. Ils s’efforçaient d’oublier qu’ils étaient des politiques. D’ailleurs, ils ne l’avaient jamais été, pas plus que les autres 58 de l’époque.
Le massacre de milliers de gens en toute impunité ne put justement réussir que parce qu’ils étaient innocents.
C’étaient des martyrs. Pas des héros.
1964